ELÉMENTS D’ANALYSE DES PREUVES
Parmi les travaux conduits sur le thème de la preuve, notre première référence est constituée par les travaux de Nicolas Balacheff (1988) sur « Une étude des processus de preuve en mathématiques chez des élèves du Collège ». Balacheff part de l’hypothèse que les élèves ne donneront leur véritable signification aux démarches de validation en mathématique que si elles apparaissent comme des moyens fiables et efficaces pour établir la vérité d’une proposition. Constatant que souvent les situations d’enseignement mathématique déchargent les élèves de la responsabilité du vrai (l’énoncé en question est en fait affirmé vrai, ce qui est à découvrir c’est une démonstration), il propose de poser des problèmes de preuve et d’amener les élèves à prendre la responsabilité de les résoudre. Il énonce la nécessité de découvrir et de prendre en compte la rationalité dont disposent les élèves initialement. Ces travaux concernent donc d’une part l’élève, étudié dans ses démarches en vue d’établir une proposition ou de traiter une réfutation, et d’autre part, le système didactique pour en étudier les contraintes et les spécificités comme lieu où prennent place ces démarches, les comportements des élèves sont étudiés « non pour eux-mêmes mais comme des indices du fonctionnement des situations » (Balacheff, 1988, p 24.).
Nous serons conduits à utiliser les outils théoriques présentés dans cette thèse pour analyser les preuves produites par les élèves et les situations didactiques expérimentées. Nous nous appuierons aussi sur d‘autres travaux pour préciser les caractéristiques des processus de preuve au niveau de l’école primaire, notamment en ce qui concerne la résolution de problèmes et l’argumentation en mathématiques.
La notion de preuve
Nous prendrons donc comme point de départ la définition de la preuve que donnait Balacheff en 1987 : « Nous appelons preuve une explication acceptée par une communauté donnée à un moment donné. Cette décision peut être l’objet d’un débat dont la signification est l’exigence de déterminer un système de validation commun aux interlocuteurs» (Balacheff, 1987, p 148). L’année suivante Balacheff énonçait dans sa thèse : « lorsqu’une explication est reconnue et acceptée, il convient pour la désigner de disposer d’un terme qui permette de marquer son détachement du sujet locuteur. En mathématiques il est clair que le terme « démonstration », du fait de son acception très spécifique ne convient pas. Nous retiendrons celui de preuve.» (Balacheff,1988, p 29).
Ces définitions de la preuve comportent plusieurs dimensions : d’une part, elles affirment la dépersonnalisation de la preuve et lui confèrent une dimension sociale en la rendant dépendante d’une communauté donnée qui doit expliciter ses propres critères de validité. D’autre part, elles appuient la notion de preuve sur celle d’explication : « le passage de l’explication à la preuve fait référence à un processus social par lequel un discours assurant la validité d’une proposition change de statut en étant acceptée par une communauté. Ce statut n’est pas définitif, il peut évoluer dans le temps avec l’évolution des savoirs sur lequel il s’appuie ». En effet, Balacheff (1988 p 28) écrit qu’une explication « vise à rendre intelligible à un autrui la vérité de la proposition déjà acquise pour le locuteur ». Il précise : « A la suite de Piaget nous dirons qu’expliquer, sur le terrain des sciences déductives, c’est d’abord dégager les « raisons » pour « répondre à la question du pourquoi » ». Cette définition caractérise l’intention fondamentale de l’activité scientifique, rendre raison des phénomènes. Mais, du point de vue de l’interaction, le locuteur est, dans le cas d’une explication, un expert reconnu par l’auditeur pour sa neutralité et sa compétence, même si en sciences tout discours explicatif y est théoriquement contestable et problématique, et que le terme «explication » n’est pas toujours entendu comme un passage d’informations de celui qui sait à celui qui ne sait pas, il n’y a pas toujours parité entre les interlocuteurs. Sur ce point, nous pouvons nous référer à J.B. Grize (1990 p 106) qui distingue aussi explication et argumentation. Pour lui, il y a trois conditions pour qu’un discours soit pris comme une explication :
«1- Le fait, le phénomène à expliquer doit être hors de contestation. Le mettre en doute serait passer d’un discours explicatif à un discours polémique.
