« Nul ne peut être heureux s’il ne jouit de sa propre estime ». Dans cette citation de 1761, Jean-Jacques Rousseau pose l’estime de soi comme une condition indispensable au bien-être de tout être humain. De cette valeur que l’on accorde à soi-même dépend notre sentiment subjectif de bonheur. L’étymologie même du verbe « estimer » vient du latin aestimare, dont la signification est double : à la fois « déterminer la valeur de » et « avoir une opinion sur » (André et Lelord, 2002). L’estime est donc par définition liée au concept d’évaluation. Les pratiques d’évaluation sont au cœur des préoccupations de tous les acteurs de la communauté éducative, et génèrent de nombreux questionnements pour un enseignant débutant : l’évaluation est-elle adaptée aux attentes institutionnelles ? Aux aptitudes réelles des élèves ? Intervient-elle au moment opportun de la séquence d’apprentissage ? Quelles conséquences une mauvaise note aura-t-elle sur la motivation de l’élève, sur son état psychologique ? Dans un rapport remis en 2014 à la Ministre de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, le Conseil Supérieur des Programmes propose une refonte en profondeur du système d’évaluation des élèves. Afin d’en finir avec la multiplication des contrôles et des notes trop souvent perçues comme sanctions, il est recommandé de « faire évoluer les modalités d’évaluation et de notation des élèves » et de « privilégier une évaluation positive, simple et lisible, valorisant les progrès, encourageant les initiatives. » Les enquêtes PIRLS (Programme International de Recherche en Lecture Scolaire) et PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) pointent un phénomène remarquable chez les élèves français : ils doutent de leurs capacités. Il est frappant de constater que les élèves français se sous-estiment par rapport à leurs camarades des autres pays, et surtout par rapport à leurs compétences effectives. Lors de l’enquête PIRLS, ils sont un peu plus d’un sur quatre (28 %) à avoir une très bonne opinion de leurs compétences en lecture alors que c’est le cas de quatre élèves sur dix (40 %) en moyenne internationale. Le décalage entre ce sentiment, qui les classe en avant-dernière position dans l’ensemble des pays, alors que leur performance les situe en position médiane, est particulièrement important (Éducations et Formations n°66, p. 19). D’autre part, il apparaît dans ces enquêtes que les élèves français préfèrent ne pas répondre plutôt que de risquer de se tromper : « le nombre de non-réponses a été plus important en France que dans la plupart des pays de l’OCDE. Les élèves français ont peur de l’erreur » (De Vecchi, 2020, p.40). Ainsi, la genèse de ce projet vient d’une volonté de faire en sorte que l’évaluation soit mieux comprise, mieux préparée et mieux vécue par les apprenants. Ayant à cœur la réussite de tous les élèves, le but de cette démarche de recherche est de mieux connaître les élèves, et de leur apprendre à mieux se connaître .
De l’auto-évaluation…
Se pose ici la question de l’auto-évaluation en tant qu’outil pédagogique formatif. Il s’agit tout d’abord de rappeler les enjeux autour de l’évaluation, puis de comparer différentes classifications des types d’évaluation scolaire. Il convient ensuite d’identifier les étapes de l’auto-évaluation, afin d’en repérer les bénéfices pour l’élève, tout en explicitant le rôle tenu par l’enseignant au cours de ce processus. Enfin, nous étudierons les limites d’une telle démarche et les biais auxquels le sujet qui s’auto-évalue est confronté.
Définition et enjeux de l’évaluation à l’École
L’évaluation, en éducation, peut être définie comme une prise « d’informations sur la production, le comportement ou le travail d’un ou des élèves, qui sont ensuite comparés à un système de référence (ou aux objectifs visés), pour aboutir à un jugement de cette production (et non de l’élève) » (De Vecchi, 2020, p.65). Évaluer, c’est mesurer un écart par rapport à une norme, fixée la plupart du temps par l’enseignant.
