La première année test et la mise en place de la formation
En 1983, l’Université de Paris VIII accorde finalement à la formation Arts et Technologies de l’Image de lancer dans une première année « test », autour du noyau d’artistes et d’enseignants-chercheurs précédemment cités et d’un petit groupe d’étudiants interpellés par l’appel à projet et le programme diffusé par les enseignants. Monique Nahas raconte que dans le cadre de cette première année, le recrutement des étudiants s’était fait de façon particulièrement souple, sans publicité particulière ni sélection : « on affichait le programme et ils [les étudiants] venaient d’eux-mêmes. Dès que les étudiants ont su qu’il existait cette formation, qu’il y avait des ordinateurs à disposition, qu’on pouvait créer dessus, ils venaient » . La première promotion de la formation Arts et Technologies de l’Image se compose alors d’une quinzaine d’élèves, selon Edmond Couchot .
L’ensemble des témoignages que nous avons rassemblés soulignent la grande précarité matérielle dans laquelle cette première année s’est écoulée : la formation fonctionne alors à partir d’une seule et unique machine, un ordinateur SM90. Par manque d’équipements adaptés, Marie-Hélène Tramus raconte comment les enseignants Hervé Huitric et Monique Nahas donnaient certains de leurs cours à domicile, sur leur propre matériel informatique , ce que confirme Hervé Huitric lors de notre entretien, lorsqu’il évoque le système de réservation que l’université mettait en place pour accéder aux rares machines. « On avait de toute façon très peu de moyens pour travailler. On se battait, on réservait six mois avant une demi-heure de calculs » souligne-t-il avec humour. Les quelques ordinateurs à disposition sont alors connectés au Colorix, le processeur graphique inventé par l’artiste-informaticien Louis Audoire au sein du Groupe Art et Informatique de Vincennes et l’essentiel des logiciels utilisés et des techniques mises en place au sein des cours est issu des recherches des membres de l’équipe, à l’image du programme Anyflo développé par Michel Bret.
A l’issue de cette première année de test en 1983, la formation Arts et Technologies de l’Image est reconnue par l’université comme un nouveau cursus à part entière au sein du département d’Arts Plastiques et reçoit en juin 1984 une habilitation nationale à délivrer des diplômes : un cursus composé dans un premier temps d’une troisième année de Licence, accessible aux étudiants sortis de deux années universitaires post-baccalauréat, et d’une Maîtrise, qui s’appellera par la suite « Master ». Le modèle se transforme au cours des années pour intégrer un troisième cycle, alors appelé DEA Esthétiques, Technologies et Créations Artistiques, puis Esthétiques Sciences et Technologies des Arts. La formation A.T.I s’adapte finalement au système universitaire LMD fondé sur la Licence, le Master et le Doctorat, et propose encore aujourd’hui à ses étudiants un cursus complet et précurseur.
Pédagogie et contenu des cours mis en place
Les initiateurs d’A.T.I. sont tous animés par la volonté de créer une formation universitaire qui mette en avant le potentiel infini de création de l’ordinateur, en offrant aux étudiants qui le souhaitent les bases pour en faire un nouvel outil artistique. Le cursus Arts et Technologies de l’Image se fonde ainsi sur un certain nombre de points singuliers en matière de pédagogie et de méthodologie, qui font toute la spécificité de cette formation hybride : le premier de ces points est l’idée de double compétence, qui repose sur l’idée que l’étudiant ne peut pas et ne doit pas rester dépendant de la machine. S’il veut pleinement l’intégrer à sa pratique artistique, il doit maîtriser l’ordinateur, appréhender son mode de fonctionnement, sa logique et dépasser le statut de simple utilisateur pour développer et créer ses propres outils. En cela, A.T.I développe une pédagogie novatrice qui rompt avec les systèmes d’enseignement proposés notamment à l’Ecole des Arts Décoratifs, où se constitue une formation « concurrente » (AII Atelier d’Image et d’Informatique) qui forme des étudiants à l’utilisation de l’ordinateur sans en faire de véritables programmateurs : ils restent utilisateurs de la machine.
