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Le nettoyage laser de la pierre encrassée
Après avoir étudié la nature des encrassements observables sur la pierre, nous allons à présent focaliser notre attention sur la technique de nettoyage dont les effets sont étudiés dans le cadre de ce mémoire : le laser Néodyme-YAG pulsé déclenché à impulsions nanosecondes (Nd:YAG Q-switched). Quelques réflexions générales sur le nettoyage et un résumé succinct des différents types de techniques de nettoyage existants seront présentés avant de détailler l’histoire et les principes de fonctionnement du nettoyage laser.
Introduction sur le nettoyage
Le nettoyage est une étape fondamentale dans le processus de restauration-conservation des monuments en pierre (Tabasso, 1988). Il permet l’élimination de toutes les salissures non désirées: contaminations microbiologiques, poussières atmosphériques, croûtes noires etc. et de ce fait l’amélioration de l’esthétique ou de la lisibilité de l’œuvre. Il permet également de protéger le monument des phénomènes de dégradation et de préparer l’application éventuelle d’un produit de conservation par exemple un consolidant. Le choix de la méthode dépend de la nature de la substance à éliminer, de l’état de conservation de la pierre, ainsi que du type et des dimensions de la surface à traiter. Ici, nous nous concentrerons sur les méthodes de nettoyage appropriées à l’élimination des dépôts et des croûtes noires.
Les différentes techniques de nettoyage
Des articles et livres très détaillés (Doehne & Price, 2010; Vergès-Belmin & Bromblet, 2000) écrits par des scientifiques de la conservation recensent les multiples techniques de nettoyage existantes autres que le laser. Nous les passerons brièvement en revue pour nous concentrer ensuite essentiellement le nettoyage laser.
Les méthodes à base d’eau
L’eau agit par dissolution des salissures indurées et par lessivage des poussières. Elle peut ruisseler sur les parements, être projetée ou pulvérisée par de petites buses, nettoyant la pierre sans effet mécanique dangereux (nébulisation).
Les compresses
Deux types de compresses sont actuellement utilisés :
Les cataplasmes (pouvant contenir de la poudre de cellulose, des argiles, une charge et dans certains cas un ou des adjuvants organiques) humidifiés sont appliqués sur la pierre afin de ramollir et décoller une partie des salissures. Une fois le cataplasme retiré, un brossage doux et un rinçage permettent d’éliminer le reste des salissures.
Les pelables sont des produits semi-liquides qui en séchant forment un film solide souple et élastique qui élimine les salissures lorsqu’on le retire. Les pelables les plus courants sont d’une part des suspensions de latex et d’autre part des mélanges d’alcool polyvinylique et de propylène glycol.
Le nettoyage chimique
Les nettoyages chimiques utilisent des produits qui réagissent chimiquement (par solubilisation, solvatation, complexation etc.) avec les salissures pour les éliminer. Le produit chimique le plus fréquemment utilisé sur les œuvres est le (bi)-carbonate d’ammonium et l’EDTA (sel sodique de l’acide éthylène diamine tétra-acétique). Bien d’autres produits comme l’acide citrique, chlorhydrique, la soude, l’ammoniac sont en usage. Ils sont appliqués sous forme de pâtes, gels ou solutions aqueuses.
Les méthodes mécaniques
Le principe de ces techniques réside dans une abrasion mécanique. Avec la fraise de dentiste et le scalpel, le sablage fin (micro-sablage, gommage ou encore micro-abrasion) est la technique la plus utilisée sur les œuvres patrimoniales. Elle consiste à projeter sur la surface des poudres de différentes natures, duretés (alumine, quartz, microfine de verre, poudre végétale) et granulométries (6-300 µm). La poudre est projetée à l’aide d’air comprimé avec ou sans adjonction d’eau.
