Ce travail de thèse est consacré à l’étude d’un gyromètre qui est un capteur mesurant les vitesses de rotation. Le gyromètre est un composant essentiel d’une centrale de navigation inertielle, qui permet de déterminer en temps réel la trajectoire d’un objet. Une centrale inertielle est constituée de trois accéléromètres et de trois gyromètres qui mesurent respectivement l’accélération et la vitesse de rotation selon les trois directions de l’espace. Un calculateur embarqué permet d’intégrer ces mesures afin d’indiquer à chaque instant la position par rapport à ses coordonnées initiales [1, 2]. Ce système fonctionne de manière autonome et sans interaction extérieure. Cela constitue un avantage par rapport au système de navigation par GNSS (Global Navigation Satellite System) tel que le GPS (Global Positing System) ou Galileo qui nécessitent des communications avec des satellites qui peuvent être interrompues, brouillées ou usurpées.
Les gyromètres optiques exploitent l’effet Sagnac qui est un effet relativiste dépendant de la vitesse de rotation du porteur sur lequel est montée la centrale inertielle. Dans une centrale inertielle, la mesure de vitesse de rotation sur chaque axe est donc intégrée une fois pour obtenir l’angle de roulis, de tangage et de cap qui traduisent l’orientation de l’objet. Les exigences de performances diffèrent en fonction des domaines d’application. une répartition des performances des accéléromètres et des gyromètres classées selon les applications comme le guidage, la stabilisation de plateforme ou encore la navigation autonome et stratégique. Les secteurs concernés sont divers : aéronautique, maritime, spatial ou encore militaire. Pour donner un ordre d’idée, la vitesse de rotation de la Terre vaut 15 ◦/h et les performances de la navigation stratégique requièrent une erreur résiduelle de 0.001 ◦/h, soit plus de 10,000 fois moins que la rotation terrestre.
Le contexte de ma thèse s’inscrit dans la continuité de plus de 30 années de recherche et développement sur les capteurs inertiels au sein de Thales. Ses centrales inertielles sont aujourd’hui embarquées dans de nombreux véhicules stratégiques et militaires tels que le Mirage 2000, Ariane 5 ou encore l’hélicoptère Tigre. Ces systèmes inertiels sont notamment composés de gyrolasers de hautes performances et de grande durée de vie . Un gyrolaser triaxe est constitué de trois cavités laser en anneau alignées sur bloc en Zerodur, une céramique qui a la particularité d’être très peu sensible aux fluctuations de température. Chaque cavité émet de la lumière laser dans les deux sens de propagation. Elles sont bouclées avec des miroirs de très haute qualité optique et polis avec des coefficients de réflexion en intensité de 99.998 % et des pertes quasiment nulles.
On classe souvent les gyromètres développés ces dernières années en quatre grandes familles :
— les gyromètres MEMS (microelectromechanical systems) : ce sont des systèmes qui utilisent la force de Coriolis pour mesurer le mouvement d’un système mécanique résonant. Leur particularité est leur très petite taille (quelques centimètres de long et de large). Ce type de gyromètre est également en développement à Thales [3].
— les gyromètres atomiques : ce sont des interféromètres atomiques dont le principe de mesure se base sur l’effet Sagnac pour des ondes de matière. Thales a notamment une activité de recherche sur un gyromètre à atomes froids intégrés sur puce [4, 5].
— les gyromètres optiques : ces systèmes utilisent la lumière pour exploiter l’effet Sagnac. Parmi cette catégorie figurent le gyrolaser, le gyromètre optique interférométrique et le gyromètre optique résonant qui fait l’objet de cette thèse.
— les gyromètres à suspension électrostatiques (abrégé ESG pour electrostaticcaly suspended gyroscope) qui se base également sur la force de Coriolis.
Le projet qui englobe mon sujet de thèse a pour but le développement d’une nouvelle génération de gyromètres ayant des performances équivalentes au gyrolaser tout en réduisant les coûts de fabrication. L’objectif pour Thales est d’assurer sa position et sa compétitivité sur un marché en pleine évolution. Les récentes avancées technologiques ont incité Thales à entreprendre la conception d’un gyromètre optique résonant passif qui constitue une alternative sérieuse au gyrolaser. Ce projet a débuté en 2015 avec la thèse d’Alexia Ravaille [6] et ses travaux ont permis de démontrer la possibilité de réaliser un gyromètre optique basé sur une cavité résonante passive en fibre à cœur creux dont les performances sont celles requises pour la navigation inertielle. L’enjeu de ma thèse est de poursuivre ces travaux prometteurs afin de réduire la dimension du gyromètre et atteindre la taille compatible d’un gyromètre embarqué. Pour cela, j’ai dû concevoir et tester de nouvelles cavités basées sur de nouveaux types de fibre à cœur creux capables de s’enrouler sur un faible diamètre et identifier puis réduire de nombreuses sources de bruits de mesures.
