Les fondements épistémiques de l’effet Pygmalion
L’effet Pygmalion (EP) doit son nom à l’une des Métamorphoses d’Ovide, au cours de laquelle Galatée, une jeune femme sculptée par l’artiste Pygmalion, prend vie sous le ciseau du sculpteur et la magie d’Aphrodite (2011, pp. 329-330). Ainsi, la personne de Galatée, si l’on met de côté l’intervention divine, est le pur produit de l’esprit et du désir de son sculpteur. Bien après Ovide, c’est Rousseau qui s’empare du mythe crétois. Coïncidence ou non, sa réécriture lyrique est composée immédiatement après la rédaction de son fameux traité d’éducation, Emile ou de l’éducation (1762), bien qu’elle soit publiée des années plus tard. Après tout, l’Emile n’est-il pas le portrait fantasmé d’un élève idéal par un éducateur ? On peut dès lors humblement postuler que, dans la pensée rousseauiste, Pygmalion est au personnage du gouverneur (l’éducateur) ce que Galatée est à l’élève. En somme, Galatée et Émile sont chacun une construction conçue et projetée par un créateur supérieur et préexistant. Il convient d’être prudent lorsque l’on attribue à l’effet Rosenthal les valeurs de la légende grecque, car leurs similitudes sont limitées (Ambroise, 2003, p. 1). Loin des pupitres d’élèves et des considérations pédagogiques, Merton (1948) propose le terme de « prophétie autoréalisatrice » (self-fulfilled prophecy) pour qualifier un phénomène psycho-sociologique que la recherche rapprochera ensuite de l’EP. Selon Merton, une prophétie autoréalisatrice (PA désormais) « est une définition d’abord erronée d’une situation qui suscite un nouveau comportement qui rend exacte cette conception initialement fausse » (Merton, 1948, p. 195). D’après Merton, ce phénomène permet de comprendre, au moins en partie, certains événements tels que les crashs financiers (Bressoux, 2008, p. 57) ; on observe donc, pour ce concept de PA, un champ d’emprise bien plus vaste que les sciences de l’éducation. Les PA de Merton constitueraient une forme d’effet Pygmalion collectif, c’est-à-dire qu’il s’agit plus d’un effet de groupe que des résultats d’un acte individuel (Demailly, 2008, p. 70). En parallèle des études sur les PA se développe, en sociologie de l’éducation, le concept d’attentes : notamment celles de l’enseignant et celles des élèves. En 1952, Becker établit une corrélation entre le niveau d’attentes des enseignants – par rapport aux performances de leurs apprenants – et la classe sociale de leurs élèves (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 89). Ainsi, on attendrait plus d’un élève issu d’un milieu aisé que d’un élève issu d’un milieu défavorisé. Naît alors une question cruciale : quelles conséquences ont ces attentes sur la qualité d’enseignement et, à terme, sur les performances des élèves ? Treize ans plus tard, Rosenthal et Jacobson se penchent sur cette question, et les résultats de leur étude marquent un tournant épistémologique majeur en psycho-sociologie : en augmentant artificiellement les attentes d’un enseignant, les performances de ses élèves augmentent de manière proportionnelle. C’est la naissance de l’« effet Pygmalion » (Rosenthal & Jacobson, 1968).
La perception de l’élève par l’enseignant et la conception du jugement scolaire
Comment est constitué le jugement scolaire ? Quels éléments vont intervenir dans la création de l’attente de l’enseignant ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier dans cette partie, en soulignant les biais et les dérives potentiels que ce processus comporte. Le modèle de Trouilloud et Sarrazin proposait trois pôles de données qui influenceraient les attentes des enseignants : les caractéristiques de l’enseignant, celles de l’élève et celles de la situation. Des méta-analyses corroborent ce modèle, en soulignant le rôle des facteurs suivants dans le processus d’élaboration de l’attente de l’enseignant : « l’attractivité physique, la conduite de l’élève en classe, les informations transmises par dossier sur l’élève, l’origine ethnique (blanc, noir, hispanique…) [et] la classe sociale » (dans Bressoux & Pansu, 2003, p. 49). Ainsi, nous notons d’ores et déjà une dichotomie informationnelle dans les constituants de l’attente de l’enseignant : si certains de ces éléments sont très certainement d’ordre éducatif (comportement, dossier scolaire, caractéristiques cognitives observables etc.), on peut s’interroger sur l’objectivité et la pertinence de certains critères tels que l’origine ethnique de l’élève et sa classe sociale. Nous pouvons donc inférer qu’un élève blanc de classe sociale supérieure suscite des attentes plus élevées de la part des enseignants (sans compter le poids des stéréotypes de genres, qui varie en fonction des disciplines). Si l’on reconnait l’existence de l’EP et des PA – ce que