Les critères d’évaluation
Une question majeure lorsqu’on traite du nettoyage de la pierre est la suivante : « où arrêter le nettoyage ? » (Bromblet & Vergès-Belmin, 1996). La question de la surface initiale de la pierre est très complexe à appréhender car au cours du temps, la pierre subit continuellement des transformations physico-chimiques qui conduisent à une lente modification de son aspect. Ainsi, l’aspect de surface souhaité est-il celui correspondant à une cassure fraiche ? Faut-il enlever une couche de gypse épigénique ou une patine d’oxalate sous-jacente lorsqu’on élimine une croûte noire ? Dans le cas du gypse épigénique par exemple, cette couche constitue une patine naturelle protectrice et l’enlever peut se révéler dangereux pour la pierre (Bromblet & Vergès-Belmin, 1996; Skoulikidis & Papakonstantinou, 1981; Vergès-Belmin, 1994). Sa préservation est même souvent utilisée comme critère pour vérifier l’innocuité du nettoyage.
Ces questionnements posent ensuite la question de l’évaluation d’un « bon nettoyage». Très souvent, l’efficacité du nettoyage est évaluée subjectivement selon des considérations esthétiques visuelles. Plusieurs méthodes d’évaluation objectives et simples à mettre en œuvre ont cependant été développées (Vergès-Belmin, 1996). Ces méthodes s’appuient notamment sur la caractérisation de propriétés :
– physique : couleur, transferts d’eau (liquide et vapeur), dureté, rugosité et perte de matière due au nettoyage
– chimique : identification et quantification de sels solubles, conductivité, pH
– minéralogique et pétrographique : nature et texture du substrat, nature des anciens traitements si présents et des altérations diverses (dépôts, croûte noire, gypse épigénique etc.)
La démarche consiste à analyser ces propriétés après plusieurs essais de nettoyage sur des zones adjacentes pour pouvoir ensuite déterminer la technique de nettoyage la plus adéquate. Les critères permettant d’évaluer les résultats des analyses sont généralement les suivants (liste non exhaustive) (Vergès-Belmin, 1996) : conservation de la patine, nocivité physique, nocivité chimique, homogénéité de l’élimination des salissures, durabilité, propreté, couleur et esthétique.
Au vu de la complexité et de la grande diversité de matériaux à nettoyer, ces critères restent cependant assez subjectifs (relatifs à l’avis des praticiens de la conservation-restauration pour chaque cas précis) et ne font pas encore l’objet d’un consensus.
Historique du nettoyage laser
Plusieurs revues détaillées sur l’histoire et les avancées du nettoyage laser ont été écrites au cours du temps (Bromblet et al., 2003; Cooper, 1998c; Rodriguez-Navarro et al., 2003; Siano et al., 2012), nous en ferons une courte synthèse dans ce paragraphe. Les données historiques seront enrichies de témoignages oraux de restaurateurs interviewés dans le cadre d’une enquête menée pendant la thèse et dont les résultats sont présentés en annexe n°1.
C’est au début des années 1970 que le laser est utilisé pour la première fois pour nettoyer des marbres encrassés à Venise (Asmus et al., 1973; Lazzarini et al., 1973). Asmus et ses collègues mettent en évidence le phénomène de vaporisation sélective avec un laser à rubis continu ou pulsé : une espèce absorbante (comme les suies) déposée sur une espèce réfléchissante (le marbre) induit une vaporisation sélective des suies sans abîmer le substrat. Le nettoyage laser est né. Le nettoyage laser se développe ensuite et se popularise dans les années 1990, surtout pour l’élimination du soiling et des croûtes noires (Orial & Riboulet, 1989). Des recherches comparatives entre différents types de laser (excimer 248 nm ; liquide 590 nm ; NdYAG 1064 nm, CO2 10,6 µm) et en mode continu ou pulsé montrent que c’est le laser Nd:YAG 1064 nm en mode pulsé qui est le plus rapide pour le nettoyage de la pierre calcaire (Orial, 1995). Ces recherches mettent en évidence la sélectivité du laser NdYAG à 1064 nm ainsi que le phénomène auto-limitatif du nettoyage : une fois que la croûte noire a été enlevée, des impulsions additionnelles n’enlèvent pas de matériau supplémentaire. Des prototypes de laser de nettoyage pour chantier sont développés en Europe (Cooper et al., 1995; Orial, 1995; Venaille, 1997). Les effets du laser et ceux de la micro-abrasion (ou des compresses) sur des pierres calcaires et des marbres sont comparés (Vergès-Belmin, 1995) et mettent en évidence la grande précision du laser, qui permet notamment de préserver les couches sous-jacentes à la croûte noire comme les couches de sulfatation (gypse épigénique), les couche d’oxalates, les badigeons etc. (Cooper & Larson, 1996). Cette nouvelle technique constitue alors une grande avancée en matière de conservation des épidermes et apporte un nouvel outil remarquable dans la panoplie du restaurateur, surtout pour les pierres fragiles présentant des zones altérées et friables qui peuvent être nettoyées sans perte de matière ou pré-consolidation préalable (Orial & Riboulet, 1993).
