Elastographie haute-résolution pour l’évaluation des propriétés élastiques de la cornée et de la peau

Propriétés mécaniques des tissus biologiques

Les tissus biologiques sont des solides mous ayant une structure spécifique selon la fonction à laquelle ils sont destinés. De cette structure résultent leurs propriétés mécaniques. Des modifications de ces propriétés peuvent donc être le signe d’une altération du tissu. En médecine, il est ainsi utile de chercher à évaluer la biomécanique d’un tissu pour diagnostiquer certaines pathologies : la présence de nodules rigides dans un organe peut par exemple révéler des tumeurs cancéreuses, et une rigidité anormale du foie peut être le signe d’une fibrose hépatique.

Enjeux de la biomécanique en ophtalmologie et en dermatologie

La cornée

Anatomie et rôle de la cornée
L’œil est un système optique constitué de quatre éléments principaux   :
– un premier milieu qui est la cornée. La cornée est transparente et constitue grâce à sa courbure l’élément le plus réfractif du globe oculaire. Ainsi, elle assure la transmission et la focalisation de la lumière.
– un diaphragme qui est formé par l’iris, dont l’ouverture s’adapte notamment en fonction de la luminosité.
– une lentille convergente, le cristallin. Le cristallin est relié à des muscles (corps ciliaires) capables de le déformer, permettant ainsi l’accommodation.
– un capteur, la rétine, qui convertit la lumière en signal électrique. Les informations sont transmises au cerveau par le nerf optique.

La cornée humaine, d’une épaisseur d’environ 500 µm, est composée de trois couches – épithélium, stroma et endothélium – séparées par deux membranes – membranes de Bowman et de Descemet .

L’épithélium, qui est la couche externe, est une barrière physique contre l’environnement extérieur et assure l’imperméabilité de la cornée. Son épaisseur est d’environ 50 µm. Les cellules épithéliales se renouvellent environ toutes les semaines.

Sous l’épithélium se trouve la membrane de Bowman, épaisse d’environ 15 µm. Elle contribue au maintien de la forme globale de la cornée. Cependant, cette membrane n’est présente que chez les primates et certains mammifères. Elle est par exemple absente chez le porc. Le stroma est la couche la plus épaisse, puisqu’il compte pour 90% de l’épaisseur cornéenne totale. Il est composé d’eau à 78% et de collagène fibrillaire (majoritairement de type I) dont les fibrilles sont regroupées en lamelles. Au sein d’une même lamelle, les fibrilles sont alignées parallèlement les unes aux autres. Les lamelles sont empilées selon un arrangement spécifique qui assure la transparence de la cornée. Le collagène stromal est responsable des propriétés biomécaniques de la cornée. En outre, le stroma contient des cellules, appelées kératocytes, qui sont capables de synthétiser du collagène et maintiennent l’équilibre de la matrice extracellulaire. L’endothélium est une monocouche cellulaire de quelques microns d’épaisseur qui ne se régénère pas. Le nombre de cellules endothéliales décroît au cours du temps. Leur rôle est de réguler la quantité d’eau contenue dans le stroma afin de préserver sa transparence. L’endothélium est séparé du stroma par la membrane de Descemet, qui est constamment secrétée par les cellules endothéliales et peut atteindre une dizaine de microns.

Pathologies liées à la biomécanique cornéenne 

La tenue mécanique de la cornée assure le maintien d’une bonne courbure, qui est essentielle pour garantir une vision correcte en permettant la formation de l’image sur la rétine. Des défauts de courbure cornéenne entraînent des altérations de la vision comme l’astigmatisme (distorsion de la vision) ou la myopie (image formée en avant de la rétine). Pour corriger la vision d’un sujet myope, il convient de compenser la courbure anormale de la cornée. Depuis quelques années, les procédures de chirurgie réfractive, qui consistent à remodeler la forme de la cornée par laser, sont de plus en plus demandées par les patients car elles permettent en théorie de s’affranchir du port de lunettes ou de lentilles de contact. Ces opérations comportent néanmoins des risques car leur résultat à long terme est difficilement prédictible. Si les complications intra-opératoires deviennent de plus en plus rares grâce à l’automatisation des procédures, il subsiste quelques cas de complications post-opératoires souvent dues à une mauvaise évaluation des propriétés mécaniques de la cornée avant l’opération. L’une des complications les plus sévères est l’ectasie cornéenne, causée par une perte de tenue mécanique pouvant entraîner la cécité pour les cas les plus avancés.