2- Ce qui fait question en lui n’est donc pas dans son existence mais dans sa cohérence avec des savoirs établis par ailleurs.
3- Celui qui propose une explication doit être tenu pour compétent et neutre. La compétence conduit à un discours d’autorité… ».
Mais, lors d’un débat en classe entre pairs, dans un domaine où les critères sont en constitution, les processus de preuve étudiés supposent que la vérité ne soit pas établie préalablement par un locuteur mais collectivement par une communauté, sauf à accepter qu’un élève dispose d’une autorité (scientifique, scolaire…) qui inhiberait la remise en question par les autres de ses propositions. Il est essentiel que les élèves puissent critiquer les explications données par d’autres. Les échanges développés dans ce contexte ont donc une dimension plus argumentative qu’explicative. Cet aspect est aussi souligné par Raymond Duval (1992-1993 p 40) : « une explication donne une ou plusieurs raisons… pour rendre compréhensible une donnée (un phénomène, un résultat, un comportement…). Or les raisons avancées ont en réalité une fonction quasi descriptive : elles contribuent à présenter le système de relations au sein duquel la donnée à expliquer se produit ou trouve sa place». Si la production de raisons relève de l’explication, l’examen d’acceptabilité de ces raisons relève de l’argumentation, car comme le précise Duval dans le même article (p 38) : « elle représente souvent une activité trop importante par elle-même pour entraîner ipso facto un examen explicite de leur acceptabilité ».
Dans la communauté que constitue la classe la critique des productions s’effectue au moyen d’argumentations s’appuyant sur des connaissances lors de mises en commun ; les critères de validité spécifiques aux mathématiques, qui sont en constitution, pourront être explicités voire institutionnalisés à ces occasions.
Notre conception de la preuve est donc plus proche de la définition qu’en donnait Fernando Gil (1988 p 10) : « une proposition est dite prouvée si, ayant été obtenue moyennant une méthode généralement reconnue, elle fait l’objet d’une croyance justifiée. » F. Gil précisait que « cette formulation permet de distinguer quatre versants dans la théorie de la preuve : un élément sémantico-formel (la proposition qu’il s’agit de prouver), un dispositif objectif (la méthode) ayant des effets subjectifs (la croyance) et intersubjectifs (la reconnaissance générale) ». Si cette définition, non spécifique aux mathématiques, présente des points communs avec celle donnée par Balacheff, la méthode et sa reconnaissance pour Gil, le système de validation et son acceptation pour Balacheff, elle met l’accent sur la modification de la valeur épistémique, du degré de crédibilité accordé à la proposition, et sa justification. Elle permet une appréhension du processus de preuve intégrant les dimensions argumentatives.
Balacheff définit les processus de validation comme le raisonnement « lorsque sa finalité est de s’assurer de la validité d’une proposition et éventuellement de produire une explication (respectivement une preuve ou une démonstration) ». Nous serons donc conduits à préciser les différences entre ces termes. Nous considérerons que les processus de preuve sont constitués par les preuves et par les critiques de celles-ci produites par les élèves.
