Eleveurs britanniques en Patagonie
L’acheminement de la production
Faible ou forte, la production de l’année doit être acheminée vers le marché. Nous avons vu plus haut que d’une façon ou d’une autre, que ce soit par un colon répondant à l’offre officielle, ou grâce à l’initiative individuelle d’un pionnier, ou aux instructions de l’administration, que ce soit par bateau ou à travers champs, du nord ou du sud, le nombre d’ovins en Patagonie est monté en flèche à partir des années 1890. L’atout d’une production presque immédiate a été l’un des facteurs les plus apprécié par les éleveurs d’ovins (l’autre étant la rusticité, indispensable dans l’environnement de Patagonie). La promptitude du profit dépendait aussi de l’écoulement de la production ce qui dans une région immense et alors sans chemins, posa de véritables défis à l’endurance et à la rentabilité.
Le transport jusqu’aux ports.
A la différence des côtes déchiquetées des Malouines, qui font que les estancias avaient toujours un petit port acceptable où venait mouiller le bateau qui chargeait la laine, les côtes rectilignes et inhospitalières de la Patagonie ne favorisent pas le trafic maritime, qui doit forcément se concentrer dans les quelques ports favorables. Ainsi, qu’elles soient sur la côte ou dans les terres, les estancias patagoniennes devaient envoyer leur production vers le port le plus proche, qui par la suite allait être doté de hangars qui le transformeraient en petit village.Les estancias ayant leur propre mouillage sont exceptionnelles.
Par conséquent, le transport terrestre conduisant la laine des estancias aux ports a été un maillon très important de la filière ovine, mais surtout un facteur clé dans l’organisation du territoire de la Patagonie. En effet, à chaque point de rupture de charge un noyau de peuplement a surgi et a persisté tant que la filière est restée sans changements, ou qu’une fonction de remplacement pour le noyau a surgi. Il s’agit donc d’une création spontanée d’un bon nombre de villes ou villages de Patagonie, apparus après l’occupation du territoire pour répondre aux besoins des premiers éleveurs. Cette modalité de « surgissement » des noyaux de peuplement fait contraste avec la modalité de « fondation » d’un avant-poste dans une région encore inoccupée, et qui sera occupée par la suite à partir d’un nouvel établissement. La plupart des noyaux « créés » se trouvent dans le nord de la Patagonie, et beaucoup d’entre eux sont la suite des fortins établis lors de la Conquête du Désert. Les noyaux « surgis », en revanche, sont plus fréquents dans le sud, et sont plutôt le résultat du front pionnier du sud.
L’itinéraire de la laine, entre une estancia du front pionnier et le port exportateur, passait donc par une série d’étapes, délimitées par des points de rupture .Le schéma présenté dans la Figure 5.1 explique cet itinéraire vers les années 1910-20 et le moyen de transport employé dans chaque étape. Bien sûr, avant la construction des chemins de fer, la traction animale se prolongeait jusqu’aux ports ; en fait, ce fut le cas dans tous les ports qui n’étaient pas desservis par un chemin de fer, jusqu’à l’apparition des camions dans les années 1930.
Il va sans dire aussi que quelques étapes peuvent manquer et que le schéma devienne nettement plus simple, tel qu’il était tout au début de la colonisation. Le transport lacustre surtout, ne concernait que les estancias situées en plein dans la cordillère, souvent du côté chilien, comme le témoigne Tejedor (2004, p.485). Le transport fluvial de la laine n’a pas été bien développé non plus, même sur les seuls fleuves navigables de la région, le Negro et le Santa Cruz sur le versant atlantique. En revanche, le transport de laine dans des bateaux était habituel dans les fjords chiliens pénétrant le plus vers la steppe, senos Otway, Skyring, et Ultima Esperanza (Martinic, 2005, p. 131).
En ce qui concerne le transport terrestre de la laine en Patagonie -un sujet très vaste- l’information est dispersée et fragmentée car, à notre connaissance, aucune recherche systématique n’a abordé ce sujet malgré son importance et son côté pittoresque. Nous ne sommes pas en mesure de nous y attarder non plus, mais pour le but de notre travail, nos principales sources d’information ont été Morrison (1917) et Wing (1913) pour les aspects techniques, et Castro de Maté (2003) et Beecher (2007) pour les aspects sociaux.