Les différents types d’évaluation
L’évaluation est souvent divisée en trois catégories, selon le moment auquel elle intervient dans la séquence d’apprentissage et la fonction qu’elle vise. En amont, elle est diagnostique et permet de dresser un état des lieux des savoirs et des savoir-faire pré-acquis par les élèves. L’enseignant peut alors fixer des objectifs réalistes et concevoir un parcours didactique et pédagogique adapté au niveau des apprenants en vue de construire une compétence. Au cours de la séquence, des évaluations formatives servent à apprécier les progrès des élèves, les connaissances acquises et celles qui restent à consolider. Pour l’élève, elles permettent de prendre conscience de ses forces et de ses fragilités. Du point de vue de l’enseignant, elles aident à piloter son enseignement, faire les remédiations didactiques nécessaires en fonction de ce qui a été reçu par les élèves, et mettre en place de la différenciation afin de s’adapter à la progression de chacun.
À ce stade, l’erreur est normale, sinon indispensable à tout nouvel apprentissage, et un précieux indicateur des difficultés rencontrées par les élèves. Pour Stanislas Dehaene, « l’erreur est la condition même de l’apprentissage » . En effet, les recherches en neurosciences ont démontré que lors d’un nouvel apprentissage, le cerveau émet une prédiction quant à un résultat supposé. Lors d’une mise à l’épreuve des connaissances nouvelles, s’il y a un écart entre la prédiction et le résultat obtenu, le cerveau peut alors corriger sa prédiction et créer un nouveau « chemin », une nouvelle connexion synaptique entre plusieurs neurones. Sans mise à l’épreuve des connaissances, grâce à un phase de test, pas d’erreur et donc pas de nouvel apprentissage possible. Piaget soutient que «commettre une erreur, c’est finalement être en train d’acquérir une compétence, un savoir » (Piaget, cité par Foussard, p.42). Enfin, l’évaluation sommative intervient à la fin de la séquence d’apprentissage afin de valider ou non l’acquisition de compétences nouvelles. Elle dresse un bilan, et peut avoir un but de certification.
À cette distinction diagnostique/formative/sommative, que l’on peut opérer d’un point de vue chronologique (avant l’apprentissage, pendant, après), les chercheurs de l’Ontario ajoutent une autre classification en soulignant que c’est l’intention derrière l’évaluation qui diffère. Ils regroupent alors l’évaluation en trois catégories : l’évaluation au service de l’apprentissage (qui englobe les fonctions diagnostiques et formatives), l’évaluation de l’apprentissage (fonction essentiellement sommative), et l’évaluation en tant qu’apprentissage . C’est cette dernière catégorie qui m’a particulièrement intéressée car cette dénomination suppose que la capacité d’évaluer est une compétence en tant que telle, à construire et donc à enseigner. L’évaluation est considérée comme un objet de savoir partagé entre professeur et élève. On peut dès lors se demander selon quelles modalités l’enseignant peut apprendre aux élèves à faire partie du processus d’évaluation, et de quels outils dispose-t-il pour cela.
Afin d’impliquer l’élève dans le processus de l’évaluation, l’Académie de Nantes suggère de « faire participer les élèves à l’action d’évaluer un travail, autoévaluation et co-évaluation, en veillant à leur apprendre à s’évaluer eux-mêmes et à évaluer leurs pairs. » Or, si l’auto-évaluation est préconisée dans les recommandations officielles et présentée comme une pratique novatrice, elle reste assez peu pratiquée en France. Dans son rapport scientifique sur l’évaluation en 2014, le Cnesco constate que « en France, au collège, moins de 20 % des enseignants déclarent demander régulièrement à leurs élèves de s’évaluer euxmêmes, contre 70 % des enseignants anglais. La France est le pays de l’OCDE dans lequel les enseignants pratiquent le moins l’auto-évaluation par les élèves ». Le graphique ci-dessous illustre les disparités au niveau mondial en termes de recours à l’auto-évaluation des élèves.
S’autoévaluer, une démarche réflexive
D’après Legendre (2005), l’auto-évaluation est un « processus par lequel l’élève porte un jugement sur la qualité de son cheminement, de son travail ou de ses acquis, en tenant compte des résultats et des critères d’évaluation préétablis. » L’élève s’arrête et se demande « Est-ce que j’ai fait ? Est-ce que j’ai bien fait ? Comment j’ai fait ? ». Il adopte alors une posture réflexive non seulement sur le résultat obtenu, mais aussi sur les moyens et les stratégies qu’il aura mises en œuvre pour arriver à ce résultat. Bazin et Girerd (1997) recommandent « des pauses réflexives à l’intérieur même de la réalisation de la tâche. De cette manière, l’autoévaluation s’installe au sein du processus d’apprentissage et est considérée comme un moment privilégié de retour sur la tâche. » (cités par Bélair, p.66). Pour être efficace, l’auto-évaluation doit donc s’inscrire dans une démarche formative.