La formation Arts et Technologies de l’Image a donc pour objectif de « former des artistesinformaticiens, capables non seulement d’utiliser la technologie dans son ensemble, mais également de développer leurs propres logiciels, c’est-à-dire d’être les créateurs des œuvres mais aussi de l’indispensable outil intermédiaire » : la double compétence que la formation propose est ainsi d’ordre artistique et technique. Artistique, parce qu’elle se fonde bien au sein du département d’Arts Plastiques en s’orientant vers la création d’images et d’œuvres, dans une démarche esthétique. Technique, parce qu’elle conduit les étudiants à apprendre la programmation, le langage informatique et à suivre des enseignements scientifiques, notamment en Mathématiques et en Physique, pour produire par la suite leurs outils de création : « Il faut maîtriser une technique pour pouvoir la dépasser artistiquement » affirme Michel Bret, tandis qu’Edmond Couchot voit dans l’apprentissage de la technique la possibilité d’accéder à « une expérience perceptive et esthétique inédite, une sorte de savoirsentir et de savoir-faire inhabituels » , justifiant ainsi cette double compétence qui replace au centre de l’enseignement artistique – et au centre d’une université à dominante « Sciences Humaines et Sociales » – l’idée de technicité. La double compétence introduit également une autre singularité dans les objectifs cette formation : la volonté de trouver un équilibre entre la dimension « Création » et la dimension « Recherche » et, plus généralement, entre la pratique et la théorie. Il s’agit de maîtriser une certaine technique, de dominer la machine pour produire avec ce nouvel outil des productions artistiques originales, à partir desquelles l’étudiant va pouvoir développer un regard critique et théorique. Dans le programme de l’année 1986 à l’attention des étudiants, on retrouve ainsi dans les objectifs pédagogiques d’A.T.I. : « Analyser ce qui est mis en jeu dans la production, la perception et la circulation ou socialisation de ces nouvelles images » . L’étudiant doit se confronter tant à la pratique technique et artistique qu’à la théorie et à la recherche en Esthétique, pour faire émerger un discours construit sur ces images en germe au sein de l’université, pour participer auprès des artistes-informaticiens et enseignants-chercheurs, à l’élaboration d’une théorie sur cette nouvelle esthétique informatique : la réalisation et la soutenance d’un mémoire d’étude par les étudiants à l’issue du Master, ainsi que la possibilité de poursuivre son cursus en troisième cycle, avec un Doctorat, viennent souligner l’importance accordée à la dimension « Recherche » au sein d’A.T.I.
Maîtriser une certaine technicité pour inventer ses propres outils, créer à partir d’eux des nouvelles images et en analyser les conséquences artistiques et esthétiques, notamment du point de vue de la perception, sont autant d’objectifs pédagogiques qui participent à faire de la formation Arts et Technologies de l’Image un des lieux essentiels pour la production et la théorisation de l’art informatique. La pédagogie particulière mise en place par cette formation hybride permet de reconsidérer le travail de recherche sans abandonner l’idée d’un savoirfaire technique.
