Intérêts et limites de la démarche d’interdisciplinarité
Ce qu’en disent les programmes
Les programmes français : un bref historique
Le texte de Corinne Aroq et Daniel Niclot (IUFM de Champagne Ardenne), publié par l’INRP à l’occasion de la 8ͤ biennale de l’éducation et de la formation, présente la lente introduction de l’interdisciplinarité au fil de l’histoire des programmes scolaires du secondaire.
Dès 1957, elle est introduite sans être nommée« afin de remédier à la séparation et à la dispersion des tâches dont souffrent tant d’esprits dans nos classes ». En 1977, les programmes du collège et du lycée demandent aux enseignants de« s’interroger sur l’unité de l’enseignement, concevoir la place relative des disciplines », bien que la prudence domine encore :« tout débordement superflu sur les disciplines voisines […]conduirait à ne traiter qu’une partie du programme […] ».
Dans les programmes de 1985 , il est écrit que « les professeurs développent les relations entre les différentes disciplines ». Il y a donc peu d’évolution, jusqu’au rapport de la commission de 1988 présidée par Pierre Bourdieu et François Gros qui consacre deux de ses sept principes au décloisonnement des savoirs :« le 5ͤ principe propose l’introduction de l’interdisciplinarité et le principe incite à des enseignements donnés en commun par des professeurs de différentes spécialités. »Par la suite, cette volonté sera réaffirmée, notamment par la création de dispositifs à vocation interdisciplinaires au collège et au lycée comme les IDD (itinéraire de découverte collège) et les TPE. Dans les faits, il semblerait cependant que cela n’ait pas abouti à une réelle interdisciplinarité.
À l’école primaire, il semblerait que l’introduction de l’interdisciplinarité ait suivi un chemin similaire, nuancé par les propos de Thierry Philippot: Alors que depuis le XIXͤsiècle, les programmes d’enseignement pour l’école primaire sont structurés par les disciplines scolaires, la période de « l’éveil », (fin des années 1960, début des années 1980), peut être vue comme une tentative de mettre fin, en partie, au cloisonnement disciplinaire à l’école élémentaire en ouvrant un espace aux perspectives interdisciplinaires. Le retour à une structuration disciplinaire des enseignements pour tous les niveaux de classe dans les programmes de 1985 marque la fin de cette tentative. Toutefois, les générations de programmes qui vont se succéder (1995, 2002, 2008) sont marquées par la tension entre la volonté d’une intégration curriculaire des perspectives interdisciplinaires et le maintien de la structuration disciplinaire traditionnelle.
Ces trois générations de programmes proposent des thématiques intégratives pour les cycle 2 comme« découvrir le monde », mais conservent une approche disciplinaire pour le cycle 3. Le socle commun des connaissances et compétences publié en juillet 2006 représente cependant une évolution significative vers une interdisciplinarité générale, avec la création de sept domaines qui vont favoriser la construction de« ponts indispensables entre les disciplines et les programmes ».
Qu’en est-il aujourd’hui ?
À travers l’emploi d’un lexique appartenant aux familles des mots »transversal » ou « interdisciplinaire », les programmes en vigueur depuis la rentrée 2016 pour les cycles 2 et 3 recommandent cette approche à plusieurs reprises, sans pour autant l’ériger en principe absolu.
Au cycle 2, les programmes précisent notamment que la « polyvalence des professeurs permet de privilégier des situations de transversalité, avec des retours réguliers sur les apprentissages fondamentaux. Elle permet d’élaborer des projets[…]. »(p. 4 et 5). Les compétences transversales y sont ainsi évoquées :
Au cycle 2, on apprend à réaliser les activités scolaires fondamentales que l’on retrouve dans plusieurs enseignements et qu’on retrouvera tout au cours de la scolarité […]. Les liens entre ces diverses activités scolaires fondamentales seront mis en évidence par les professeurs qui souligneront les analogies entre les objets d’étude […] pour mettre en évidence les éléments semblables et les différences. (p. 5)
Pour le cycle 3, des« projets interdisciplinaires sont réalisés chaque année du cycle ». (p. 94) Les enseignants sont incités à « travailler à des acquisitions communes à plusieurs enseignements et établir des liens entre les différents domaines du socle commun ». (p. 90)
L’actuel socle commun de connaissances, de compétences et de culture précise également, dans le domaine 5 (les représentations du monde et l’activité humaine) :
Ce domaine est consacré à la compréhension des sociétés dans le temps et dans l’espace, à l’interprétation de leurs productions culturelles et à la connaissance du monde social contemporain. […] Chacun de ces domaines requiert la contribution transversale et conjointe de toutes les disciplines et démarches éducatives. (p. 1)
Le regroupement lui-même des disciplines en domaines est par ailleurs en soi une incitation aux apprentissages transversaux.
La notion de transdisciplinarité n’apparaît pas dans les recommandations officielles pour l’enseignement à l’école, soit parce qu’elle relève d’une idéologie plus que du réalisable, soit en raison de sa polysémie. Cela conforte mon choix d’éviter d’utiliser ce terme pour mon mémoire. Il apparaît par contre clairement que l’interdisciplinarité et la transversalité sont préconisées, dans une certaine mesure, par les instances de notre système scolaire français et en particulier sous forme de projets.
Les programmes à l’étranger : l’exemple québecois nous apprennent que l’interdisciplinarité est une orientation majeure du curriculum québécois, faisant peut-être de celui-ci un modèle à observer et suivre éventuellement. Ils précisent que« l’interdisciplinarité fait de l’acquisition des savoirs non la finalité de l’éducation scolaire, mais le moyen indispensable pour poursuivre les trois visées sociocognitives interreliées ».
