ÉMERGENCE DES PSE AU CAMBODGE
Un décalage entre théorie et pratique
Les « Paiements pour Services Environnementaux » (PSE) ont pris une importance croissante dans les politiques de conservation des ressources naturelles contemporaines. Landell-Mills et al. (2002) avaient ainsi identifié 287 cas de « marchés pour la conservation de la biodiversité » en 2002 et le site Ecosystem Marketplace1 estimait en 2008 que leur nombre augmentait de 10 à 20 pour cent par année. Le concept de PSE a été popularisé par la définition de Wunder (2005), retenue par la plupart des institutions impliquées dans la gouvernance internationale de la biodiversité. Elle est ainsi reprise dans les documents supports de la Convention sur la Diversité Biologique dès 2005, a inspiré certaines stratégies des grandes ONG internationales de conservation, notamment Conservation International (CI, 2007), est retenue dans l’initiative globale sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité (Kumar, 2010) et surtout par la Banque Mondiale qui a largement participé à la diffusion du concept (Pagiola et Platais, 2007) et à sa mise en application (Pagiola, 2008). Selon cette définition, les PSE répondent à 5 critères : 1. des transactions volontaires où 2. un service environnemental (SE) bien défini (ou un usage de sol qui fournit ce SE) 3. est acheté par (au moins) un acheteur 4. à (au moins) un fournisseur de SE 5. si et seulement si le fournisseur assure la fourniture des SE (conditionnalité) (Wunder, 2005).
La conditionnalité apparait alors comme la caractéristique fondamentale qui permet de distinguer les PSE de leurs proches cousins, les Projets de Conservation et Développement Intégrés (PCDI) (Wunder, 2015). La popularité des PSE est probablement à mettre au crédit du fait qu’ils ont été présentés comme des outils efficaces (le paiement permet d’augmenter la quantité de SE fournie) mais surtout plus efficients (en terme de rapport coûts / bénéfices) que les instruments préexistants, i.e. les aires protégées et les PCDI (Ferraro et Kiss 2002; Wunder 2005). La base théorique de cette définition canonique est inspirée des travaux de Ronald Coase (Coase, 1960). Ainsi, le domaine d’application des PSE est celui des situations où l’utilisation des bénéfices des écosystèmes est caractérisée par des externalité environnementales perçues « hors site » (Engel, Pagiola et Wunder, 2008 ; Wunder, 2015). Une externalité apparaît lorsque la fonction d’utilité ou de profit d’un agent A comprend des arguments ou variables dont les valeurs sont déterminées directement par d’autres agent B, sans que B ne prête d’attention particulière aux conséquences de ses actions sur le bien-être de A et sans que B ne reçoive de compensation ni ne paye de pénalités pour ces valeurs imposées aux autres (Baumol et Oates, 1988).
La définition des PSE formulée par Wunder vise alors à mettre en application ce qui est communément appelé le théorème de Coase (Engel, Pagiola et Wunder, 2008). En effet, l’interprétation des travaux de Ronald Coase a donné lieu à la formulation de multiples variantes du théorème de Coase (Medema, 2015) qui ont comme point commun de privilégier les solutions décentralisées dans lesquelles l’intervention étatique n’est pas nécessaire autrement que pour définir les droits de propriété. Ainsi, la formulation qui a été reprise pour appuyer la définition de Wunder est comme suit: si les droits de propriété sont suffisamment spécifiés, si les coûts de transaction sont suffisamment bas – mais aussi de manière implicite si les individus sont parfaitement informés et agissent afin de maximiser leur propre utilité ou profit, alors l’internalisation d’une externalité sera atteinte de manière efficiente par la négociation privée entre les parties concernées par l’externalité (Engel, Pagiola et Wunder, 2008).