Au début de la colonisation, le premier tronçon de l’itinéraire de la laine, c’est-àdire, de l’estancia au premier point de rassemblement de la production, se faisait à dos de cheval sous forme de ballots, la laine en vrac, tondue à la main, au grand air et sur le sol nu.
Plus tard, le progrès apportera les charrettes à deux roues, ou les chariots à quatre, et surtout la balle, de quelques 100 Kg ou deux ou trois fois plus quand l’estancia avait acquis une presse mécanique. Souvent la presse était située au premier point de rassemblement, chez un courtier. Ici commençait le deuxième tronçon, l’acheminement des balles vers le port dans plusieurs wagons115 tractés par des bœufs au début, plus tard par des mules ou des chevaux, de véritables caravanes à travers la steppe (Fig. 5.5.c) qui avançaient d’environ 20 Km par jour quand il s’agissait de bœufs et 30 Km quand il s’agissait de mules. Ces tropas mettaient donc entre 20 et 30 jours pour traverser la Patagonie d’ouest en est, en empruntant fréquemment les rastrilladas, les anciens sentiers indiens qui deviendront par la suite des pistes.
Une fois les balles laissées dans le port (ou à la gare du chemin de fer) (Fig 5.5. d, g) , les charrettes chargeaient les provisions pour les estancias, souvent commandées une année à l’avance, ainsi que tous les matériaux dont les éleveurs avaient besoin (notamment de la tôle ondulée pour les constructions, des produits vétérinaires contre la gale, du charbon ou du kérosène et, surtout à partir des années 1910, du fil de fer pour les clôtures).
Au retour du port, les wagons étaient moins chargés (-20% environ) car ils devaient monter en altitude vers l’ouest (Morrison, 1917).
Abeijón (1983) nous introduit dans les coulisses de ce monde du transport à traction animale de la filière lainière, qui a fait vivre toute une série de métiers et même bâti quelques fortunes. Beecher (2007, p.267) et Libro del Centenario (2001, p.139) mentionnent quelques cas de troperos devenus éleveurs, mais l’Espagnol Agustín Pujol, éleveur lui-même, est l’exemple achevé de la réussite dans la filière grâce à des troupes parfaitement organisées, des magasins de campagne et des abattoirs de laine à Puerto Madryn et Trelew (Album Biographique, 1924, p.40). D’autres troupes renommées pour leur organisation et promptitude étaient celles de l’Ecossais John Gough et du nord Américain John Crockett (Shrewsbury, 1921, cité par Sepiurka et Miglioli, 2004, pp.187- 194). Elles desservaient le nord-ouest du Chubut et le sud-ouest du Río Negro avec Trelew comme terminus, où la laine poursuivait son itinéraire par le chemin de fer de Puerto Madryn.
Les grosses estancias avaient leurs propres troupes et se passaient des transporteurs intermédiaires; tel était le cas des estancias de l’Argentine Southern Land Company (déjà mentionnée à la section 3.2.4). Les balles de laine de l’ASLCo étaient transportées par des troupes à Puerto Madryn, mais à partir de 1916 -où le chemin de fer venant de San Antonio s’est rapproché des estancias grâce au nouveau terminus de Jacobacci116- les troupes raccourcirent sensiblement leur trajet (Lolich, 2003).