Des recherches sont également effectuées sur des matériaux autres que la pierre. Des tests sont notamment menés pour nettoyer des céramiques (Cooper & Larson, 1996), du papier (Szczepanowska & Moomaw, 1994), des peintures médiévales (Pouli & Emmony, 2000) etc.
En 1995, la première conférence LACONA (« Laser for the Conservation of Artworks ») a lieu à Héraklion, rassemblant scientifiques et praticiens de la conservation-restauration pour discuter des dernières avancées technologiques et des possibles développements futurs. Depuis, dix conférences biennales ont eu lieu et une grande partie des recherches et des avancées sur le nettoyage laser est publiée dans les volumes de ces 11 conférences (Siano et al., 2012).
En France, les premiers essais de nettoyages laser de grande ampleur sur monuments ont été réalisés lors du « Tour de France Laser » dirigé par Geneviève Orial du Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques. Ce projet de grande envergure a permis d’effectuer des tests de nettoyage Nd:YAG QS 1064 nm sur plus d’une quinzaine de monuments historiques français entre 1993 et 1994 (Orial & Vergès-Belmin, 1995).
Suite aux résultats prometteurs de ces premières expérimentations, le portail sud de la façade occidentale de la cathédrale d’Amiens a été nettoyé au laser (Weeks, 1998) puis, entre 1993 et 2001, environ vingt portails sur treize monuments emblématiques comme les cathédrales de Paris, Bordeaux, Chartres ou la basilique Saint-Denis etc. ont été restaurés par diverses techniques incluant le laser (Bromblet et al., 2003). C’est à cette époque que les praticiens de la conservation-restauration s’aperçoivent que le nettoyage laser confère souvent aux épidermes un aspect plus jaune que les autres techniques. Ce phénomène de jaunissement et ses possibles causes seront présentés lors du congrès LACONA IV (voir partie 1.3.) (Delivré, 2003; Vergès-Belmin & Dignard, 2003). Cette coloration sera considérée comme esthétiquement inacceptable par un certains nombres d’architectes et conservateurs français.
Couplée à la diminution du nombre de chantiers de restauration – l’âge d’or de la restauration est terminé2 – et au coût élevé de la technique3 (actuellement la location d’un laser coûte environ 4500€ par mois en France, contre 2500€ en Italie4), l’effet jaune laser induit une diminution drastique de l’utilisation de la technique, jusqu’à sa disparition des chantiers sur patrimoine bâti en France et à l’arrêt du développement technologique (Salimbeni et al., 2003).
Effets thermiques
Pour les lasers infrarouges, l’énergie absorbée est majoritairement dissipée sous forme de chaleur. L’irradiation laser conduit à un échauffement tellement rapide du matériau (environ 109-1011 °C.s-1 (Cooper, 1998b)) que la chaleur n’a pas le temps de se propager et on peut considérer que l’échauffement se produit sur un volume constant qui est inférieur ou égal au volume d’absorption optique. C’est ce qu’on appelle le régime de confinement thermique, dans lequel tous les effets thermiques sont localisés dans le volume irradié. La longueur de pénétration thermique est inférieure à celle de pénétration optique , soit < .
Dans les matériaux isolants comme le marbre ou la pierre calcaire, la vitesse de propagation de la chaleur et la longueur de pénétration thermique sont très faibles. Pour des impulsions d’une dizaine de nanosecondes, on a ≈ 60 − 100 nm (Venaille, 1997).
Quand on effectue des tirs répétés sur le même point, ce qui est le cas lors d’un nettoyage, la chaleur n’a parfois pas le temps de se dissiper entre chaque pulse (si le temps de relaxation thermique est supérieure à la fréquence de tir), et cela peut conduire à une accumulation de chaleur qui est à prendre en compte.