Les cas emblématiques de la société Vittel en France et de la ville de New-York aux Etats- Unis ont alors participé au processus de médiatisation et de diffusion de ces PSE « wunderiens ». La société Vittel rémunère des agriculteurs de son bassin versant contre le changement de pratiques qui menacent la qualité de l’eau (Perrot-Maitre, 2006 ; Depres, Grolleau et Mzoughi, 2008). De son côté, la municipalité de New-York a préféré payer directement les usagers du bassin versant dans lequel elle puise son eau (les monts Catskills) pour réduire les pollutions agricoles et domestiques ainsi que la perte de couvert forestier plutôt que de construire une usine de traitement en aval (Chichilnisky et Heal, 1998). Or, il est apparu assez rapidement que ces exemples constituent des cas relativement rares de PSE « wunderiens ».
En effet, les conditions qui les caractérisent ne sont généralement que partiellement remplies dans la réalité : la relation entre le type d’utilisation des terres promu par le PSE et la fourniture de services environnementaux n’est généralement pas clairement établie; les parties prenantes ne participent pas toujours de manière volontaire et lorsque c’est le cas, elles engagent leurs terres aux coûts d’opportunité les plus faibles ; les systèmes de contrôle et de suivi ne permettent pas toujours de s’assurer que le service est bien rendu (Wunder, 2005 ; Engel, Pagiola et Wunder, 2008 ; Muradian et al., 2010). Les PSE ne constituent au final que très rarement des négociations bilatérales directes entre deux parties concernées par une externalité. Ils sont souvent mis en place via l’intervention d’intermédiaires (en particuliers gouvernements et ONG), sous forme de politiques publiques financées par des taxes – typiquement en Amérique Centrale (Wunder, Engel et Pagiola, 2008) ou sous la forme de projets financés par des bailleurs de fonds suivant des modalités classiques de l’aide au développement (Sommerville et al. 2010; Clements et al. 2010). Par ailleurs, les PSE ne reposent pas nécessairement uniquement sur l’incitation économique et le principe de compensation du coût d’opportunité (le manque à gagner associé au changement de pratique) pour changer les comportements des SE (Muradian et al., 2010).
Ils peuvent dans certains cas récompenser des pratiques ancestrales qui ont amené à la conservation des écosystèmes (associées à des motivations intrinsèques, des pratiques culturelles) ou même renforcer l’action collective locale pour la gestion des ressources naturelles. Dans ces cas de figure, il est commun d’avoir des paiements qui se situent en deçà des coûts d’opportunité individuels (Kosoy et Corbera, 2010). Les différences entre théorie et pratique se matérialisent aussi au niveau des résultats des PSE. Leur efficience n’a, à notre connaissance, jamais été formellement mesurée. Par contre, tout en reconnaissant le caractère très contextuel de ce type de résultat, il apparaît que les quelques études qui en ont mesuré l’efficacité environnementale de manière rigoureuse ont souvent conclu à des impacts faibles (Pattanayak, Wunder et Ferraro, 2010). D’autres ont également mis avant des conséquences sociales qui ne sont pas envisagées par la théorie coasienne. Par exemple, Rico García-Amado et al. (2013) montrent que la mise en place d’un mécanisme de PSE au Mexique a modifié la manière dont les fournisseurs du service percevaient l’importance de la conservation des ressources naturelles, en érodant les motifs intrinsèques (protection de la faune) et en renforçant les motifs monétaires. De plus, la mise en place de PSE a aussi dans certains cas renforcé les asymétries de pouvoir et de richesse préexistantes (Milne et Adams, 2012 ; Matulis, 2013 ; Suhardiman et al., 2013).
Les principales approches de l’analyse économique des PSE
Le constat de ce décalage entre théorie et pratique constitue le point de départ, la justification de la plupart des cadres conceptuels et d’analyse des PSE en économie. Or, la manière de l’interpréter et les approches méthodologiques qui en découlent sont sensiblement différentes selon les auteurs et les cadres théoriques qu’ils mobilisent. Ces décalages ont été d’abord interprétés sous l’hypothèse de coûts de transactions nuls. La théorie des jeux appliquée à des situations non-coopératives de marchandage direct montre que le théorème de Coase n’est pas valide si les participants à ce type de négociations prennent leurs décisions à partir d’information incomplète (Medema, 2015). Cette situation entraine en effet le recourt à des comportements stratégiques qui ne permettent pas d’aboutir à un résultat optimal. Ferraro (2008) reprend cette idée et formule le problème de sélection adverse appliqué aux PSE. Il développe l’idée selon laquelle les fournisseurs de SE ont souvent l’opportunité de retirer une rente informationnelle – un paiement supérieur aux coûts induits par les changements de pratiques requis – car ils ont une meilleure connaissance de ces coûts que les acheteurs.