Les travaux présentés dans cet ouvrage ont été menés dans le cadre d’une étroite collaboration entre plusieurs entités :
— l’entreprise Thales Avionics (AVS) : elle détient tout le savoir faire de la fabrication de gyrolaser, notamment sur le site de La Brelandière à Châtellerault.
— l’entreprise Thales Research & Technology (TRT) : il s’agit du centre de recherche et d’innovation de Thales en France basé à Palaiseau.
— le laboratoire LuMIn de l’Université Paris-Saclay : il est reconnu pour la qualité de ses activités de recherche autour des lasers, de l’optique et des cavités résonantes.
— le laboratoire XLIM ainsi que l’entreprise GLOphotonics : tous deux sont experts en conception et fabrication de fibres à cœur creux et situés à Limoges.
— l’entreprise Kylia : elle est experte dans développement et l’alignement des modules optiques personnalisés en fibre optique ou en espace libre, ses locaux se trouvent à Paris.
Effet Sagnac et gyrométrie optique
Effet Sagnac
La petite histoire
La nature de la lumière est discutée par les philosophes depuis l’Antiquité mais ses propriétés ondulatoires ont été proposées en premier par C. Huygens en 1678 [10]. I. Newton expose sa théorie corpusculaire de la lumière à travers son livre de 1704 [11]. A. Fresnel soutient la théorie ondulatoire en 1818 [12] et J. C. Maxwell développe sa théorie sur l’électromagnétisme en 1865 [13]. A. Einstein finira par considérer la dualité onde-corpuscule de la lumière en 1909 [14]. Au XIX`eme, on effectuait les premières expériences qui témoignent de la vitesse de rotation de la Terre. En 1851, L. Foucault présente à l’exposition universelle de Paris son fameux pendule subissant la force de Coriolis [15]. A cet époque, la théorie de l’éther luminifère soutient qu’une onde lumineuse se propage et vibre dans un milieu aux propriétés mystérieuses nommé éther, par analogie avec le fait que le son se propage dans l’air [8]. A. A. Michelson et E. D. Morley testent en 1887 la théorie de l’éther mais démontrent finalement l’isotropie de la vitesse de la lumière [16], ce qui constitue une première contradiction de l’existence de l’éther. Dans le cadre de cette théorie en 1893, O. Lodge fait le rapprochement entre optique et vitesse de rotation en imaginant une expérience d’interférométrie sur 1 km² pour détecter le mouvement de rotation de la Terre. Il propose ensuite d’en réduire les dimensions et de placer l’interféromètre sur une table tournante [17, 18]. L’éther engendrerait un retard entre les deux ondes se propageant en sens opposés qui est dépendant de la vitesse de l’objet en rotation par rapport à l’éther. Cela est pourtant contraire à la relativité restreinte fondée en 1905 par A. Einstein [19] qui prédit un retard indépendant de la vitesse de l’objet. De manière non intentionnelle et sans le savoir, Frank Haress observe déjà l’effet Sagnac en 1911 lors d’études sur la réfraction de la lumière à travers des prismes (placés en anneau) qu’il soumet à une rotation [20]. Deux années plus tard, G. Sagnac entreprend en 1913 l’expérience proposée par O. Lodge avec un interféromètre de 860 cm² sur une table tournante de 50 cm de diamètre [21, 22, 23], comme sur la Figure 1.1. La source de lumière est incohérente puisqu’il s’agit d’une « petite lampe électrique à filament métallique horizontal ». Un « séparateur à lame d’air » fait office de miroir semi-transmettant et une « plaque photographique » sert d’écran pour visualiser les franges d’interférence. Il effectue des mesures de déplacement de ces franges d’interférences pour une vitesse de rotation d’un tour par seconde. G. Sagnac interprète les résultats de ses mesures comme une validation des prédictions de la théorie de l’éther. Il faudra attendre A. Einstein en 1914 [24] ou encore M. von Laue en 1920 [25] pour une interprétation de cet effet dans le cadre de la relativité restreinte. A. A. Michelson et H. G. Gale, assistés par F. Pearson, reproduisent l’expérience imaginée par O. Lodge en créant un interféromètre rectangulaire de 612 m par 340 m dans les égouts de Chicago en 1925 [26]. C’est la première observation de l’effet Sagnac induit par la rotation de la Terre.
L’apparition du premier laser réalisé par T. H. Maiman en 1960 [27, 28] va révolutionner le domaine de l’optique car il est désormais possible d’avoir une source cohérente de forte brillance. Le principe du laser est décrit dans les références [29, 30, 31]. Cela permet à W. M. Macek et D.T. Davis de développer en 1963 le premier gyrolaser qui est un laser en anneau ayant une cavité carrée de 1 m par 1 m et un gaz de He-Ne comme milieu amplificateur [32]. S’en suit le premier gyromètre interférométrique à fibre optique (IFOG : Interferometric Fiber Optic Gyroscope) en 1976 par V. Vali et R. W. Shorthill [33], puis le premier gyromètre à cavité résonante (PRG : Passive Resonant Gyroscope) avec 4 miroirs l’année d’après par S. Ezekiel et S. R. Balsamo [34]. R. E. Meyer et al. finiront par faire une cavité résonante où la lumière circule dans une fibre optique enroulée (RFOG : Resonant Fiber Optic Gyroscope) en 1983 [35].