Pour Bélair, apprendre à s’auto-évaluer, c’est « accepter de revenir en arrière, de porter un regard critique sur ses gestes et surtout, de réfléchir aux moyens pour évoluer. » (p.61). Pour permettre de faciliter la démarche auto-évaluative, Allal met en avant une nécessaire phase d’anticipation de la tâche donnée. Elle souligne que « l’élève est davantage en mesure de prendre le contrôle de la situation grâce à la comparaison entre l’anticipation qu’il en a faite, les buts et les objectifs explorés et les productions qu’il en ressort. » (cité par Bélair, p.66). Faire le lien entre actions passées, moment présent de l’évaluation et stratégies futures est l’un des enjeux de l’auto-évaluation. L’auto-évaluation peut donc être décomposée en trois temps : une observation des données recueillies sur l’objet évalué, l’analyse de ces données pour donner du sens aux observations, et une réflexion sur les moyens nécessaires pour parvenir à l’objectif. Pour De Vecchi (p.134), il est indispensable d’avoir en tête ces trois éléments si l’on veut améliorer son apprentissage.
Les apports de l’autoévaluation pour l’élève
• Une prise de conscience de l’apprentissage
L’auto-évaluation permet à l’élève de prendre conscience de son apprentissage, en le plaçant en tant qu’acteur et non simple sujet de l’évaluation. Pour Cardinet (1988) « l’apprentissage de l’auto-évaluation constitue le moyen essentiel permettant à l’élève de dépasser un simple savoir-faire non réfléchi, purement opératoire, pour accéder à un savoir faire réfléchi grâce auquel il peut intervenir et agir consciemment ».
• Donner du sens à l’évaluation
Elle contribue également à une meilleure transparence des objectifs. En partageant avec l’élève les critères de réussite, et en lui donnant l’occasion de réfléchir à son positionnement par rapport à ces derniers, on permet une compréhension plus fine des attendus. Pour l’élève, cela donne du sens à l’évaluation et renforce son engagement dans la tâche.
• Développer l’autonomie
En privilégiant l’auto-évaluation, le professeur délègue progressivement la responsabilité de l’apprentissage et la mission d’évaluer. Plutôt qu’une relation descendante de l’enseignant vers l’élève, l’évaluation devient un espace de coopération et de communication entre l’un et l’autre. Ce processus doit permettre à l’élève de cheminer d’un apprentissage guidé vers un apprentissage progressivement autonome.
• Développer la métacognition
Le recours régulier à l’auto-évaluation aide à automatiser une attitude réflexive chez l’apprenant, et donc à développer des compétences métacognitives car il est amené à s’interroger sur « comment j’apprends?». L’auto-évaluation contribue à développer son esprit critique, ses capacités d’introspection et d’auto-régulation, c’est-à-dire réfléchir aux ajustements nécessaires pour mieux réussir, au lieu de s’intéresser simplement au résultat. Les élèves qui développent ces compétences transversales et transférables sont les mieux équipés pour mener à bien une tâche ou atteindre un objectif. (Rolheiser, Bower et Stevahn, 2000).
• Accroître la motivation
L’activité d’auto-évaluation, une appréciation de soi sur son travail, permet de mesurer sa progression, et non de se comparer aux autres, car « en vérité, ce qui importe, ce sont les progrès de l’élève par rapport à lui-même.» L’élève agit en tant que maître de ses choix pédagogiques et réalise qu’il est responsable de son apprentissage. Selon Hadji (2018), « l’ensemble du processus d’évaluation montre à l’élève que les jugements qui conduisent à la note sont fondés sur ses actions, ce qui est vecteur d’acceptabilité ». En faisant prendre conscience à l’élève de ses apprentissages, et surtout s’il réalise que ses réussites sont le résultat de stratégies qu’il a personnellement élaborées et mises en place, l’auto-évaluation peut être une puissante source de motivation intrinsèque. D’après Ross (2006), l’auto-évaluation contribue à améliorer la motivation, l’assurance et le rendement des élèves.