Ce type d’interprétation alimente une approche normative des PSE, centrée sur l’idéaltype « wunderien » (Wunder, 2015) et pour qui le décalage entre théorie et pratique pose problème car il dénote d’un « manque à gagner » en terme d’efficacité et d’efficience. La démarche méthodologique consiste alors à faire en sorte que les conditions dans lesquelles les PSE sont mis en place se rapprochent des conditions optimales « coasiennes ». Ces travaux visent par exemple à réduire les rentes informationnelles et à tenir compte de l’aversion au risque des fournisseurs de services pour déterminer un niveau de paiement efficient (Benitez et al., 2006 ; Jack, Leimona et Ferraro, 2009 ; Ajayi, Jack et Leimona, 2012 ; Castro et al., 2013); à faciliter la mise en place de PSE locaux en révélant le consentement à payer des bénéficiaires des services (Jiang, Jin et Lin, 2011 ; Van Hecken, Bastiaensen et Vásquez, 2012); à améliorer le ciblage des PSE dans des zones à forte additionalité potentielle, c’est-à-dire où les droits de propriété sont définis, où les motivations intrinsèques sont faibles, etc. (Börner et al., 2010 ; Wunder, 2013).
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Table des matières
REMERCIEMENTS
LISTE DES FIGURES
ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE 1 : ANALYSE ÉCONOMIQUE DES PSE DANS LA LITTÉRATURE
Introduction de la partie 1
Article 1 : Les apports de l’économie institutionnelle à l’analyse des PSE : État des lieux et perspectives.
1! Introduction
1! Méthodologie
2! Une contribution de l’économie institutionnelle autour de trois axes principaux
3! Une diversité de cadres théoriques mobilisés
4! Incompatibilité théoriques et complémentarité pratique des différentes bases théoriques : des pistes de réflexion
5! Conclusion
Article 2 : How do we assess Payments for Environmental Services? Evidence from a survey data
1! Introduction
2! Methodology
3! Results
4! Concluding remarks: Why this great diversity?
5! Appendixes
Conclusion de la partie 1
PARTIE 2 : ÉMERGENCE DES PSE AU CAMBODGE
Introduction de la partie 2
Article 3 : A review of payments for environmental services (PES) experiences in Cambodia
1! Introduction
2! National policy and legal frameworks for PES
3! Overview of existing payments schemes in Cambodia
4! Implications of PES in the Cambodian context
5! Conclusion
Article 4 : Changement institutionnel et paiements pour services environnementaux au
Cambodge : l’intérêt de l’approche Commonsienne
1! Introduction
2! L’économie politique de John R. Commons
3! L’émergence des PSE au Cambodge, une action individuelle des ONG de
conservation
4! Négociations et blocages autour des PSE au Cambodge, une actioncollective différenciée selon le type de PSE
5! Conclusion
6! Annexes
Conclusion de la partie 2
PARTIE 3 : VERS UNE MEILLEURE COMPRÉHENSION DE L’EFFICACITÉ ENVIRONNEMENTALE D’UN CAS DE PSE CAMBODGIEN
Introduction de la partie 3
Article 5 : The influence of positive incentives on the perception of use-values of forest
conservation: the case of a payment for environmental services program in Cambodia
1! Introduction
2! Study area
3! Methods
4! Results
5! Discussion
6! Conclusion
7! Appendix
Article 6 : The effectiveness of a collective payment for environmental service scheme in reducing deforestation in Cambodia
1! Introduction
2! Study area
3! Method
4! Results
5! Discussion
6! Appendixes
Conclusion de la partie 3
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
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