Les forêts tropicales font partie des écosystèmes les plus riches de la planète. Pour Leigh Jr. et al. [2004] : « Tropical forests are clearly museums of diversity ». Elles pourraient concentrer jusqu’à 90 % de l’ensemble des espèces terrestres [Burley 2002]. Un seul hectare de forêt tropicale peut par exemple contenir plus de 250 espèces d’arbres et des parcelles de 25 ou 52 hectares en Équateur ou à Bornéo rassemblent plus de 1100 espèces différentes, soit autant que pour la zone tempérée comprenant l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie [Wright 2002].
Effets du sol sur la répartition spatiale des espèces
Parmi les nombreuses espèces que recèle la forêt tropicale guyanaise, certaines sont connues pour être typiques de milieux particuliers comme les bords de crique ou les bas-fonds. Le nom vernaculaire donne parfois une idée de l’habitat : Cacao rivière (Pachira aquatica), Wapa-rivière (Eperua rubiginosa), Manil-marécage (Symphonia globulifera) ou Manil-montagne (Moronobea coccinea). L’information est cependant très partielle. La base « Aublet2 » de l’IRD, constituée à partir des échantillons déposés à l’herbier de Guyane (http://www.cayenne.ird.fr/aublet2/), fournit la liste des espèces rencontrées dans des « habitats » définis selon la nomenclature de la classification CORINE biotopes. La base fournit également, par espèce, la liste des habitats dans lesquels celleci a été rencontrée. La précision de ces listes est liée, entre autres, au taux d’échantillonnage de chaque habitat et à la bonne caractérisation de ce dernier par le collecteur de l’échantillon. Ainsi, pour une espèce typique des bords de crique comme le Wapa-rivière (Eperua rubiginosa), sur 53 spécimens recensés, 27 sont associés aux « Forêts denses et hautes de terre ferme de basse altitude » et seulement 19 aux « Forêts ripicoles ». Ce cas, pourtant simple, montre que les informations de la base Aublet2 ne permettent pas de savoir précisément si une espèce est inféodée à un habitat particulier et moins encore de savoir si cette espèce évite tel ou tel autre habitat. Les habitats distingués par les collecteurs restent en effet souvent à des niveaux de généralité importants qui peuvent masquer de fortes hétérogénéités locales, même si, dans les faits, la description pourrait être beaucoup plus fine. Ainsi, Paget [1999] a-t-il montré un fort effet du sol sur la composition floristique de parcelles forestières appartenant toutes à l’ensemble des « Forêts denses et hautes de terre ferme de basse altitude », un habitat fréquemment associé aux échantillons de la base Aublet2. De même, au Pérou, Pitman et al. [1999] constatent que la majeure partie des 825 espèces d’arbres qu’ils ont recensées se trouve essentiellement en forêts de terre ferme (terra firme forests). Ce niveau de description des « habitats » apparaît donc peu pertinent.
Les différences de flore et de structure observées par Paget [1999] concernent des couvertures pédologiques fortement contrastées [Freycon et al. 2003] : cuirasses affleurantes, cuirasses démantelées, sols profonds de versant, saprolite profonde, saprolite superficielle et sols à drainage vertical libre. Les différences de sol observées à Paracou sont peu marquées en regard de celles de l’étude de Paget. Malgré tout, quelques études, ayant concerné un nombre relativement limité d’espèces, parfois mal identifiées et ne disposant pas de cartes de sol aussi précises que celle existant actuellement, ont mis en évidence des relations entre le sol et la végétation à Paracou [Barthès 1991a ; Collinet 1997]. Avec les cartes des facteurs édaphiques plus complètes (cf. § 1.4.3) et des identifications botaniques nettement plus poussées (cf. § 1.6), est-il possible de généraliser ces premiers constats à tout ou partie des espèces ?
Synthèse des connaissances actuelles
Depuis de nombreuses années, une grande partie de l’attention portée aux forêts tropicales se concentre sur les mécanismes écologiques capables d’expliquer la composition floristique des communautés et d’en expliquer la richesse [Connell 1978; Wright 2002 ; Leigh Jr. et al. 2004]. La composition floristique en un lieu résulte, a priori, de la distribution spatiale des espèces, distribution qui peut être modifiée par les conditions environnementales [Tuomisto et al. 2003].