Vaporisation
Lorsque l’énergie absorbée par le matériau est suffisamment importante ( de l’ordre de 0,1 J.cm-²), la température de vaporisation du matériau est atteinte et le matériau se vaporise en un temps caractéristique qui peut être estimé à l’aide d’un modèle thermique unidimensionnel (Venaille, 1997). La température de vaporisation peut être reliée à la fluence par une équation qui dépend de la durée d’impulsion et des propriétés optiques et thermiques du matériau. Pour les matériaux comme la pierre calcaire ou le marbre, = 0,01 − 0,001 ns. La vaporisation est atteinte quasi instantanément et cette éjection brutale de matière sous forme de chaleur induit la propagation de fronts thermiques et mécaniques dans les couches de matières sous-jacentes.
Formation du plasma
Pour une énergie encore plus élevée ( de l’ordre de 1 à quelques J.cm-²), l’absorption du rayonnement laser par la vapeur éjectée conduit à l’ionisation des espèces présentes et à la formation d’un plasma. Le plasma se forme lorsque des électrons présents à la surface du matériau ou dans la vapeur subissent des collisions qui conduisent peu à peu à une augmentation exponentielle de la densité électronique.
La vapeur se transforme alors en gaz fortement ionisé. Le plasma se développe à la surface du matériau puis se détend dans l’atmosphère en absorbant plus ou moins le rayonnement laser (il agit comme un bouclier optique et modifie les interactions entre le rayonnement et le matériau, notamment la quantité d’énergie qui arrive sur le substrat). La pression dans le plasma est très élevée (centaines de bars) et génère la propagation d’ondes de choc à la fois dans l’atmosphère et dans le matériau, qui contribuent à l’éjection de matière. La propagation du plasma engendre également des perturbations du gaz ambiant qui produisent des ondes acoustiques, dont l’amplitude est proportionnelle à la quantité de matière éjectée. Macroscopiquement la vapeur ionisée ou le plasma sont visibles sous forme d’une étincelle de lumière.
Rôle de l’eau
L’élimination de matière peut être facilitée quand le substrat est recouvert d’un film liquide, souvent de l’eau ; c’est le nettoyage laser humide ou « steam laser cleaning ».
Plusieurs hypothèses pour expliquer ce phénomène ont été formulées :
– l’augmentation de l’absorption du rayonnement laser : une surface mouillée présente souvent une absorption plus importante qu’une surface sèche dans la région du visible et de l’infra-rouge. Considérons par exemple une pierre calcaire poreuse et supposons que son indice de réfraction soit égal à celui de la calcite CaCO3, soit ≈ 1,48 − 1,65 (Bragg, 1924).
En humidifiant la pierre, de l’eau ( ≈ 1,3 (Schiebener et al., 1990)) remplit les pores qui étaient auparavant remplis d’air ( ≈ 1 (Ciddor, 1996)). Le rapport des indices de la pierre et de l’eau est plus faible que celui des indices de la pierre et de l’air < . Or la loi de Descartes stipule que l’angle de déviation de la lumière est d’autant plus petit que le rapport des indices est faible (Bruhat et al., 2005). La lumière arrivant sur la pierre mouillée sera donc moins déviée que celle arrivant sur la pierre sèche : elle ira donc plus en profondeur du matériau et sera plus absorbée.
– le confinement de la vapeur/plasma : la présence d’un film d’eau confine les ondes de choc à la surface et leurs effets mécaniques sur le matériau sont donc amplifiés.
– l’ébullition explosive : l’eau pénètre dans le matériau à travers ses porosités. La conduction de chaleur dans le matériau (ou sa vaporisation) génère une vaporisation instantanée de l’eau qui en est au contact, ce qui crée des micro-explosions à partir des pores du matériau et augmente les effets mécaniques du laser.
De plus, la pénétration de l’eau dans les matériaux peut entraîner des dégradations diverses (cristallisations de sel, dissolution etc.) et les très fortes pressions développées lors de la vaporisation de l’eau peuvent induire des dommages plus importants que pour un nettoyage à sec. Ces deux paramètres doivent donc être surveillés lors du traitement.