Le profil des étudiants
Si le Centre expérimental universitaire de Vincennes s’est notamment fondé sur la volonté de rompre avec l’ancien système d’admission à l’université, en s’ouvrant à tous ceux qui souhaitaient y étudier – adultes, salariés et non-bacheliers compris -, la formation Arts et Technologies de l’Image s’éloigne quelque peu de ce principe en instaurant des conditions de sélection avec un entretien. Michel Bret justifie cette prise de parti au cours de notre entretien, en déclarant : « On a refusé le principe d’ « apprendre à tout le monde », ce n’était pas possible. Il y avait une limitation, ne serait-ce que matérielle (…). [Cela allait] tout à fait à l’encontre de la philosophie libertaire de Vincennes. On a d’ailleurs choisi ça contre nos propres opinions politiques. On était tous de gauche, on l’est resté. Mais il fallait. »
Il s’agit pour les enseignants d’A.T.I. de constituer des promotions à la fois peu nombreuses, pour faire face à des équipements informatiques insuffisants (une trentaine d’étudiants maximum chaque année), et les plus paritaires possibles. Hervé Huitric revient en effet sur le petit nombre d’étudiantes au sein de la formation à ses débuts : « Il y avait très peu de filles. Au début, pas de filles du tout. On a du faire de la sélection pour la parité. On s’obligeait à sélectionner autant de filles que de garçons. Et des années après, ça s’est fait tout seul, ça s’est équilibré ». La sous-représentation des femmes dans ce milieu est problématique et se situe à la base du travail de recherche de Judy Malloy qui publie en 2003 Women, Art and Technology au MIT Press. Mêlant Visual et Cultural Studies aux Gender Studies, elle démontre dans cet ouvrage comment les femmes artistes-informaticiennes ont bel et bien joué un rôle essentiel dans le champ des arts technologiques et comment leur travail s’est retrouvé invisibilisé par celui des hommes artistes-informaticiens. Judy Malloy s’intéresse notamment aux questions concernant « l’intersection entre les nouveaux médias et les genres au tournant du siècle ; des questions comme celle de la dichotomie entre la preuve d’une présence féminine forte, influente et centrale dans le champ des nouveaux médias et la continuelle domination masculine de l’industrie informatique ». Si l’on s’en tient par exemple au cas de l’Université de Paris-VIII, Monique Nahas et Marie-Hélène Tramus sont les deux seules femmes présentes dans le corps enseignant d’origine de la formation Arts et Technologies de l’Image. Monique Nahas, elle, reste, la seule femme à avoir participé de manière régulière au Groupe Art et Informatique de Vincennes ; et en dehors de l’Université, Vera Molnar semble être la seule femme largement reconnue en France pour sa pratique artistique technologique. La place des femmes au sein de formations universitaires de ce type et, plus largement, dans les pratiques artistiques qui ont recours à la technique et à la technologie, continue donc de poser question.
La sélection que mettent en place les enseignants cherche également à instaurer une parité en terme de profils et parcours universitaires. La première année d’A.T.I. débutant en troisième année de Licence, il s’agit de trouver un équilibre au sein de chaque promotion entre les étudiants issus de parcours artistiques et ceux issus de parcours plus scientifiques ou techniques, déjà en partie formés à la pratique de l’Informatique par exemple : « (…) en les mettant ensemble, il s’est produit une sorte d’osmose naturelle, qui a fait que les artistes ont acquis des compétences techniques, et que les techniciens ont été sensibilisés au monde de l’art » explique Michel Bret. Ce type de sélection à l’entrée réactive le principe original de double compétence qui régit A.T.I, en composant chaque promotion de profils variés, entre art, science et technique.
Les cours et les programmes : au plus près des évolutions technologiques
Dans la brochure de présentation de la formation en 1984 – 1985 , sont entièrement détaillés les programmes enseignés au sein d’Arts et Technologies de l’Image, ainsi que l’organisation du cursus. La première année, qui correspond à une troisième année de Licence, propose ainsi un volume total de 480 heures de cours, tandis que la maîtrise en propose 434, divisés entre les enseignements à proprement parler (240 heures), les travaux de recherche sous la direction d’un enseignant et les travaux de réalisation (144 heures) et un stage de 50 heures.