Deux théories principales structurent le débat scientifique visant à comprendre les interactions de la flore avec le milieu. La première est la théorie de la niche, théorie déterministe qui suppose que les communautés sont constituées d’espèces possédant chacune une combinaison de traits unique, lesquelles forment des assemblages en équilibre avec le milieu. La seconde est la théorie neutre, théorie stochastique qui suppose que les espèces sont fonctionnellement équivalentes et que leur évolution démographique n’est fonction que de leur abondance et de mécanismes limitant la dispersion et le recrutement. Selon la théorie de la niche, les communautés sont structurées par le milieu : deux milieux semblables auront une composition floristique comparable. Selon la théorie neutre, les communautés sont structurées par la distance : deux communautés auront d’autant plus d’espèces communes qu’elles seront proches géographiquement. La théorie prévoit d’ailleurs que la similarité des flores devrait décroître linéairement avec le logarithme de la distance [Condit et al. 2002]. Les prédictions des deux théories peuvent être semblables, ce qui explique qu’il est parfois délicat de les séparer [McGill 2003b]. En effet, deux milieux proches géographiquement auront plus de chances d’être semblables et donc de partager les mêmes espèces à la fois pour des questions d’habitats communs et de distances faibles [Gilbert et Lechowicz 2004]. Par ailleurs, les deux théories n’étant pas mutuellement exclusives (§ C.3, p. 11), la théorie neutre est souvent présentée comme l’hypothèse la plus simple donc l’hypothèse nulle à laquelle confronter les autres théories [Hubbell 2005].
Influence du sol : principaux facteurs
Dans une revue de 18 études, Sollins [1998] fait le bilan des facteurs du sol ayant montré un effet sur la composition spécifique en forêt tropicale et liste également d’autres facteurs pour lesquels cet effet reste à prouver. Selon lui, dans un ordre décroissant d’importance, les principaux facteurs qui devraient avoir un effet direct sur la végétation sont : (i) le phosphore assimilable, nutriment essentiel des plantes, souvent limitant en forêt ; (ii) la toxicité aluminique (Al), responsable de dysfonctionnements racinaires ; (iii) la profondeur de la nappe d’eau (cf. § 1.4.2) ; (iv) la porosité du sol, responsable de la qualité du drainage et de l’aération du sol et (v) la disponibilité en cations (Ca2+, Mg2+, K+ , Na2+), en oligoéléments et en azote. Le pH, presque toujours acide en zone tropicale, a plutôt des effets indirects, au travers de la toxicité aluminique à laquelle il est très fortement corrélé. Elle apparaît, en effet, en dessous de pH 5,3 et est d’autant plus forte que le pH diminue. Sollins [1998] constate toutefois que les facteurs édaphiques présentant effectivement des corrélations significatives avec des distributions d’espèces sont le plus souvent des facteurs physiques, tels que le drainage ou l’hydromorphie. Il note par ailleurs que la plupart des facteurs du sol sont naturellement corrélés entre eux, ce qui complique fortement l’interprétation de l’effet des uns et des autres.
Une revue de littérature actualisée confirme ces vues. Sur une cinquantaine d’articles traitant des relations sol-végétation en forêt tropicale (Tableau C-1 en Annexe C, p. 229), treize comportent des analyses chimiques plus ou moins poussées d’où il ne ressort pas d’effet prépondérant d’un élément chimique par rapport aux autres. Ainsi, sur cinq études l’ayant dosé [Barthès 1991a ; Potts et al. 2002 ; Tuomisto et al. 2003 ; Hall et al. 2004 ; Jones et al. 2006], seules deux notent un effet de l’aluminium sur la composition floristique. De même, l’effet du phosphore n’est mis en évidence que dans quatre études [Gartlan et al. 1986 ; Newbery et al. 1986 ; Baillie et al. 1987 ; Paoli et al. 2006] parmi huit l’ayant testé.