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Table des matières
Première Partie : Introduction
Chapitre 1 : Un mouton peut en cacher un autre
1.1 Problématique
1.2 Hypothèses et questions de recherche
Chapitre 2 : Matériels et Méthodes
2.1 Portée socio-temporelle
2.1.1 Sommaire géographique
2.1.2 Sommaire ethnographique
2.1.3 Délimitation de l’aire d’étude
2.1.4 Délimitation de la période d’étude
2.2 Méthodologie
2.2.1 Fréquence patronymique groupée
2.2.2 Entretiens
2.2.3 Enquête
Deuxième Partie : L’état de l’art
Chapitre 3 : La présence anglaise en Patagonie
3.1 Présentation du sujet
3.2 Développement
3.2.1 Le Royaume Uni des moutons
3.2.2 Débuts de l’élevage ovin en Argentine
3.2.3 La législation sur les terres en Patagonie
3.2.4 Eleveurs britanniques en Patagonie
Chapitre 4 : Les autres acteurs
4.1 Les rafales au sommet
4.2 A l’assaut du pouvoir
4.3 Le nationalisme grimpant
4.4 Les autres apports
4.4.1 Les Croates
4.4.2 Les Boers
4.4.3 Les Basques
4.4.4 Les Allemands
4.4.5 Les Levantins
4.5 Conclusion du chapitre
Chapitre 5 : Le montage de la filière
5.1 L’installation sur le territoire
5.1.1 Une aventure individuelle : la colonisation spontanée
5.1.2 Une entreprise collective : les colonisations officielles
5.2 Les exploitations
5.2.1 La taille des exploitations
5.2.2 La gestion des exploitations
5.3 L’acheminement de la production
5.3.1 Le transport jusqu’aux ports
5.3.2 L’exportation de la laine
5.3.3 Les modes de commercialisation
Chapitre 6 : Le conflit socio environnemental
6.1 Conceptualisation du contexte
6.2 Le conflit environnemental
6.2.1 L’information du passé
6.2.2 Les erreurs de perception
6.2.3 Fin de fête : dissipation du mirage
6.2.4 Le prix des erreurs : la désertification
6.3 Le conflit humain : le chasseur chassé
6.3.1 One pound par tête
6.3.2 Le sort des Tehuelche
6.4 Conclusion du chapitre Troisième partie : Résultats
Chapitre 7 : Résultats dans le domaine socioculturel
7.1 Fréquence patronymique groupée
7.1.1 Qualité des données
7.2 Patrons spatiaux des patronymes
7.2.1 Répartition des groupes patronymiques
7.2.2 Classification automatique des groupes patronymiques
7.2.3 Relation entre ovins et patronymiques
7.3 Groupes patronymiques et patrimoine foncier
7.3.1 Superficie des exploitations
7.3.2 La « performance foncière » des patronymiques
7.4 Analyse de cadastres plus anciens.
7.4.1 Cartes cadastrales de 1903 (Santa Cruz) et 1904(Chubut)
7.4.2 Cartes cadastrales de 1927 (Santa Cruz) et 1928 (Chubut)
7.5 Les éléments de l’identité régionale
7.5.1 Enquête sur les facteurs d’identité chez les touristes
7.5.2 Les moutons dans l’identité régionale selon les habitants.
Chapitre 8 : Les aspects agro-écologiques
8.1 Les parcours
8.2 Comparaison de modèles de gestion des exploitations
8.2.1 Les sources
8.2.2 Les données
8.2.3 Interprétations des données
Chapitre 9 : Les aspects des politiques publiques
9.1 Les facteurs de forçage du développement
9.1.1 L’omniprésence des politiques publiques
9.2 Les repères chronologiques du cycle ovin
9.3 Les entretiens
9.3.1 Références aux politiques publiques chez les intervenants.
Quatrième partie : Discussion
Chapitre 10 : Une approche sociale de l’élevage ovin
10.1 Présentation
10.2 Les Gallois : n’est pas éleveurs de moutons qui veut
10.2.1 Des moutons dans un mirage
10.2.2 Le mirage s’estompe
10.2.3 L’essaimage
10.3 L’identité de la Patagonie
Chapitre 11 : Le déclin de la culture ovine
11.1 Le mouton n’est plus ce qu’il était
11.2 Nationaliser avec énergie
11.3 Des loups dans une peau de mouton
11.4 Le facteur de forçage de l’industrialisation
Chapitre 12 : Quelques aspects territoriaux du mouton en Patagonie
12.1 Moutons et personnes, qui mène qui ?
12.2 Un combat sur tous les fronts
12.3 Qui a le dernier mot ?
Conclusion finale
Bibliographie
Annexes
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