Concernant les lasers UV : effets photochimiques
L’irradiation laser peut engendrer des modifications de nature chimique, essentiellement pour les longueurs d’onde courtes (UV) dont l’énergie des photons (5 eV pour 248 nm par exemple) peut être supérieure à celle des liaisons covalentes d’une molécule (3,6 eV pour une liaison C-C, 3,7 eV pour une liaison C-O, 4,3 eV pour une liaison C-H etc.). Dans ce cas-là, l’énergie des photons conduit à la rupture de la molécule en fragments réactifs, sans génération de chaleur (Fotakis, 2007a). Il est important de noter que dans le cas des lasers UV, les différences de réflexion entre la salissure et le substrat ne sont pas aussi marquées que pour les lasers infrarouges (Fotakis, 2007c; Pouli et al., 2016).
Nettoyage laser d’une pierre encrassée
écanismes
La pierre calcaire ou le marbre recouverts de croûtes noires sont des systèmes très hétérogènes composés de multiples matériaux avec des propriétés optiques et thermiques différentes. Comme vu dans la partie 1.1.2.b, la croûte noire est composée majoritairement de gypse associé à une grande variété de particules atmosphériques, notamment des particules carbonées, des cendres, des oxydes de fer etc.
Chacun de ces composés absorbe plus ou moins le rayonnement laser. En outre, les seuils de vaporisation diffèrent en fonction des matériaux si bien qu’on observe un phénomène de vaporisation différentielle ou sélective (Venaille, 1997). Dans le cas des croûtes noires, les particules carbonées, les cendres et les oxydes de fer se vaporiseront à des énergies plus faibles que le gypse qui constitue la matrice de la croûte. Ce phénomène de vaporisation sélective induit des contraintes mécaniques locales très importantes qui peuvent fragmenter la couche de salissure et conduire à son ablation. On parle dans ce cas de vaporisation sélective explosive. C’est le phénomène prédominant au début du nettoyage (lors des premiers tirs laser).
Après la vaporisation, l’irradiation laser conduit à l’ionisation de la vapeur et parfois à la formation d’un plasma. La propagation de cette vapeur ionisée ou de ce plasma dans l’atmosphère induit des contraintes mécaniques importantes qui contribuent à l’éjection de matière, accompagnées de l’émission d’ondes acoustiques. Ces processus sont plus importants lorsque les espèces absorbantes se sont vaporisées et que la surface est relativement homogène (essentiellement constituée de gypse). Dans le cas de vapeur ionisée, on appelle ce mécanisme l’explosion thermique rapide ou spallation, et dans le cas où un plasma est présent, l’ablation par détente de plasma.
Seuils d’ablation
Nous avons vu précédemment que la croûte noire absorbe environ cinq fois plus le rayonnement laser à 1064 nm que le substrat. Par conséquent, le seuil d’ablation de la croûte noire , û (0,1 ≤ , û ≤ 1 (Rodriguez-Navarro et al., 2003) est généralement significativement inférieur à celui de la pierre, du marbre ou des couches sous-jacentes (1,5 ≤ , ≤ 3,5 (Marakis et al., 2003). L’intervalle de fluence existant entre ces deux seuils représente la fenêtre de nettoyage, à l’intérieur de laquelle l’ablation de la croûte noire peut être effectuée sans générer aucune altération du substrat. La détermination des seuils d’ablation et donc de la fenêtre de nettoyage est primordiale pour effectuer un nettoyage laser dans de bonnes conditions.
Pour déterminer les seuils d’ablation il faut prendre en compte les effets cumulatifs liés à la fréquence de tir : le seuil d’ablation pour une seule impulsion par seconde (1 Hz) est supérieur à celui obtenu pour une dizaine d’impulsions par seconde (10 Hz, souvent utilisé par les restaurateurs) (Siano et al., 2012).
Description des interactions en fonction de l’énergie
Pour une fluence inférieure au seuil d’ablation ( < < , û ), les composés les plus absorbants de la croûte noire comme les composés carbonés, les oxydes de fer et les cendres se vaporisent sélectivement tandis que la matrice gypseuse reste intacte (ces composés sont environ 4 à 5 fois plus absorbants que le gypse (Fotakis, 2007c; Zafiropulos et al., 2003). On observe alors une croûte noire décolorée à la surface de la pierre (Figure 8).