La double compétence implique une répartition entre pratique artistique et pratique technique : 300 heures en tout sont orientées autour de l’Informatique et la maîtrise de l’ordinateur comme nouvel outil et 420 heures sont dédiées aux enseignements artistiques. « 144 heures d’ateliers, suivies par un enseignant, et associées étroitement – dans la mesure du possible – à 50 heures de stages hors de l‘université, permettront aux étudiants de réaliser leurs travaux de recherche dans un véritable cadre professionnel » peut-on lire en conclusion. S’ensuit dans la même brochure, la présentation de l’emploi du temps de l’année, où l’on retrouve tous les intitulés des cours proposés aux étudiants, que nous citons ici en partie : « Filmer le temps (Vidéo) » et « Mélanges : Vidéo/Info » par Marie-Hélène Tramus, « Langage informatique » par M. Saintourens, « Technologies numériques de l’image », par Edmond Couchot, « Technoculture », par E. Théofilakis, « Vidéodisque et traitement de collections d’images », par Jean-Louis Boissier, « L’objet matrice : électrographie », par Liliane Terrier, « Pratique de l’infographie : algorithmique et programmation », par Hervé Huitric et Monique Nahas, , « Production d’images sur logiciels 3D » par Michel Bret et Monique Nahas, « Infographie sur micro-ordinateurs » par G. Comparetti.
Différentes pratiques et techniques artistiques sont donc abordées dès la première année, la formation visant à couvrir de manière générale toutes les nouvelles technologies à disposition à l’époque, avec des cours d’art informatique directement lié à l’ordinateur, mais également d’art vidéo ou autour de nouveaux supports, comme le vidéodisque. A ces enseignements pratiques, s’ajoutent des cours plus « historiques », comme ceux d’Edmond Couchot autour de l’histoire de l’évolution de l’image et des technologies, ainsi que des visites d’expositions dans les musées parisiens, comme nous le raconte Hervé Huitric au cours de notre entretien.Ces cours d’Histoire et ces visites permettent de familiariser les étudiants à l’Histoire de l’Art, de former et d’aiguiser leur regard, en les incitant à penser leur travail en rapport avec les productions artistiques passées et contemporaines. Michel Bret souligne enfin l’importance accordée au projet artistique et technique que doit mener l’étudiant au cours de sa formation et qu’il doit présenter au moment de la soutenance. « On leur demandait de choisir ce qu’ils voulaient. Soit ils travaillaient seuls, soit en groupe.
En général, ils préféraient en groupe, ils mettaient en commun leurs compétences respectives » nous explique-t-il. L’étudiant est ainsi invité à réaliser une œuvre faite d’images de synthèses, un film ou une installation interactive. Le travail de recherche, avec un mémoire orienté vers une réflexion théorique et esthétique sur les images produites à l’aide des nouvelles technologies, est complété par ce projet artistique, qui constitue la partie pratique de la formation de l’étudiant. Arts et Technologies de l’Image affirme ainsi sa spécificité en couvrant aussi bien les champs de la recherche et de la théorie que ceux de la pratique technique et artistique. Aujourd’hui, si l’on s’en tient à la plaquette de présentation de la formation Arts et Technologies de l’Image en ligne sur le site de l’Université de Paris-VIII , on peut voir que sont toujours proposés des cours de formation à la programmation et aux langages informatiques, auxquels se sont rajoutés des enseignements autour des pratiques de la 3D comme la modélisation, des cours sur le temps réel et la réalité virtuelle, d’effets spéciaux, de capture de mouvements et sur des « algorithmes plus avancés » comme l’intelligence et la vie artificielles. Se dessine l’idée d’une formation universitaire qui a su se transformer en intégrant au sein de ses programmes des cours qui suivent les évolutions des techniques et des nouvelles technologies de production des images. Edmond Couchot explique au cours de notre entretien, comment la formation a ainsi vécu des périodes de transition, au moment du passage des images fixes aux images fixes en couleurs, puis aux images en trois dimensions grâce au développement des logiciels d’Hervé Huitric, Monique Nahas et Michel Bret, et enfin aux images animées et aux images interactives, soulignant que ces transformations sont intimement liées aux progrès dans les calculs d’algorithmes : « s’il n’y a pas d’évolution du côté des algorithmes, la transformation des images n’est pas pensable ».Dans le programme des enseignements de la première année, le diplôme est décrit comme préparant « à la maîtrise des