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Table des matières
Introduction générale
1 Effet Sagnac et gyrométrie optique
1.1 Effet Sagnac
1.1.1 La petite histoire
1.1.2 Dérivation de l’effet Sagnac
1.1.3 Dans une cavité résonante
1.2 Outils utiles à l’analyse des performances du gyromètre
1.2.1 Facteur d’échelle
1.2.2 Zone aveugle
1.2.3 Déviation d’Allan
1.2.4 Stabilité de biais
1.2.5 Marche au hasard angulaire (ARW)
1.2.6 Classes de performances
1.3 Types de gyromètres optiques
1.3.1 Gyrolaser (RLG)
1.3.2 Gyromètre interférométrique (IFOG)
1.3.3 Gyromètre résonant passif
1.4 État de l’art du gyromètre résonant passif
1.4.1 Cavité espace libre à miroirs (PRG)
1.4.2 Cavité en fibre optique standard en silice (RFOG)
1.4.3 Cavité en fibre à cœur creux (HCF-RFOG)
1.4.4 Gyromètres miniatures (RMOG)
1.4.5 Vue d’ensemble des acteurs du gyromètre résonant
2 Principe du gyromètre résonant passif
2.1 Principe d’une cavité résonante
2.1.1 Fonctions de transfert
2.1.2 Caractéristiques de la cavité : finesse, largeur de raie et contraste
2.2 Signal d’erreur et principe de modulation-démodulation
2.2.1 Expression générale du signal d’erreur
2.2.2 Expression linéarisée du signal d’erreur
2.2.3 Effet du choix de la fréquence de modulation sur le signal d’erreur
2.2.4 Optimisation du signal d’erreur
2.2.5 Résumé des configurations
2.3 S’asservir sur la fréquence de résonance
2.3.1 Boucle ouverte
2.3.2 Boucle fermée
2.4 Limitations rencontrées
2.4.1 Bruit de grenaille (shot noise)
2.4.2 Rétrodiffusion (backscattering)
2.4.3 Effet Kerr
2.4.4 Modulation d’amplitude résiduelle (RAM)
2.4.5 Polarisation
2.4.6 Bruits du laser
2.4.7 Dérive de l’ISL due aux variations de température
2.4.8 Détection
2.4.9 Conclusion sur les limitations
3 Modulation d’amplitude résiduelle (RAM) : conception d’une nouvelle méthode de contrôle
3.1 Introduction et état des connaissances sur la RAM
3.1.1 Méthode de Wong & Hall
3.1.2 Autres méthodes pour atténuer la RAM
3.2 Étude de la RAM avec des composants fibrés
3.2.1 Modélisation
3.2.2 Observation de la RAM après propagation dans des composants fibrés
3.3 Génération de deux signaux d’erreur à partir d’un seul signal de photodiode
3.3.1 Expression générale du signal d’erreur en présence de RAM
3.3.2 Expression linéarisée du signal d’erreur en présence de RAM
3.4 Test expérimental en transmission de la nouvelle méthode
3.4.1 Observation des signaux d’erreur en quadrature
3.4.2 Suppression de la composante de la RAM à fmod
3.4.3 Mesure des dérives en fréquence avec et sans RAM
3.5 Comparaison expérimentale entre transmission et réflexion en mode PDH avec deux types de modulateur de phase
4 Conception de cavités pour le gyromètre
4.1 Introduction aux fibres à cœur creux
4.1.1 Fibre de type Kagomé
4.1.2 Fibre à bande interdite photonique (PBG)
4.1.3 Fibre à gaine tubulaire (ANF & NANF)
4.1.4 Caractéristiques des fibres utilisées pour nos cavités
4.2 Alignement des optiques et miniaturisation de la cavité
4.3 Caractérisation de la cavité en fibre standard
4.3.1 Détermination de la transmission totale intracavité T
4.3.2 Étude de la rétrodiffusion de la cavité
4.3.3 Étude de la pente du signal d’erreur en fréquence
4.3.4 Conclusion sur la cavité en fibre standard
4.4 Caractérisation de la cavité en fibre à cœur creux PBG
4.4.1 Optimisation des coefficients de transmission des prismes
4.4.2 Mise en place de l’alignement de la cavité
4.4.3 Modélisation des caractéristiques de la cavité en fonction de la transmission intracavité T
4.4.4 Contamination de la fibre à cœur creux PBG
4.4.5 Études des pertes intracavité en fonction de la longueur d’onde
4.4.6 Observation du mode transmis par la fibre à cœur creux PBG
4.4.7 Étude du comportement en température
4.4.8 Conclusion sur la cavité en fibre à cœur creux PBG
Conclusion générale