La teneur en éléments chimiques des sols ne semble donc pas jouer un rôle prépondérant sur distribution des espèces. En revanche, l’effet du drainage apparaît significatif dans toutes les études où il a été pris en compte [Lescure et Boulet 1985 ; Lieberman et al. 1985 ; Barthès 1991a ; ter Steege et al. 1993 ; Collinet 1997 ; Sabatier et al. 1997 ; Svenning 1999 ; Pyke et al. 2001 ; Duque et al. 2002 ; Pélissier et al. 2002 ; Phillips et al. 2003]. La prise en compte de la variable « hydromorphie » n’est explicite que dans quelques travaux, tous français et réalisés en Guyane [Lescure et Boulet 1985 ; Barthès 1991a ; Collinet 1997 ; Sabatier et al. 1997 ; Couteron et al. 2003] et dans un cas seulement, celui de la forêt de Counami [Couteron et al. 2003], l’effet de la variable n’est pas mis en évidence.
Cependant, la « variable sol » la plus couramment testée est en fait la topographie, pour des raisons de coût et de rapidité de mise en œuvre sans doute, mais également parce qu’il s’agit en général d’un découpage judicieux du milieu. La topographie en tant que telle n’a, en effet, pas d’effet direct reconnu sur la composition floristique. Elle agit au travers des variables du sol, en particulier le drainage, auxquelles elle est souvent fortement corrélée. Chen et al. [1997] montrent aussi que les teneurs en certains éléments chimiques peuvent être corrélées à la topographie. Sur l’ensemble des études listées dans le tableau c-1, vingt-huit ont tenu compte d’un découpage topographique plus ou moins poussé [Ashton 1976 ; Gartlan et al. 1986 ; Clark et al. 1995 ; Sabatier et al. 1997 ; Clark et al. 1998 ; Davies et al. 1998 ; Clark et al. 1999 ; Svenning 1999 ; Plotkin et al. 2000 ; Webb et Peart 2000 ; Harms et al. 2001 ; Svenning 2001 ; Debski et al. 2002 ; Plotkin et al. 2002 ; Potts et al. 2002 ; Tuomisto et al. 2002 ; Bunyavejchewin et al. 2003 ; Itoh et al. 2003 ; Miyamoto et al. 2003 ; Sri-Ngernyuang et al. 2003 ; Tuomisto et al. 2003 ; Aiba et al. 2004 ; Hall et al. 2004 ; Valencia et al. 2004 ; Vormisto et al. 2004 ; Gunatilleke et al. 2006 ; Jones et al. 2006] et vingt-cinq d’entre elles ont montré un effet significatif sur la végétation.
Dans plusieurs études des référentiels pédologiques sont utilisés pour caractériser et nommer les sols. Pour Sollins [1998], la définition des types de sol, telle qu’elle est proposée dans ces référentiels, ne permet pas de comprendre en détail les relations avec la végétation. Cela est dû, selon lui, au fait que les critères de classification des référentiels ne sont pas uniquement des variables susceptibles d’affecter la végétation. Autrement dit, deux sols, semblables du point de vue de la végétation, pourront être classés dans deux types différents et inversement deux sols, différents du point de vue de la végétation, pourront être classés sous un même type. Ces systèmes de classification permettent cependant aux chercheurs de positionner leurs études dans des classifications régionales, voire mondiales (ex le WRB : World Reference Base de la FAO) et sont donc souvent utilisés, ne serait-ce qu’à titre de comparaison. Sur les cinquante-quatre études revues, dix-sept incluent les types de sol comme variable de milieu et quinze d’entre elles montrent qu’ils ont un effet net [Ashton 1976 ; ter Steege et al. 1993 ; Clark et al. 1995 ; Clark et al. 1998 ; Clark et al. 1999 ; Pitman et al. 1999 ; Yamada et al. 2000 ; Pyke et al. 2001 ; Svenning 2001; Debski et al. 2002 ; Duque et al. 2002 ; Tuomisto et al. 2003 ; Cannon et Leighton 2004 ; Fine et al. 2004 ; Russo et al. 2005 ; Jones et al. 2006 ; Paoli et al. 2006]. Il semble donc que ces classifications soient tout de même assez pertinentes.