nouveaux modes de création de l’image liés aux développements récents de certaines technologies » . Si la formation issue du département d’Arts Plastiques vise bien à former des artistes-informaticiens, elle est également professionnalisante et prépare ses étudiants aux nouveaux emplois liés au développement des nouvelles technologies. Sont ainsi cités, parmi les domaines affectés par ces nouveaux outils à disposition et qui constituent des débouchés pour les étudiants d’A.T.I.: « arts photographiques et graphiques, composition et mise en page ; aménagement visuel de l’environnement et décoration ; média, communication et signalétique ; vidéo, arts du spectacle et multimédia ; synthèse de l’image à l’ordinateur ». Aujourd’hui, la plupart des étudiants diplômés de la formation A.T.I travaillent dans l’animation, la réalité virtuelle, les jeux vidéo et les réseaux Internet, quand une autre partie se dirige vers la recherche et les métiers de l’enseignement . Il y a une vraie volonté de la part d’Arts et Technologies de l’Image et des enseignants, de suivre de près les innovations technologiques, en intégrant les nouvelles technologies et les nouveaux équipements en jeu, pour proposer aux étudiants une formation qui colle à l’actualité de la recherche en images numériques, et qui s’adapte aux professions qui en découlent 3. Les réalisations d’art informatique : l’exemple de Gastronomica, une œuvre collective.
Informatique/Culture
– Computer Culture 83 » à Villeneuvelès-Avignon et le Centre Mondial de l’Informatique.En juillet 1983, au moment de la première année « test » d’Arts et Technologies de l’Image à Paris-VIII, se tient à Villeneuve-lès-Avignon une rencontre intitulée « Informatique/Culture – Computer Culture 83 », organisée conjointement par le Centre de Recherche, de Création et d’Animation (CIRCA) et la fondation Photo/Electric Arts Foundation de Toronto. La rencontre a lieu au cœur de la Chartreuse du Val des Bénédictins de la ville, qui accueille depuis 1973 le CIRCA pour « créer un tissu de relations entre une population, sa culture, les civilisations voisines et la création d’aujourd’hui » , notamment technologique et informatique. La rencontre de 1983 a pour but de développer une réflexion et un espace d’expérimentations autour des nouveaux dispositifs de création informatiques, en proposant des conférences, des stages et des ateliers de formation à l’ordinateur et à la programmation artistique ainsi que des expositions et un « Festival du logiciel » durant lequel les visiteurs peuvent utiliser et manipuler des machines et des logiciels de création d’œuvres, pour « prendre la mesure du développement actuel de l’Informatique » . L’un des points essentiels de cette manifestation est son ouverture à un public qui se veut le plus diversifié possible, a contrario d’autres rencontres et colloques essentiellement dirigés vers un public de professionnels : « les habitants de la région » sont conviés à prendre part aux événements, aux côtés des spécialistes des nouvelles images technologiques. Parmi eux, se retrouvent les enseignants-chercheurs et artistes-informaticiens de l’Université de Paris-VIII, invités à intervenir au cours de la manifestation, accompagnés de leurs étudiants issus de la première promotion d’Arts et Technologies de l’Image. Edmond Couchot participe ainsi le 10 juillet 1983 à une conférence sur la nécessaire redéfinition des arts en lien avec les avancées technologiques, aux côtés de chercheurs à l’IRCAM, de spécialistes de l’image synthétique dont Loren Carpenter qui travaille alors dans la société de production Lucasfilm de George Lucas, et John Whitney, inventeur des effets spéciaux utilisés notamment dans 2001, L’Odyssée de l’Espace. Les travaux en images de synthèse de Monique Nahas, Hervé Huitric et Michel Bret sont exposés dans une partie de la manifestation qui prend le nom de « Vidéothèque » : un espace pensé comme un « catalogue » des recherches d’artistes-informaticiens. Une partie de la programmation, enfin, est consacrée à des stages en informatique et à la création sur ordinateur. Monique Nahas, Hervé Huitric et Michel Bret, avec l’aide de leurs étudiants d’A.T.I., organisent un atelier « Animation, Génération, Traitement d’Images de Synthèse », du 11 au 22 juillet 1983. A partir d’un matériel mis à disposition par les organisateurs de la manifestation, ils donnent ensemble des cours théoriques et pratiques d’initiation aux langages informatiques, à la gestion de logiciels, à l’écriture de programmes interactifs et graphiques et au traitement des images de synthèse à l’attention des publics et des visiteurs.
