Les fonctions exécutives regroupent un ensemble de processus cognitifs complexes dont les lobes frontaux, et notamment le cortex préfrontal, constituent le substrat anatomique principal. La notion de fonctions exécutives a été développée par Luria afin de décrire les mécanismes permettant la réalisation de tâches impliquant une planification ou des décisions complexes (Luria, 1966, 1973). Luria est également connu pour s’être intéressé dès le départ au lien qu’entretient le langage avec ces fonctions dans l’organisation de l’action et de la pensée. Les fonctions exécutives (ou contrôle exécutif) comportent un ensemble de processus ayant pour fonction principale une adaptation intentionnelle à des situations nouvelles (Norman & Shallice, 1986 ; Posner & Peterson, 1990). C’est en se reposant sur des mécanismes élémentaires de manipulation de l’information (maintien, séquentialisation, inhibition) que les fonctions exécutives permettent notamment de développer des capacités de raisonnement, de planification et de flexibilité mentale (Engle, 2002 ; Ilkowska & Engle, 2010 ; Miyake, Friedman, Emerson, Witzki, & Howerter, 2000). Ainsi les fonctions exécutives sont impliquées dans de nombreuses activités complexes telles que résoudre des problèmes, développer une théorie de l’esprit et tout ce qui se rattache à la prise de décision impliquant l’adaptation sociale et les émotions interindividuelles (e.g., Crone & Van Der Molen, 2008).
Afin de faire le lien de façon plus précise entre le langage et les fonctions cérébrales, ce travail de doctorat s’est intéressé au rôle du langage intérieur dans deux fonctions cérébrales majeures, la flexibilité mentale et la mémoire à court terme. Nous avons pour cela choisi d’utiliser l’électromyographie de surface, une méthode assez peu employée dans ce domaine. Cette technique permet de détecter l’activité électrique des muscles impliqués dans le langage alors même qu’aucun son n’est émis et qu’aucun mouvement des lèvres n’est effectué (Betts, Binsted, & Jorgensen, 2006 ; Jou, Schultz, Walliczek, Kraft, & Waibel, 2006 ; Schultz, & Wand, 2010). Ainsi, l’électromyographie de surface nous permet d’observer les trains de langage des participants lors de tâches mentales avec une résolution temporelle fine, ce qui n’est pas possible avec la suppression articulatoire, une méthode alternative plus répandue pour étudier le langage intérieur.
LE LANGAGE INTERIEUR
Les premiers questionnements sur le langage intérieur remontent à la fin du 19ème siècle avec les travaux introspectifs du psychologue français Egger (1881) dans lesquels il explique que le langage intérieur (inaudible pour autrui) accompagne continuellement ses réflexions. Un siècle plus tard, Sokolov explique de la même façon que le langage intérieur est un langage sollicité quotidiennement dans des activités cognitives diverses mais il en fait un outil d’étude qu’il objective par des mesures des mouvements imperceptibles de langue et de gorge (Sokolov, 1972). Le langage intérieur découle du langage privé ou égocentrique (qui peut être prononcé à voix haute) utilisé par les jeunes enfants préscolaires lorsqu’ils se parlent à eux mêmes au cours de leurs différentes activités, afin de diriger leur propre pensée et leurs comportements. Le langage égocentrique est un langage qui n’est pas adressé à un auditeur autre que l’enfant lui-même et qui n’attend pas de réponse. Il présente ainsi une fonction d’autorégulation plutôt qu’une fonction de communication (Lidstone, Meins, & Fernyhough, 2010). Il va ensuite évoluer vers des chuchotements puis de simples mouvements de lèvres, et finir par s’intérioriser totalement en langage intérieur (Kohlberg, Yaeger, & Hjertholm, 1968 ; Lidstone, Meins, & Fernyhough, 2011 ; Piaget, 1926).