nous avons fait – nous pouvons d’ores et déjà supposer l’existence d’un paradoxe déjà soulevé par de nombreux chercheurs (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 91) : l’école, qui a vocation à réduire les inégalités sociales, serait en fait une instigatrice active de la reproduction sociale et de la distribution des privilèges. Les jugements des enseignants sont-ils injustes ? D’après Bressoux et Pansu (2003, p. 60), malgré les biais et les facteurs a priori non pertinents qui peuvent constituer leurs attentes, les enseignants sont en réalité de bons juges de leurs élèves et de leurs performances : « les attentes des enseignants prédisent la réussite future des élèves bien davantage parce qu’elles sont exactes que parce qu’elles fonctionnent comme des prophéties autoréalisatrices ». Cela invalide-t-il l’existence de l’EP et des PA ? Certainement pas, si l’on s’attarde non pas sur les résultats globaux mais si l’on procède à un examen différencié : il y a en effet des élèves plus vulnérables que d’autres aux effets d’attentes. Bressoux et Pansu (2003, p. 57), rappellent également que « Good et Thompson (1998) soulignent toutefois que l’ampleur des effets d’attentes peut être fortement accentuée quand elles portent sur des groupes d’élèves « vulnérables » (certains élèves appartenant à des minorités ethniques, à des groupes sociaux particulièrement défavorisés, etc.) ». Néanmoins, les biais de perception peuvent aussi directement concerner le niveau scolaire : « Hoge et Coladarci (1989) révèlent aussi que les jugements sont généralement plus justes pour les élèves forts que pour les élèves faibles. » (Bressoux & Pansu, 2003, p. 48). En réalité, les estimations des enseignants ne sont correctes qu’en termes de performances. Ce qui est le plus sujet aux biais de perception (et donc aux PA), c’est la propension que l’élève aura à faire des efforts (Bressoux & Pansu, p. 60), et c’est là que se situe peut-être la clé de l’effet Pygmalion. La tendance de certains enseignants à stigmatiser, c’est-à-dire à figer leur jugement dans la durée malgré la potentielle évolution des performances ou des efforts de l’élève, est également largement incriminée dans la constitution d’un effet Pygmalion le plus souvent négatif, que nous connaissons sous le nom d’effet « Golem » (voir paragraphe 3.2.3). En effet, «les études en contexte naturel […] ont fait ressortir de manière récurrente une contribution de la performance et de la motivation antérieures de l’élève dans l’élaboration des attentes de l’enseignant » (Trouilloud & Sarrazin, 2003, p. 96). Ce qui, en soit, ne semble pas être une mauvaise chose : après tout, il semble naturel – et fiable – de baser ses attentes sur ce qu’on a déjà pu observer chez l’élève. Un tel jugement devient problématique dès lors qu’il est obsolète : quand les performances ou les efforts d’un élève évoluent, un jugement inflexible préétabli sur la base d’observations antérieures a pour conséquence délétère d’enfermer l’élève dans ses performances et son comportement d’autrefois. Pour sa part, Avci reprend la proposition de Bruner, selon laquelle les attentes des enseignants sont constituées très vite, après seulement quelques leçons au contact des élèves. Un comportement observé plusieurs fois – tel qu’un oubli de matériel, une phrase à la syntaxe erronée etc… – servira d’étalon pour établir un premier jugement scolaire concernant tel ou tel élève (Avci, 2017, p. 13). En somme, il y a un risque de cristallisation des attentes de l’enseignant assez tôt, dès lors que l’enseignant a observé chez l’élève un comportement ou un niveau de performance récurrent. Enfin, Bressoux et Pansu (2003, pp. 48-49 ; Bressoux, 2012, p. 214) montrent que le style et la personnalité d’un enseignant le rendent plus ou moins prompt à formuler des jugements biaisés. Certains enseignants sont qualifiés de dogmatiques, conventionnels et autoritaires ; Bressoux décrit leur personnalité comme fréquemment « conventionnelle, rigide intolérante face à l’ambiguïté » (2003, p. 49). Ces enseignants sont plus que les autres enclins à voir « des différences entre les élèves plus importantes qu’elles ne le sont en réalité, tout en ayant tendance à les stigmatiser. Cette amplification et cette stigmatisation des différences s’opèrent généralement sur la base des stéréotypes sociaux. » (2003, p.49). Pour conclure sur les biais de perception qui impactent les attentes des enseignants, nous observons le cercle vicieux suivant : si les élèves issus de minorités (social es ou ethniques) sont les plus vulnérables aux effets d’attentes, l’ampleur desdits effets sera décuplée si leur enseignant est un « dogmatique », dont les attentes sont aisément corrompues par des stéréotypes portant sur les minorités.