Pour des fluences appartenant à la fenêtre de nettoyage ( , û < < , ), la vaporisation sélective explosive des espèces absorbantes va tout d’abord conduire à la rupture du matériau. La température continue à augmenter et un fragment de croûte est vaporisée puis ionisée sous l’action du rayonnement. Cette vaporisation de matière provoque une forte pression locale. Le nuage de vapeur se détend rapidement et crée une explosion qui entraîne un arrachement de matière par explosion thermique rapide. Chaque tir met à jour une surface de composition différente. Les caractéristiques de l’interaction laser-matière seront donc à chaque fois différentes. Lorsque toute la salissure a été éliminée, comme la fluence est trop faible pour provoquer l’ablation du substrat, le processus s’arrête (phénomène auto-limitatif du nettoyage laser). Pendant l’irradiation, de la matière vaporisée (atomes, molécules, ions) et des particules solides de granulométrie variées sont éjectées dans l’air (Figure 9) (Venaille, 1997).
Origines du jaunissement
Plusieurs hypothèses existent pour expliquer l’aspect jaune fréquemment observé après nettoyage laser : la mise au jour de couches jaunes sous-jacentes (1), la présence de résidus d’irradiation (2) et l’implication de phénomènes physiques liés à la diffusion de la lumière (3). Ces hypothèses mises en avant au début des années 2000 (Vergès-Belmin & Dignard, 2003), ont fait récemment l’objet d’une nouvelle synthèse (Pouli et al., 2012). Elles seront détaillées dans cette partie.
Présence de couches jaunes préexistantes
Depuis le début de l’utilisation du laser de nettoyage sur la pierre, des observations pétrographiques de lames minces montrent que l’aspect jaune est lié dans certains cas à la préservation de couches jaunes sous-jacentes à l’encrassement (Vergès-Belmin & Dignard, 2003). On a vu que le nettoyage laser est capable d’éliminer uniquement la salissure et de préserver selon les choix de conservation, les couches de gypse épigénique, les couches d’oxalates, les anciens traitements plus ou moins altérés (Figure 13).
De plus, ces couches présentent généralement un aspect jaune ayant plusieurs origines. On sait que cette coloration peut provenir en partie de l’imprégnation de la surface par des espèces organiques. Les croûtes noires contiennent une fraction de composés organiques jaunes solubles dans l’eau qui peuvent migrer pendant les cycles d’humectation-dessiccation et imprégner la surface, lui conférant une teinte jaune (Gavino et al., 2004). Il peut également s’agir d’anciens traitements (hydrofuges, consolidation) qui en vieillissant prennent un aspect jaune (Venaille, 1997). Enfin, la coloration pourrait également provenir de la migration d’espèces riches en fer, présentes dans la pierre, qui s’accumulent à la surface : une quantité très faible d’oxydes de fer est suffisante pour donner une coloration (Moropoulou et al., 1998).
Les contrastes de couleur observés à la cathédrale de Chartres ont pu être appréhendés en partie grâce à cette explication : les pierres nettoyées au laser, partiellement sulfatées, présentent une couche d’oxalates ocre brune recouverte de résidus de croûte noire décolorée, tandis que les pierres micro-sablées, également légèrement sulfatées, ne présentent plus aucune couche d’oxalate ou de restes de croûte noire décolorée et apparaissent très blanches (Vergès-Belmin et al., 2014a).
Formation de résidus
La seconde explication est celle de la présence de résidus après nettoyage, formés par interaction entre le rayonnement laser 1064 nm et la salissure à éliminer. Cette hypothèse est en particulier appuyée par le fait que plus une salissure est épaisse, plus le jaunissement observé est intense après nettoyage laser9 10, tandis que des salissures plus meubles comme une fine couche de poussières produisent souvent une coloration plus légère voire aucun jaunissement (Moreau, 2008).