Gastronomica, le premier film d’animation d’A.T.I. en images de synthèse : une œuvre collective
Gastronomica est le fruit d’une collaboration entre plusieurs membres de l’équipe pédagogique d’A.T.I. (Michel Bret, Marie-Hélène Tramus, Monique Nahas, Hervé Huitric) et une partie des étudiants de la première promotion (Daniel Barthélémy, Nicole Croiset, Manuel Fernandez, Hubert Fourneaux, Edith Herman, Françoise Lemoine, Muriel Moreno, Marlène Puccini et Françoise Soubeyre). Le film est entièrement réalisé à partir du logiciel Rodin développé par Monique Nahas et Hervé Huitric pour visualiser et modéliser des formes et des images en trois dimensions, couplé à un Patch pensé par Michel Bret.
D’une durée d’un peu plus de 7 minutes, Gastronomica est un film d’animation obtenu par la synthèse d’images modélisées sur ordinateur. Sur fond de musique électronique produite par le compositeur Yann Diederichs il se décompose en deux parties distinctes . La première est réaliste ; elle montre des images figuratives en mouvement. On peut y voir un tableau au cadre doré, avec un compotier au centre, contenant des fruits et légumes modélisés, en référence au genre pictural de la nature morte. Le cadre tourne sur lui-même, puis c’est au tour du compotier de pivoter de plus en plus vite. La nature morte finit par sortir du cadre du tableau qui se décompose et se recompose. Puis les fruits et légumes du compotier volent dans l’espace, se mélangent. Formes, couleurs et textures se modifient, mutent et rompent avec toute représentation réaliste. La deuxième partie représente un paysage , avec une mer agitée par des vagues, le ciel en fond et une plage de sable au premier plan, sur laquelle apparaît petit à petit un arbre : mais les formes sont moins nettes et moins réalistes que dans la première partie. On y lit cependant la volonté de recréer une forme de perspective dans l’image, et de jouer avec les rapports de grandeur entre les différents éléments.
Il semble légitime de s’interroger sur la valeur proprement « artistique » de ce film, récompensé du premier prix Pixel-INA de la Catégorie Fiction en 1985 au festival Imagina de Monte-Carlo et présenté au festival international des images informatiques et numériques du SIGGRAPH, la même année à San Francisco. Ce très court-métrage ne propose aucune narration particulière, les images ne portent pas de discours autre que celui de leur propre technicité et des processus qui les ont produites : Gastronomica semble avant tout le résultat d’expérimentations artistiques, la démonstration d’une certaine technique et de l’état de la recherche en images de synthèse animées, à un moment donné. Ce film se présente comme un exemple de ce qu’il est possible de réaliser avec tel matériel (un ordinateur VAX), tel logiciel (Rodin), dans telles circonstances de travail. Une esthétique s’en dégage bien, mais elle n’est pas encore fondée. Gastronomica s’inscrit dans une première génération d’œuvres d’A.T.I., qu’on peut situer aux origines d’une nouvelle esthétique technologique, à l’avant-garde des futures images numériques. Ce film de synthèse annonce les transformations à venir dans le champ artistique et dans les modes de représentation du monde, tout en restant lui-même expérimental, prototypal.