La technique de suppression articulatoire est actuellement la méthode la plus utilisée pour étudier le rôle du langage intérieur, notamment dans les tâches de flexibilité (Baddeley, Chincotta, & Adlam, 2001 ; Bryck & Mayr, 2005 ; Cinan & Tanor, 2002 ; Dunbar & Sussman, 1995 ; Emerson & Miyake, 2003 ; Goschke, 2000 ; Kray, Eber, & Lindenberger, 2004 ; Miyake, Emerson, Padilla, & Ahn, 2004 ; Saeki, Saito, & Kawaguchi, 2006). La suppression articulatoire vise à empêcher les sujets de verbaliser leur raisonnement en leur faisant répéter à haute voix des séquences de mots ou de lettres déconcertantes telles que « A, B, C, A, B, C,… » . En empêchant les participants de verbaliser les tâches à effectuer et de mettre à jour correctement en mémoire de travail les règles appropriées aux tâches, cette méthode permet d’évaluer l’implication du langage intérieur dans la flexibilité en comparant les résultats obtenus à ceux pour lesquels les participants peuvent verbaliser leur raisonnement librement. Ainsi, le recours à la suppression articulatoire va se chevaucher temporellement avec les processus de production de la parole, ce qui va entraver l’utilisation du langage intérieur (Saito, 1997). Un second effet de la suppression articulatoire est d’empêcher l’information visuelle d’être recodée par un format phonologique (Baddeley & Hitch, 1974). On retrouve cet effet par exemple dans la tâche d’Emerson et Miyake (2003) dans laquelle les participants doivent effectuer des opérations indiquées sur une feuille de papier en indiquant la réponse à côté de chaque calcul tout en répétant à haute voix « a, b, c ». De ce fait, le recours à la répétition mentale, qui aurait été utile afin d’associer un calcul aux symboles visuels, est entravé par l’utilisation de la suppression articulatoire (Saito, 1997). Pour étudier le rôle de l’articulation dans des tâches d’apprentissage et afin de minimiser l’articulation des sujets, la suppression articulatoire, aussi peu naturelle qu’elle semble l’être, a succédé à d’autres techniques encore plus surprenantes telles que le placement d’une lame en bois ou d’un crayon entre les dents (Barlow, 1928 ; Underwood, 1964), le placement de la langue des participants entre leurs dents (Colvin & Myers, 1909 ; Gumenik, 1969), ou encore la tentative de faire traiter des stimuli sur un plan purement visuel en demandant aux participants d’essayer de ne pas verbaliser la tâche à effectuer (Mould, Treadwell, & Washburn, 1915).
Le tracé électromyographique, reflet du langage intérieur
Les premières recherches sur le langage intérieur utilisant l’électromyographie remontent au début du 20ème siècle (Jacobson, 1932). Contrairement aux autres méthodes, cette technique est la seule qui permette de mesurer le langage intérieur sans interférer avec la tâche. L’électromyographie (EMG) mesure les impulsions électriques des muscles au repos et lors de la contraction à l’aide d’électrodes fixées sur la peau. Le signal électromyographique enregistré permet d’observer des trains de langage avec une résolution temporelle très fine même lorsque le langage est intériorisé (Garrity, 1975a, 1975b, 1977 ; Hardyck & Petrinovich, 1970 ; Sokolov, 1972). Sokolov a par exemple montré qu’il existait une activité électrique détectable des muscles impliqués dans les processus de verbalisation lors de la réalisation du test des matrices de Raven même si les participants déclaraient avoir résolu les problèmes de manière uniquement visuelle, et en dépit du fait que ce test a été conçu pour estimer l’intelligence non verbale. Plus intéressant encore, la sollicitation du langage intérieur pour réaliser la tâche augmentait avec la difficulté des matrices (Sokolov, 1972). D’autres travaux ont confirmé plus tard qu’une activité électrique des muscles laryngés peut être détectable avec ou sans mouvement du visage ou de la bouche, et en présence ou non de sons émis (Betts, Binsted, & Jorgensen, 2006 ; Jou, Schultz, Walliczek, Kraft, & Waibel, 2006 ; Schultz & Wand, 2010). Cette technique a ainsi permis de mettre en avant une activité électrique des muscles lors de l’utilisation du langage intérieur par rapport à une ligne de base au repos (Locke, 1970 ; McGuigan, 1970). On trouve même des essais d’analyse des phonèmes prononcés intérieurement grâce à des techniques avancées d’analyse du signal (Binsted & Jorgensen, 2006 ; Jorgensen, Lee, & Agabon, 2003). Deux types d’électrodes sont principalement utilisés pour enregistrer l’activité myoélectrique. Des aiguilles intramusculaires peuvent être insérées dans le muscle, mais cette technique invasive peut s’avérer douloureuse pour le sujet. Une technique plus récente est l’électromyographie de surface (EMGS) qui consiste à placer les électrodes directement sur la surface de la peau du sujet, au dessus des muscles concernés .