De nombreuses études ont été menées pour identifier ces résidus et comprendre pourquoi ils pouvaient produire une coloration jaune, mais essentiellement sur des échantillons de croûtes noires modèles, plus simples à étudier que la croûte noire naturelle, complexe et hétérogène. La démarche analytique adoptée par les équipes qui ont exploré cette hypothèse a donc été d’élaborer des échantillons modèles sous forme d’éprouvettes de pierre, marbre ou plâtre encrassés artificiellement avec des composants absorbants le rayonnement infra-rouge et présents dans une croûte noire, comme des particules carbonées et des oxydes de fer11. La première étude a été réalisée sur du marbre de Carrare sali par un mélange de poudres de gypse (60%m), hématite α-Fe 2O3 (20%m) et graphite (20%m) et a permis de mettre en évidence des résidus d’irradiation à la surface du marbre devenue jaune après nettoyage, se présentant sous la forme de nanoparticules arrondies contenant du fer (Klein et al., 2001) (Figure 14).
Une étude a montré ensuite que l’irradiation laser du même type de mélange ternaire de poudres (gypse-graphite-hématite) dans une boite de Pétri, donc sans substrat de marbre, donne un résultat final gris et non jaune (Gracia et al., 2005). Ce résultat a été obtenu dans des conditions expérimentales légèrement différentes, le nombre d’impulsions utilisé est beaucoup plus important que lors d’un nettoyage laser réel. Néanmoins, il soulève la question du rôle joué par le substrat (ici le marbre) dans le processus de jaunissement. L’irradiation d’un mélange binaire de poudres gypse-hématite ou de poudre d’hématite pure conduit à la même teinte grise (Gracia et al., 2005). Les phases néoformées sont analysées par diffraction de rayons X et spectroscopie Mössbauer. La magnétite Fe3O4 est détectée dans tous les cas de mélanges irradiés (hématite pure ou mélange binaire et ternaire).
La magnétite a déjà été identifiée comme produit d’irradiation laser d’hématite pure, que ce soit dans l’air (da Costa, 2002) ou dans l’eau, et dans ce cas associée à des traces de wustite FeO (Iwamoto & Ishigaki, 2013). Pour expliquer la réduction d’une partie des ions Fe3+ de l’hématite en Fe2+, certains pensent qu’un environnement réducteur local peut apparaître au sein du nuage de vapeur ou du plasma générés lors de l’irradiation : son expansion empêche l’oxygène de l’air d’entrer en contact avec les particules créant ainsi un manque local d’oxygène autour de la zone irradiée (da Costa, 2002).
Deux autres phases sont détectées par Gracia et al. (2005) dans les mélanges de poudre binaire ou ternaire irradiés : de la bassanite CaSO4.0.5H2O, produite par déshydratation thermique du gypse CaSO4.2H2O et une phase non identifiée contenant des ions Fe3+ en environnement octaédrique (interprétée comme étant compatibles avec des nanoparticules peu cristallines d’oxydes de fer ou d’oxydes ternaires Ca-Fe-O). Il est intéressant de noter que cette phase contenant du Fe3+ n’est pas détectée après irradiation d’hématite pure, sa formation est donc très probablement liée à la présence de gypse.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1. État de l’art
1.1. L’encrassement
1.1.1. Préambule : la pollution atmosphérique
1.1.2. Les différents types d’encrassements
1.1.3. Perception esthétique de l’encrassement
1.2. Le nettoyage laser de la pierre encrassée
1.2.1. Introduction sur le nettoyage
1.2.2. Historique du nettoyage laser
1.2.3. Principes physiques du laser
1.2.4. Interaction rayonnement laser – pierre encrassée
1.3. Le jaunissement induit par nettoyage laser
1.3.1. Introduction
1.3.1. Historique : un problème esthétique
1.3.2. Origines du jaunissement
1.4. Remèdes au jaunissement
1.4.1. Atténuer le jaune laser
1.4.2. Ne pas produire le jaune laser
1.5. Objectifs de l’étude
Chapitre 2. Méthodologie, échantillons et techniques analytiques
2.1. Méthodologie analytique