Des artistes enseignants-chercheurs
Hors du circuit de l’art contemporain
En se penchant sur les parcours respectifs de certains anciens membres du Groupe Art et Informatique de Vincennes, et des enseignants-chercheurs de la Formation Arts et Technologies de l’Image de l’Université Paris-VIII, nous avons vu comment les artistesinformaticiens qui font émerger l’art informatique comme nouvelle pratique artistique en France à la fin des années 1960, et tout au long des années 1970 et 1980, sont intimement liés au milieu universitaire. Plasticien issu du mouvement cinétique, Edmond Couchot rejoint rapidement Paris-VIII à la fin des années 1960 aux côtés de Frank Popper pour donner des cours au département d’Arts Plastiques sur les rapports entre art et cybernétique. Petit à petit, il s’oriente vers la question de l’utilisation de l’ordinateur dans l’art. Hervé Huitric, lui, intègre Paris-VIII en tant qu’étudiant en informatique après avoir validé son diplôme à l’École des Beaux-Arts, dans l’idée de se former à l’utilisation de l’ordinateur pour en faire un nouveau médium artistique. Monique Nahas rejoint l’université après une licence de Physique et un doctorat en Physique Théorique à l’Université d’Orsay. Michel Bret intègre Paris-VIII après des années d’études en Sciences et en Mathématiques puis en Informatique à l’Université de Jussieu, couplées à une pratique artistique d’abord uniquement orientée vers la peinture, puis liée à l’utilisation de l’ordinateur. Il poursuit son parcours universitaire jusqu’en 1984, année d’obtention de son doctorat.
Ces pionniers de l’art informatique ne sont pas des figures représentatives du monde de l’art contemporain : ce sont, au contraire, chacun à leur façon, des personnalités issues du milieu universitaire. Certains se sont formés hors du champ de l’université, à l’image d’Hervé Huitric diplômé de l’École des Beaux-Arts, et d’autres ont développé une pratique artistique affirmée, antérieure à leur entrée à l’Université Paris-VIII, comme Edmond Couchot et Michel Bret : mais tous ont intégré l’université à un moment de leur parcours, parfois même en tant qu’étudiants, pour se former notamment à la programmation et aux langages informatiques, et plus généralement en tant qu’enseignants-chercheurs en art informatique.
C’est là toute la spécificité de leur statut, qui mêle pratique artistique et enseignement et qui fait converger le milieu universitaire de la recherche, de la théorie et de l’expérimentation et le milieu de l’art, avec ses réalisations plastiques, ses techniques, ses modes de diffusion, d’exposition, de socialisation. Les pionniers en art informatique ont le statut hybride d’enseignant-chercheur-artiste, un statut qui leur permet de réconcilier par leurs pratiques artistiques technologiques le monde universitaire auquel ils appartiennent et le monde de l’art contemporain, dont ils semblent souvent en marge. Ce double statut, cette position hybride rend plus floue l’identité des artistes-informaticiens, et plus difficile leur intégration au monde de l’art contemporain, leur reconnaissance du point de vue institutionnel. L’aspect pédagogique que prend leur démarche ainsi que leur attachement à l’enseignement, à l’idée de formation à la double-compétence artistique et technique dans le cadre universitaire font qu’ils rompent avec la figure de l’artiste contemporain. Si Hervé Huitric voit dans l’université un espace qui les a protégés, notamment sur le plan financier, leur permettant de « [bien] terminer les fins de mois (…) » et de « vivre par l’enseignement » (et plus seulement par leurs pratiques artistiques), Monique Nahas nuance le constat en montrant comment l’université a permis l’émergence de cette pratique artistique informatique tout en limitant sa reconnaissance : « C’est l’université qui a permis tout ça, de créer véritablement sur l’ordinateur, et en même temps c’est ce qui a rendu difficile notre identification comme artistes ».