L’élasticité de la cornée peut également influencer la mesure de la pression intraoculaire (pression hydrostatique dans la chambre antérieure), qui peut être un indicateur de glaucome. Le glaucome est un endommagement du nerf optique par compression entraînant une perte progressive de la vision. Une pression intraoculaire anormalement élevée constitue un facteur de risque important et requiert un suivi régulier. En consultation clinique, la pression intraoculaire est actuellement estimée par mesure de la résistance de la cornée à une force d’indentation. La biomécanique individuelle de chaque cornée peut donc biaiser cette estimation, une cornée anormalement dure menant potentiellement à une surestimation de la pression intraoculaire.

Etat de l’art des mesures biomécaniques en ophtalmologie

La caractérisation de la cornée se fait conventionnellement par des mesures topographiques et non mécaniques. La lampe à fente, développée dès les années 1910, reste aujourd’hui le moyen d’observation standard. Il s’agit d’un microscope associé à un dispositif d’éclairage permettant de balayer le segment antérieur par de fines raies lumineuses pour mettre en évidence les interfaces (faces antérieure et postérieure de la cornée, surface de l’iris, surface du cristallin). Des appareils plus sophistiqués voient maintenant le jour, tel l’Orbscan (Bausch & Lomb, Rochester, NY, Etats-Unis) ou le Pentacam (Oculus, Wetzlar, Allemagne) qui incluent un traitement automatique des données recueillies pour donner instantanément une cartographie des courbures antérieure et postérieure ainsi que de l’épaisseur cornéenne. D’autres méthodes d’imagerie topographiques, auparavant réservées à la recherche, commencent à s’étendre à l’usage clinique comme la tomographie par cohérence optique (OCT), la microscopie confocale ou encore l’échographie à très haute fréquence (50-100 MHz) [4][5].

Ces estimations morphologiques n’étant pas suffisamment discriminantes dans de nombreux cas, il s’est avéré essentiel de pouvoir caractériser les propriétés biomécaniques propres à chaque cornée, que ce soit pour améliorer la mesure de pression intraoculaire, établir un diagnostic précis pour mieux planifier une procédure de chirurgie réfractive ou suivre l’évolution post-opératoire. De nombreuses expériences de traction axiale ont été menées sur des bandes découpées dans des cornées pour tracer des courbes contraintes-déformations [6][7]. Cependant, les propriétés d’un morceau de cornée découpée diffèrent de celles d’une cornée entière. A ces tests ont donc été préférés les tests d’inflation sur des cornées entières ex vivo [8]. Les premières courbes obtenues mettent en évidence le comportement élastique non-linéaire de la cornée. Des simulations par éléments finis ont également permis de modéliser le comportement de la cornée en prenant en compte la complexité de la microstructure du stroma [9]. Les recherches ont progressivement évolué vers des techniques applicables in vivo. L’Ocular Response Analyzer (ORA®, Reichert, Depew, NY, Etats-Unis) [10], commercialisé depuis 2005, consiste à observer l’hystérèse de la cornée soumise à un cycle d’indentation. Un jet d’air pulsé est envoyé pour exercer une montée puis une descente de pression sur le sommet de la cornée. La déformation du centre de la cornée est estimée optiquement par la mesure de l’angle de réflexion d’un faisceau infrarouge envoyé sur la cornée. Cela permet de repérer les deux instants (l’un pendant la montée et l’autre pendant la descente en pression) auxquels la cornée est plane. L’écart entre les deux valeurs de pression correspondantes, appelé « coefficient d’hystérèse », est proposé pour évaluer la viscoélasticité de la cornée. Basé sur le même principe, le Corvis® ST (Oculus, Wetzlar, Allemagne) a été lancé en 2011. L’amélioration apportée par le Corvis® ST est l’utilisation d’une caméra optique rapide (4330 images par seconde) permettant d’obtenir un film de la déformation de la cornée sur toute une section. De nombreux paramètres de sortie sont proposés : l’épaisseur cornéenne, l’amplitude des déformations, les deux instants d’aplanation, la longueur du segment aplani, etc… Il est toutefois difficile d’extraire de tous ces paramètres une quantification des modules élastiques de la cornée. Une technique d’élastographie ultrasonore par onde de surface (Surface Wave Elastometry) a été développée en 2007 [11]. Dans cette méthode, la vitesse de propagation d’une onde de Rayleigh basse fréquence (quelques kilohertz) est mesurée entre deux transducteurs distants de plusieurs millimètres. La vitesse d’une onde de Rayleigh est liée au module d’Young. L’inconvénient de cette méthode de mesure point à point est la nécessité d’effectuer un balayage mécanique pour caractériser la totalité de la surface cornéenne. Le problème d’une mesure in vivo fiable des propriétés élastiques de la cornée reste donc aujourd’hui non résolu.