2.2. Élaboration des croûtes noires synthétiques
2.2.1. Préparation du substrat en plâtre
2.2.2. Préparation de la croûte noire synthétique
2.2.3. Application de la croûte synthétique sur le substrat
2.2.4. Croûte noire naturelle : mises en forme spécifiques
2.3. Irradiation laser
2.3.1. Calibration de la fluence
2.3.2. Détermination des seuils d’ablation et de décoloration
2.3.3. Paramètres d’irradiation
2.3.4. Protocole d’irradiation
2.3.5. Mise en forme des échantillons
2.3.6. Irradiation de la croûte noire naturelle
2.4. Techniques analytiques
2.4.1. Mesure de la couleur
2.4.2. Spectrométrie d’émission atomique à plasma (ICP-AES)
2.4.3. Diffraction des rayons X (DRX)
2.4.4. Spectroscopie de résonance magnétique électronique (RME)
2.4.5. Absorption des rayons X (XAS)
2.4.6. Spectrométrie Raman
2.4.7. Microscopies
2.4.8. Échantillons de référence
2.5. Méthodologie spécifique à l’étude de cas
2.6. Essais de remédiation au jaunissement
2.6.1. Lampes UV-B à 313 nm
2.6.2. Laser UV Nd :YAG QS à 355 nm
Chapitre 3. Caractérisation multi-échelle du jaune laser
3.1. Les croûtes noires modèles
3.1.1. Caractérisation macroscopique
3.1.2. Caractérisation microscopique
3.1.3. Caractérisation nanoscopique
3.2. Les croûtes noires reconstituées
3.2.1. Caractérisation macroscopique
3.2.2. Caractérisation microscopique
3.2.3. Caractérisation nanoscopique
3.3. Étude de cas – le portail des Valois
3.3.1. Introduction
3.3.2. Historique – un portail sujet à de multiples expérimentations
3.3.3. Problématique de l’étude
3.3.4. Analyses in-situ/sur le terrain
3.3.5. Résultats des analyses de prélèvements
3.3.6. Bilan
Chapitre 4. Remèdes au jaunissement – quelques essais
4.1. Les lampes fluorescentes
4.2. Le laser UV
4.2.1. Irradiations directes IR et UV – comparaison
4.2.2. Atténuation de la coloration jaune par irradiation UV
4.2.3. Bilan
Chapitre 5. Discussion générale
5.1. Monuments historiques et jaunissement laser
5.2. La croûte noire de la basilique Saint-Denis et les composés susceptibles de réagir au laser
5.3. Jaunissement de croûtes noires synthétiques et présence de résidus
5.3.1. Jaunissement des croûtes modèles à base d’hématite
5.3.2. Jaunissement des croûtes reconstituées à partir de croûte naturelle
5.3.3. Synthèse de l’étude des croûtes synthétiques
5.4. Les couleurs du portail des Valois
5.5. Remèdes au jaunissement : quel est l’effet du rayonnement UV ?
5.5.1. Nettoyer sans jaunir
5.5.2. Atténuer la coloration jaune
5.6. Existe-t-il une couleur « jaune laser » ?
5.6.1. Jaunissement et variations chromatiques
5.6.2. Signature optique de l’effet jaune et lien avec les nanostructures
5.7. Bilan et perspectives
Conclusion générale
Annexes
Annexe n°1 : Enquête sur le nettoyage et jaunissement laser menée auprès de praticiens de la conservation-restauration
Annexe n°2 : Chantiers utilisant le nettoyage laser entre 2003 et 2017 en France (d’après l’enquête menée auprès des restaurateurs)
Annexe n°3 : Lettre de M. Jean Delivré à Mme Isabelle Pallot-Froissard (1994)
Annexe n°4 : Etude de la couleur des oxydes de fer de référence
Annexe n°5 : Localisation des analyses et prélèvements sur le portail des Valois
Annexe n°6 : Publication dans « Science and Art : A Future for Stone : Proceedings of the 13th International Congress on the Deterioration and Conservation of Stone»
Annexe n°7 : Spectres Raman d’oxydes de fer de référence
Annexe n°8 : Images MET de la surface irradiée (croûte modèle)
Annexe n°9 : Article en cours de publication dans « Laser for the Conservation of
Artworks XI : Proceedings of LACONA XI »
Annexe n°10 : Images MET de la surface irradiée (croûte reconstituée)
Annexe n°11 : Cartographie des types de pierre du portail des Valois
Annexe n°12 : Coordonnées colorimétriques du portail des Valois
Annexe n°13 : Article en cours de publication dans Journal of Cultural Heritage
Bibliographie
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