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Table des matières
Remerciements
Introduction
I. ART, SCIENCE ET TECHNOLOGIE DANS LES ANNEES 1960 – 1970 : LE CONTEXTE
D’APPARITION DE L’ART INFORMATIQUE EN FRANCE
A. Etat des lieux de la création artistique à l’époque
1. La transformation des institutions culturelles
2. Principaux artistes et mouvements
3. Premières interactions Art, Sciences et Technologies
B. Les pionniers d’un art informatique : premières manifestations d’un art sur ordinateur en France
1. La situation de l’informatique en France dans les années 1960-1970
2. Manipuler l’outil pour créer des images : un art qui naît du détournement
3. L’irruption de l’ordinateur dans le champ artistique
§ Vera Molnar et Manfred Mohr, deux artistes pionniers
II. LE MILIEU UNIVERSITAIRE COMME LIEU PIONNIER DE L’ART INFORMATIQUE : L’EXEMPLE DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS VIII VINCENNES – SAINT–DENIS
A. L’Université expérimentale de Vincennes
1. La création de l’université et ses principes
§ Le contexte politique, les revendications étudiantes de mai 1968 et la critique du milieu universitaire
§ Le centre universitaire expérimental de Vincennes : une réponse aux revendications
§ Une nouvelle pédagogie pluridisciplinaire
2. La rencontre des arts plastiques et de l’informatique à l’université
§ Un département d’informatique : l’ouverture aux nouvelles technologies et l’affirmation de
l’informatique comme science autonome
§ Un département pour les arts plastiques : les beaux-arts font leur entrée à l’université et transforment l’enseignement artistique
B. L’organisation du champ universitaire autour de groupes de recherche : l’exemple du GAIV
1. Un groupe à cheval sur deux départements : des artistes-informaticiens
2. De l’expérimentation musicale aux arts visuels : couvrir les champs artistiques avec l’ordinateur
3. La production d’une revue universitaire et l’organisation d’événements
transdisciplinaires : expérimenter, créer et diffuser
C. Arts et Technologies de l’Image : genèse d’une nouvelle formation universitaire
1. Les étapes de la création et les acteurs de la formation
§ La réception de la formation du côté de l’université
§ La première année test et la mise en place de la formation
2. Pédagogie et contenu des cours mis en place
§ Les objectifs de la formation A.T.I. et la pédagogie mise en place autour du principe de double
compétence technique – artistique et recherche-création
§ Le profil des étudiants
§ Les cours et les programmes : au plus près des évolutions technologiques
3. Les réalisations d’art informatique : l’exemple de Gastronomica, une œuvre collective
§ « Informatique/Culture 83 – Computer Culture 83 » à Villeneuve-lès-Avignon et le Centre
Mondial de l’Informatique
§ Gastronomica, le premier film d’animation d’A.T.I. en images de synthèse : une œuvre
collective
D. L’université comme lieu d’émancipation pour l’art informatique
1. Des artistes enseignants-chercheurs
§ Hors du circuit de l’art contemporain
§ En rupture avec l’idée de « génie romantique »
2. Le lieu d’une production d’une théorie sur l’art informatique
§ La difficile définition de ces nouvelles images
§ L’émergence d’un nouvel ordre visuel : des « images puissance image »
§ Des images interactives : la participation du regardeur au processus de création
§ Une nouvelle esthétique conversationnelle et de la commutation
III. L’ART INFORMATIQUE : LA RECONNAISSANCE DIFFICILE D’UN CHAMP ARTISTIQUE AUTONOME
A. Une pratique artistique qui reste en marge
1. Une reconnaissance en demi-teinte de la part de l’État
§ Des commandes de rapports sur la question
§ La création de structures
§ L’émergence de formations
2. Le désintérêt de la critique
3. L’art informatique court-circuite les lois du marché
B. Exposer l’art informatique ? Les limites de la monstration traditionnelle
1. Electra et Les Immatériaux, deux expositions pour l’art informatique : le temps d’une reconnaissance institutionnelle ?
2. L’impossible exposition de l’art informatique ? Un art qui remet en question les conditions d’exposition en institution muséale
3. L’art informatique invente ses propres formes de monstration : festivals et manifestations, des alternatives au musée
§ SIGGRAPH
§ Ars Electronica
§ Imagina
§ Artifices
Conclusion
Bibliographie
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