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Table des matières

Chapitre 1. Introduction
1.1. Propriétés mécaniques des tissus biologiques
1.2. Enjeux de la biomécanique en ophtalmologie et en dermatologie
1.2.1. La cornée
1.2.1.1. Anatomie et rôle de la cornée
1.2.1.2. Pathologies liées à la biomécanique cornéenne
1.2.1.3. Etat de l’art des mesures biomécaniques en ophtalmologie
1.2.2. La peau
1.2.2.1. Anatomie de la peau
1.2.2.2. Enjeux des études biomécaniques en dermatologie
1.2.2.3. Etat de l’art des mesures biomécaniques en dermatologie
1.3. Etat de l’art de l’élastographie ultrasonore
1.3.1. Imagerie de déformation
1.3.2. Mesure de vitesse de propagation
1.3.3. Vers l’estimation des paramètres viscoélastiques
1.4. Objectifs de la thèse
1.5. Références
Chapitre 2. Implémentation haute fréquence de l’élastographie par Supersonic Shear wave Imaging
2.1. Introduction
2.2. Principe général de l’élastographie par Supersonic Shear wave Imaging (SSI)
2.2.1. Force de radiation ultrasonore
2.2.2. Imagerie ultrarapide par ondes planes
2.2.3. Inversion par estimation du temps de vol
2.2.3.1. Détection des déplacements par autocorrélation
2.2.3.2. Algorithme d’inversion par le temps de vol
2.2.4. Résumé
2.3. Implémentation haute fréquence
2.3.1. Le prototype d’échographe Aixplorer® haute fréquence
2.3.2. Les sondes échographiques
2.3.3. Normes de sécurité pour l’utilisation des ultrasons en diagnostic
2.3.4. Premières images à haute fréquence
2.4. Conclusion du chapitre
2.5. Références
Chapitre 3. Propagation guidée d’une onde de cisaillement en plaque mince
3.1. Introduction
3.2. Propagation guidée dans une plaque mince élastique dans le vide : ondes de Lamb
3.3. Propagation guidée dans une plaque mince élastique immergée dans l’eau
3.3.1. Approche théorique
3.3.1.1. Simulations en différences finies
3.3.1.2. Résolution semi-analytique de l’équation de dispersion
3.3.1.3. Approximation analytique
3.3.2. Validation expérimentale in vitro
3.3.2.1. Acquisitions d’élastographie SSI sur des gels
3.3.2.2. Calcul de la courbe de dispersion : Shear Wave Spectroscopy
3.4. Propagation guidée dans une plaque mince viscoélastique immergée dans l’eau
3.4.1. Simulations en différences finies
3.4.2. Validation expérimentale in vitro
3.5. Cas d’une plaque élastique entourée d’un solide mou
3.6. Cas d’un milieu bicouche immergé dans un liquide
3.7. Conclusion du chapitre
3.8. Références
Chapitre 4. Imagerie des proprieties viscoélastiques des tissus minces
4.1. Introduction
4.2. Elastographie du derme in vivo chez l’homme
4.3. Elastographie de la cornée ex vivo et in vivo chez le porc
4.3.1. Expériences sur des cornées porcines ex vivo
4.3.2. Expériences sur des cornées porcines in vivo
4.4. Influence de la tension du tissu
4.4.1. Effet de la pression intraoculaire
4.4.1.1. Effet de la pression intraoculaire statique
4.4.1.2. Effet de la pulsatilité cardiaque
4.4.2. Effet de la tension du derme
4.5. Imagerie 3D et anisotropie
4.5.1. Propagation d’une onde de cisaillement dans un milieu transverse isotrope
4.5.2. Anisotropie de la cornée
4.5.2.1. Organisation du collagène cornéen
4.5.2.2. Etude expérimentale de l’anisotropie élastique des cornées porcines
4.5.3. Anisotropie de la peau
4.5.3.1. Lignes de Langer
4.5.3.2. Anisotropie élastique du derme
4.6. Conclusion du chapitre
4.7. Références
Chapitre 5. Conclusion

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