Preuve et démonstration
Bien que notre étude concerne l’enseignement primaire, le développement de processus de preuve en mathématiques pose la question de leurs relations avec la démonstration. Comme le précise Balacheff (1988 p 15), celle-ci est d’une part un outil de preuve, le seul accepté dans la communauté des mathématiciens, elle renvoie à une pratique qui permet à la fois la communication et l’évaluation ; elle est aussi « un objet d’étude pour le logicien ; elle reçoit une définition précise dans le cadre de théories formalisées » avec des exigences de rigueur qui ont évolué. La démonstration est donc cette forme particulière de preuve dont l’emploi systématique caractérise les mathématiques parmi les sciences. Depuis le VIème siècle avant notre ère les méthodes acceptées pour prouver des connaissances nouvelles en mathématiques sont basées sur le recours à des raisonnements hypothético-déductifs garantissant le double caractère de nécessité et d’impersonnalité. Ainsi que le précise Gilbert Arsac (1988 p 274) ce qui apparaît chez les Grecs, c’est simultanément la définition d’objets mathématiques comme des objets idéaux, indépendants de l’expérience sensible et la démonstration prouvant les assertions en s’appuyant uniquement sur les axiomes, les définitions et les règles de la logique, en particulier le tiers exclu. Les formes antérieures de preuve ont été abandonnées au profit du raisonnement hypothético-déductif, où pour prouver une assertion, on s’appuie sur une proposition connue comme étant vraie, qu’elle soit admise ou déjà démontrée, en utilisant une règle logique de déduction prise dans un ensemble de règles bien défini. Dès la constitution des mathématiques comme science, la démonstration occupe donc une place centrale: elle est un outil de preuve. Pour les Grecs, la démonstration est de l’ordre de la conviction dans un débat contradictoire, dont le but est que les membres de l’auditoire n’aient pas d’objection à opposer à chacune de ses étapes. Cette modification des méthodes de preuve s’est effectuée dans une civilisation où de nombreuses décisions se prenaient à l’issue de débats publics. Toutefois, l’interprétation du poids relatif, dans l’évolution des mathématiques, de cette influence sociale, où les décisions en mathématiques supposaient qu’il y ait un accord sur des critères explicites et n’étaient plus imposées par une autorité ou selon des techniques connues des seuls initiés, et des causes internes, spécifiques aux mathématiques, la résolution de problèmes ne pouvant pas avoir de solution sans le recours à la démonstration, diffère selon les historiens des sciences. Au 17e siècle, comme le précise Evelyne Barbin (1993), des logiciens (Arnaud, Nicole,…) reprochèrent aux géomètres de l’Antiquité de n’avoir légué dans leurs écrits que des démonstrations synthétiques n’indiquant pas le raisonnement qui avait pu les guider dans leurs recherches, ce qui ne permettait pas de voir comment une propriété avait été découverte. Ces philosophes souhaitaient donc que le but de la démonstration soit plus d’éclairer, de permettre de bien comprendre pourquoi un énoncé est vrai, que de convaincre. En cela ils distinguaient les phases d’analyse (qui part de ce qui est cherché pour «remonter» jusqu’à des propriétés connues, où le problème est « délié », pour reprendre l’étymologie du mot « analyse ») de celles de synthèse (qui recompose les différentes étapes pour présenter un enchaînement logique), et ils regrettaient que les méthodes qui avaient permis d’aboutir à des propriétés ne soient plus identifiables dans l’exposé de leur démonstration.
Aussi, comme le précise Barbin (1993 p 103), démontrer peut avoir plusieurs significations : « convaincre pour savoir, éclairer pour savoir comment on sait et intéresser pour savoir pourquoi on sait ». Barbin remet en cause la tendance à voir l’apprentissage de la démonstration de façon autonome, par rapport à la construction des objets mathématiques et d’une rationalité mathématique. Elle compare trois conceptions de la démonstration liées à trois conceptions des mathématiques : une conception réaliste qui prône une découverte des objets mathématiques préexistant dans le réel, la démonstration étant un moyen de suppléer à l’insuffisance des moyens d’observation, une conception idéaliste pour laquelle il y a invention des objets mathématiques et