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Table des matières
Introduction générale
A. La demande internationale pour une gestion durable
B. Gestion forestière en Guyane
C. Les forêts tropicales, le défi de la diversité
C.1. La théorie de la niche écologique
C.2. La théorie neutre
C.3. Bilan
D. Les effets du milieu sur la dynamique du peuplement
E. Problématique et plan du mémoire
F. Outils statistiques
Chapitre 1 – Présentation des données
1.1. Introduction
1.2. Historique du site
1.3. Contexte climatique
1.4. Contexte édaphique
1.4.1. Contexte géologique et géomorphologique
1.4.2. Caractéristiques générales des sols
1.4.3. Cartes des facteurs édaphiques sur le dispositif
1.5. Mesures des arbres
1.5.1. Précisions des mesures
1.5.2. Mortalité et recrutement
1.6. Identifications botaniques
1.6.1. Une identification par étapes
1.6.2. À la recherche d’espèces abondantes
1.6.3. Le cas de Symphonia
1.6.4. Bilan
Chapitre 2 – Effets du sol sur la répartition spatiale des espèces
2.1. Introduction
2.2. Synthèse des connaissances actuelles
2.2.1. Influence du sol : principaux facteurs
2.2.2. Échelles de travail
2.3. Gradient floristique induit par le milieu
2.3.1. Principe
2.3.2. Matériel et Méthodes
2.3.3. Résultat
2.3.4. Conclusion
2.4. Affinités édaphiques des espèces
2.4.1. Problématique
2.4.2. Matériel et Méthode
2.4.3. Résultats généraux
2.5. Regroupement des espèces selon leurs affinités au sol
2.5.1. Matériel et méthode
2.5.2. Résultats
2.6. Discussion : Peut-on généraliser les résultats obtenus ?
2.6.1. Problèmes spécifiques liés à la carte de l’hydromorphie de surface
2.6.2. Lien entre héliophilie et tolérance à l’engorgement
2.6.3. Comparaison avec les résultats de la littérature
2.6.4. Lien avec les théories de la diversité
2.7. Conclusions
Chapitre 3 – Effets du sol sur la performance des espèces
3.1. Introduction
3.2. Croissance radiale
3.2.1. Matériel et méthode – Construction de modèles de croissance en diamètre
3.2.2. Résultats
3.2.3. Discussion
3.3. Du jeune arbre recruté au vieil arbre déjà en place
3.3.1. Matériel et méthode
3.3.2. Résultats
3.3.3. Discussion
3.4. Du jeune plant à l’arbre adulte [Baraloto et al. 2007]
3.4.1. Matériel et méthode
3.4.2. Résultats
3.4.3. Discussion
3.5. Bilan : croissance et sélection par le sol
Chapitre 4 – Effets du sol sur la structure et la dynamique du peuplement
4.1. Introduction
4.2. Structure du peuplement et effets du sol
4.2.1. Structure diamétrique
4.2.2. Densité et surface terrière
4.2.3. Composition floristique
4.2.4. Loi d’autoéclaircie et forêt tropicale
4.3. Dynamique du peuplement et effets du sol
4.3.1. Mortalité
4.3.2. Recrutement
4.3.3. Accroissement en surface terrière et production du peuplement
4.4. Bilan : structure et dynamique du peuplement en et hors bas-fond
4.4.1. Les bas-fonds, un milieu plus dynamique
4.4.2. Comparaison avec les résultats de la littérature
Chapitre 5 – Discussion générale
5.1. Introduction
5.2. Résultats au niveau espèce
5.2.1. Gradients écologiques et distribution des espèces
5.2.2. Théorie neutre et niche à Paracou
5.3. Résultats au niveau du peuplement
5.3.1. Relations entre les conditions édaphiques et la densité du peuplement en Amazonie
5.3.2. Les bas-fonds, générateurs de biodiversité ?
5.4. Limites de l’étude et perspectives
5.4.1. Précision des données
5.4.2. Amplitude écologique
5.4.3. Perspectives méthodologiques
5.4.4. Pistes de réflexion pour la gestion forestière
Conclusion générale
Bibliographie