Les zones d’applications des électrodes pour étudier le langage intérieur varient d’une étude à l’autre mais les zones du menton, des lèvres (muscles orbiculaires), des mandibules (muscle temporal), du larynx et de chaque côté du cartilage thyroïdien sont les plus concernées par l’électromyographie de surface (Cole & Young, 1975 ; Garrity, 1975a ; Garrity & Donoghue, 1977 ; Hardyck & Petrinovich, 1970). Néanmoins, d’autres zones ont été utilisées avec des électrodes aiguilles telles que le bout de la langue (Jacobson, 1932), le front (Smith, Malmo, & Shagass, 1954), le muscle crico-aryténoïdien postérieur (un des muscles du larynx), le muscle mylo-hyoïdien (Edfeldt, 1960 ; Faabord-Andersen & Edfeldt, 1958).
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Table des matières
Introduction Générale
Chapitre 1 : Le langage intérieur
1. Le tracé électromyographique, reflet du langage intérieur
2. Physiologie et anatomie du langage
2.1. La transmission neuromusculaire
2.2. L’appareil phonatoire
3. Méthodologie de l’électromyographie laryngée de surface : étude préliminaire – Expérience 1
3.1. Matériel et méthode
3.2. Résultats
3.3. Discussion / Conclusion
Chapitre 2 : La flexibilité mentale
1. Développement anatomique et comportemental
2. Mesure de la flexibilité mentale
2.1. Une tâche historique : l’alternance mathématique
2.2. Les effets classiques dans les tâches d’alternance
2.3. Une tâche paradigmatique : le DCCS
2.4. Une tâche synthétique : La tâche d’alternance catégorielle
3. Étude du développement de la flexibilité : Réalisation de tâches d’alternance de
difficulté croissante chez des enfants d’âge préscolaire – Expérience 2
3.1. Matériel et méthode
3.2. Résultats
3.3. Discussion
3.4. Conclusion
Électromyographie laryngée du langage intérieur dans la flexibilité mentale et la mémoire
4. Effets de la suppression articulatoire sur la flexibilité
5. Étude électromyographique de la sollicitation du langage intérieur dans l’alternance de
tâche chez le sujet adulte – Expérience 3
5.1. Matériel et méthode
5.2. Résultats
5.3. Discussion
6. Étude de la sollicitation du langage intérieur dans l’alternance de tâches et effet de
l’âge – Expériences 4 et 5
6.1. Matériel et méthode
6.2. Résultats
6.3. Discussion
6.4. Conclusion
7. Étude du rôle du langage intérieur dans une tâche classique de flexibilité : le test de classement des cartes du Wisconsin (WCST) – Expérience 6
7.1. Matériel et méthode
7.2. Résultats
7.3. Discussion
8. Conclusion des expériences 2, 3, 4, 5 et 6
Chapitre 3 : La mémoire à court terme
1. Boucle phonologique et effet de similarité
2. Étude du langage intérieur et effet de similarité – Expérience 7
2.1. Matériel et méthode
2.2. Résultats
2.3. Discussion
3. Étude du langage intérieur et effet de similarité version 2 – Expérience 8
3.1. Résultats
3.2. Discussion
Électromyographie laryngée du langage intérieur dans la flexibilité mentale et la mémoire
3.3. Conclusion
Chapitre 4 : Conclusion et perspectives
1. Électromyographie de surface
1.1. Traitement du signal électromyographique
1.2. Positionnement des électrodes au niveau laryngé
2. Langage intérieur et flexibilité mentale
2.1. Enregistrement électromyographique
2.2. Tâches d’alternance catégorielle
2.3. Flexibilité mentale et développement
3. Langage intérieur et effet de similarité phonologique
4. Conclusion
Références bibliographiques
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