qui présuppose la nécessité avant tout enseignement de la démonstration de connaître les règles de la logique et une conception constructiviste où la construction des objets mathématiques qui structurent le réel pour laquelle il y a simultanéité entre la construction des objets mathématiques, la construction d’une rationalité mathématique et l’activité de démonstration. Au 19è siècle la démonstration devient un objet d’étude pour le logicien. Si le rôle attribué à la démonstration a évolué, elle a toujours conservé trois caractères permanents, comme Arsac le précise, le caractère a priori qui permet de faire l’économie de l’expérience, le caractère de nécessité qui suppose le respect de règles rigides, le caractère universel, les objets sur lesquels porte le raisonnement ayant un statut d’abstraction.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 : Construction d’un cadre théorique
1. Eléments d’analyse des preuves
1.1 La notion de preuve
1.2 Preuve et démonstration
1.3 Les processus de preuve au collège
1.4 Les preuves au Cours Moyen
2. Les raisonnements
3. L’argumentation et les processus de preuve
3.1 Les apports des théories de l’argumentation
3.2 L’argumentation dans des travaux de didactique des mathématiques
4. Les problèmes et les situations
4.1 La notion de problème
4.2 Les situations de preuve
5. Conclusions
Chapitre 2 : Analyse des situations de preuve proposées
1. Quels problèmes de preuve
1.1 Objet du chapitre
1.2 Types de problèmes
1.3 L’insertion de ces situations dans un ensemble
2 . Analyse des situations
2.1 Problèmes de recherche de toutes les possibilités
2.2 Problèmes à deux contraintes
2.3 Problèmes d’optimisation
2.4 Problèmes de dénombrement
3. Eléments de synthèse sur les problèmes proposés
3.1 L’enjeu de preuve
3.2 Relations entre le problème initial et le problème de preuve
3.3 Les procédures de preuve
3.4 Classification des situations
4. L’organisation didactique
5. Conclusions
Chapitre 3 Analyse des résultats expérimentaux
1. Objets et méthodes
1.1 Les questions abordées
1.2 Les outils d’analyse
1.3 Présentation du chapitre
2. Les données recueillies
2.1 Le contexte des séquences expérimentées
2.2 Les types de données recueillies
3. Première analyse des productions
3.1 Problème de recherche de tous les cas possibles
3.2 Les trois nombres qui se suivent
3.3 Somme et différence
3.4 Le plus grand produit
3.5 Cordes et somme des n premiers nombres
4. Elaboration d’une typologie des preuves
4.1 Proposition d’une classification
4.2 Intégration dans cette classification des preuves
5. Eléments de synthèse sur les preuves produites deux années successives
5.1 Objet et méthodologie de l’analyse
5.2 Résultats
6 Bilan des productions et questions sur les situations
6.1 Examen des preuves produites
6.2 Bilan sur le situations
7. Conclusions
Chapitre 4 : Mise au point d’une situation de validation
1. Objet et méthode
1.1 Les questions abordées
1.2 Le contexte de l’étude
1.3 Les données analysées
1.4 Méthode et outils d’analyse
2. Présentation de la structure des séquences
2.1 Rappel du problème
2.2 Présentation des séances
2.3 Comparaison des deux déroulements
3 Analyse des preuves élaborées
3.1 Emploi de plus de deux nombres
3.2 Le rôle du 1
3.3 La question de la précision
3.4 Décomposition des nombres
3.5 Combien de 2 ? Combien de 3 ?
4. Bilan sur ces expérimentations
4.1 Compétences développées dans le domaine de la preuve
4.2 Les compétences argumentatives
4.3 Conditions sur les situations
5. Conclusions
Chapitre 5 : Problèmes de preuve et gestion des mises en commun
1. Questions abordées
2. Analyse de la tâche
2.1 La diversité des objectifs et des critères
2.2 Les tâches de l’enseignant
2.3 La gestion de la mise en commun par des enseignants débutants
3. Analyse des échanges lors d’une mise en commun
3.1 Présentation de l’expérimentation
3.2 Insertion de cette observation dans une problématique de formation
3.3 Présentation de la séance
3.4 Analyse des mises en commun
3.5 Synthèses sur les échanges
3.6 Eléments d’analyse comparée
4. Conclusions
Chapitre 6 : Bilan et perspectives
1. Retour sur les questions et les résultats
2. Apports complémentaires sur les processus de preuve
3. Eléments de synthèse sur les problèmes et les situations
4. Spécificités de ces problèmes pour l’élaboration des preuves
5. Quelles perspectives de recherche ?
Conclusion
Bibliographie
Annexes