• Renforcer l’estime de soi
Enfin, l’auto-évaluation aurait des effets positifs sur l’estime de soi. « L’idée est qu’avec l’auto-évaluation l’estime de soi, l’image positive de soi-même comme apprenant et le sentiment de participation sont renforcés. » (Castincaud et Zakhartchouk, 2014). Selon Rolheiser, Bower et Stevahn (2000), l’estime de soi occupe une place fondamentale dans la justesse et l’efficacité de l’auto-évaluation. Reconnaître ses points forts contribue à renforcer l’estime de soi. Or, cette dernière influe directement sur la capacité de l’apprenant à se fixer des objectifs réalistes, et également sur la mise en œuvre des moyens et des efforts nécessaires pour y parvenir. Lorsqu’un apprenant est amené à évaluer son propre travail, il y a indéniablement une part d’affect qui entre en jeu. Les élèves émettent un jugement sur leur production et y attachent nécessairement des émotions, qu’elles soient positives ou négatives. Rolheiser, Bower et Stevahn (2000) avancent que « le recours systématique à l’auto-évaluation permet d’émettre un jugement fidèle et positif et renforce la confiance en soi », nourrissant ainsi un cercle vertueux de réussite. Lorsque l’on enseigne aux élèves des techniques d’auto-évaluation qui leur permettent d’attribuer leurs réussites à leurs actions, d’identifier des pistes d’amélioration et de s’approprier leur apprentissage, on renforce leur estime d’euxmêmes et ainsi leur motivation et leur goût de l’effort. Autrement dit, plus on s’autoévalue souvent, plus on est capable d’émettre un jugement positif sur son propre travail, plus on se fixe des objectifs réalistes mais stimulants, plus on fournit d’efforts pour parvenir à accomplir une tâche, et plus on a de chance de réussir. En résumé, l’auto-évaluation doit apprendre à l’élève à mieux comprendre la façon dont il apprend, à prendre conscience de son apprentissage et à croire en ses capacités.
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Table des matières
Introduction
1. Ce que dit la recherche
1.1 De l’auto-évaluation
1.1.1 Définition et enjeux de l’évaluation à l’École
1.1.2 Les différents types d’évaluation
1.1.3 S’autoévaluer, une démarche réflexive
1.1.4 Les apports de l’autoévaluation pour l’élève
1.1.5 Rôle de l’enseignant
1.1.6 Les limites et biais de l’auto-évaluation
1.1.7 Conclusion
1.2 … à l’estime de soi
1.2.1 Définition et concept d’estime de soi
1.2.2 Les composantes de l’estime de soi
1.2.3 Une approche multidimensionnelle
1.2.4 Le rôle de l’école
1.2.5 Conclusion
1.3. … en prenant la parole en anglais
1.4 Conclusion
2. Ce que dit le terrain
2.1 Le contexte d’apprentissage
2.1.1 La classe
2.1.2 Les élèves
2.2 Le protocole établi
2.2.1 La temporalité
2.2.2 Les outils
2.2.3 Les éléments récoltés
3. Ce que disent les résultats du terrain
3.1 Peut-être que les élèves ont tendance à se sous-évaluer, ce qui affecte leur estime d’eux-mêmes plutôt que de la renforcer. (HYP 1)
3.1.1 Outils d’analyse
3.1.2 Observations
3.1.3 Conclusion
3.2 Peut-être que l’auto-évaluation permet de faire verbaliser aux élèves leurs points forts. (HYP 2)
3.2.1 Outils d’analyse
3.2.2 Observations
3.2.3 Conclusion
3.3 Peut-être que la pratique régulière de l’auto-évaluation permet de gagner en fiabilité. (HYP 3)
3.3.1 Outils d’analyse
3.3.2 Observations
3.3.3 Conclusion
3.4 L’auto-évaluation, une compétence à construire ?
4. Ce que dit ma recherche
4.1 Les choix en amont : la fiabilité du recueil
4.1.1 la transparence des critères
4.1.2 la pertinence des critères
4.1.3 la temporalité de la séquence
4.2 La mise en œuvre : les variables qui ont influencé les résultats
4.2.1 les conditions sanitaires
4.3 Les perspectives : pistes et réflexions
Conclusion
Annexes
Bibliographie