Les données reçues par l’élève dans un paradigme asymétrique d’autorité
L’expression du jugement scolaire, formulée par l’enseignant, est reçue par l’élève par le biais de deux canaux principaux : l’ouïe et la vue. L’ouïe, d’abord, pour tous les éléments de langage verbal produits par l’enseignant, et notamment les commentaires positifs ou négatifs observés par Avci (2017, p. 42). Les éléments sonores non verbaux également produits par l’enseignant à destination d’un élève ou d’un groupe d’élèves en particulier, tels que les rires et les soupirs, sont aussi des extensions du jugement scolaire perçu par l’élève. En ce qui concerne la vue, nous pouvons lister tous les comportements para-verbaux qui participent d’un jugement scolaire ; ainsi, un pouce levé, un applaudissement, des bras croisés, des sourcils froncés ou encore des lèvres pincées sont, parmi d’autres, des éléments de jugement scolaire perceptibles par les élèves. Dans ce sens, Bressoux et Pansu (2003, p. 57) mentionnent le fait que la transmission des émotions des enseignants se fait « essentiellement par le canal non verbal (sourires, gestes, proximité…), canal que décoderaient assez bien les élèves ». Enfin, la note, c’est-à-dire la mesure – chiffrée ou non – qui évalue la performance de l’élève, est aussi à prendre en compte dans ce cadre. En somme, nous pouvons dès maintenant poser le postulat que les attentes exprimées par le professeur sont perçues avec pas ou peu d’interférences par l’élève. Ce qui nous intéresse, c’est la façon dont ce jugement modifie les attitudes et les aptitudes de l’élève. En d’autres termes, nous nous intéressons au mécanisme socio-psychologique de la prophétie autoréalisatrice dans le paradigme de la relation enseignant-apprenant. Notre piste principale est celle du rapport d’autorité. Dans le cadre de la recherche – et non de la relation pédagogique – Balez et Sanquirgo (2015) ont montré qu’il existe une corrélation entre la détention de l’autorité et la propension à formuler des prophéties autoréalisatrices. Dans ce cadre extra-pédagogique, les attentes ne sont pas celles de l’enseignant mais de l’expérimentateur principal, et sont en fait des hypothèses de recherche que, de par sa position d’autorité sur les expérimentateurs délégués, celui-ci aura tendance à faire s’accomplir (Balez & Sanquirgo, 2015, pp. 17-18). L’enseignement que nous pouvons tirer de cette étude est que l’autorité est un facteur de pression asymétrique qui favorise la transmission des attentes et des jugements. Par extension, dans le paradigme de la relation pédagogique, l’autorité professorale est donc au cœur du mécanisme de l’effet Pygmalion. Nous pouvons postuler que cette autorité prend sa source dans une constante et une variable : la fonction du professeur (autorité institutionnelle, constante) et sa personnalité (autorité personnelle, variable). Cela corrobore notre démonstration précédente, qui soulignait la propension des enseignants autoritaires (les “dogmatiques”) à formuler des PA. La transmission des attentes de l’enseignant à l’apprenant est confirmée par Jussim et Eccles en 1992 : les attentes des élèves sont impactées par celles qu’ils perçoivent chez leur enseignant et ce de manière positive ou négative en fonction du niveau de ces attentes perçues (dans Avci, 2017, pp. 44-45)
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Table des matières
Introduction
Partie 1 : Cadre théorique
1. Les grandes lignes d’un débat épistémologique
1.1. Les fondements épistémiques de l’effet Pygmalion
1.2. L’étude princeps de Rosenthal et Jacobson (1968)
1.3. Une nécessaire prise de recul méta-analytique
2. Le concept d’attente : de la perception à l’expression du jugement scolaire
2.1. La perception de l’élève par l’enseignant et la conception du jugement scolaire
2.2. L’expression du jugement scolaire
3. La réception du jugement scolaire par l’élève
3.1. Les données reçues par l’élève dans un paradigme asymétrique d’autorité
3.2. Anxiété, filtre affectif et effet Golem
3.2.3. L’effet Golem
4. La question de la modulation didactique
4.1. Friction entre Pygmalion et différenciation
4.2. Les implications en didactique des langues
4.3. Retour sur le modèle des quatre variables de Rosenthal
4.4. Surestimer l’élève : la clé du progrès ?
4.5. La compétence Pygmalion : synthèse et positionnement
4.6. Précision de la question de recherche
4.7. Adaptation de l’étude au contexte de crise sanitaire
4.8. Adaptation de l’étude au contexte de crise sanitaire
5. Présentation de la méthodologie
5.1. Propos liminaire : les biais potentiels
5.2. Ce qui était prévu : une étude en trois temps
5.3. Ce qui a pu être réalisé : adaptation de la question de recherche et de l’hypothèse
Analyse des résultats
6. Résultats du questionnaire T0 : la « photographie de départ »
6.1. Résultats généraux et grille de lecture
6.2. Résultats généraux
6.3. Des filtres affectifs révélateurs d’un certain effet enseignant
6.4. Des élèves plus susceptibles que d’autres à l’effet Rosenthal
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe 1 : Questionnaire
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