Ces trois visées sont« la recherche du sens sur le plan des connaissances (une visée épistémologique) », « la pertinence des savoirs pour les élèves (une visée instrumentale) », favorisant une approche par projets, et enfin« la recherche de la dimension humaine (des visées psychologiques et sociales) ». Ces deux dernières visées semblent rejoindre ce que les programmes français nomment les compétences transversales et que l’on pourrait résumer ainsi : avoir des outils pour gérer des tâches et des situations complexes, développer ses intelligences intra- et inter-personnelles pour bien vivre au sein de la société.
Lors de la conception d’un projet interdisciplinaire, il s’agirait donc de garder une vigilance sur ces points et vérifier que les visées sont les bonnes, en se posant une question du type : le projet permet-il de développer certaines de ces compétences transversales citées ? Si la réponse est négative, il s’agirait peut-être d’un projet simplement pluridisciplinaire.
Pourquoi pratiquer l’interdisciplinarité en classe ?
Ce qu’elle peut apporter
Plusieurs intervenants du dossier desCahiers pédagogiques sur le croisement des disciplines de mai 2015 nous éclairent sur les avantages et inconvénients d’une approchetissant les disciplines entre elles.
Selon Yves Lenoir et Abdelkrim Hasni(ibid.),le « recours à l’approche interdisciplinaire a pour raisons d’être de favoriser et de faciliter chez les élèves l’intégration des processus d’apprentissage et l’intégration des savoirs, ainsi que leur mobilisation et leur application dans des situations réelles de vie. »Il s’agit d’adopter une« posture épistémologique de type socioconstructiviste, où les élèves sont des acteurs producteurs de savoirs […].»
Pascal Thomas, principal du collège Jean-Macé à Calais, constate que les disciplines s’enchaînant les unes derrière les autres vont créer des habitudes scolaires sans grand rapport avec les difficultés de la vie quotidienne ou de la vie professionnelle future des enfants. Il explique :« Si vous leur donnez une tâche qui met en jeu plusieurs disciplines sans qu’elles soient clairement identifiées dans l’exercice, les enfants sont perdus, même de très bons élèves d’ailleurs, et peinent à réinvestir ce qu’ils ont pourtant appris. »
Ainsi, faire régulièrement appel à l’interdisciplinarité pourrait peut-être pallier ce manque.
De plus, Christine Carton, inspectrice dans le premier degré de la circonscription de Douai Cuincy dans le Nord, amène un autre argument : selon elle, la démarche interdisciplinaire est un gain de temps, face à la difficulté exprimée par de nombreux enseignants pour couvrir les programmes d’une année scolaire.« Si on veut tout enseigner de manière spécialisée, on n’a pas le temps de tout faire. Ce qui permet de s’en sortir, c’est justement la transversalité. »
La démarche de projet au service de l’interdisciplinarité
La démarche de projet est, semble-t-il, une réponse adéquate à la construction d’un travail interdisciplinaire. Elle n’est pas la seule, mais elle est garante du développement de compétences transversales à toutes les disciplines. Elle implique que les élèves travaillent de manière globale, résolvent des problèmes, effectuent des tâches complexes et convoquent plusieurs disciplines pour faire aboutir le projet. De plus, selon ses modalités, elle peut favoriser la coopération, développer les compétences orales et sociales des individus. Ses nombreux avantages en font un objet abondamment cité dans les programmes du primaire.
Pour le cycle 2 :« Coopérer et réaliser des projets convoquent tous les enseignements. La démarche de projet développe la capacité à collaborer, à coopérer avec le groupe en utilisant des outils divers pour aboutir à une production. » (p. 7) En cycle 3, « les élèves[…]sont incités à agir de manière responsable et à coopérer à travers la réalisation de projets […] ». (p. 92)
Dans le socle commun, on trouve le mot projet – au singulier ou au pluriel – à onze reprises sur huit pages, ce qui témoigne de l’importance donnée à cette modalité de travail par l’institution. Le domaine 2 par exemple (Les méthodes et outils pour apprendre),« vise un enseignement explicite[…] de la conduite de projets individuels et collectifs […] ».La « coopération et réalisation de projets » est l’un des« objectifs de connaissances et de compétences pour la maîtrise du socle commun »:
L’élève travaille en équipe, partage des tâches, s’engage dans un dialogue constructif, accepte la contradiction tout en défendant son point de vue, fait preuve de diplomatie, négocie et recherche un consensus. Il apprend à gérer un projet, qu’il soit individuel ou collectif. Il en planifie les tâches, en fixe les étapes et évalue l’atteinte des objectifs.
Le mariage d’un projet d’arts plastiques et de l’EMC : une pratique inédite ?
Ainsi, la démarche de projet à visée interdisciplinaire, si elle ne doit pas être systématique, est un recours intéressant pour favoriser la motivation des élèves et le développement de compétences transversales, ainsi que pour diversifier les modalités d’apprentissage.
C’est pour cette raison que le projet que j’ai mené en classe pour ce mémoire propose de mettre la pratique des arts plastiques au service de l’enseignement moral et civique. Ma problématique comporte deux questionnements : comment associer ces deux disciplines, et qu’apporte cette démarche ? Avant d’y répondre, il m’a semblé indispensable de faire un état des lieux de l’enseignement moral et civique : que préconisent les textes et quelles sont les pratiques enseignantes les plus courantes ? Ceci permettra de savoir si mon approche répond à la demande institutionnelle et si elle est effectivement originale. Mon expérimentation sera en effet d’autant plus intéressante que la pratique est inédite et visera à valider ou invalider mes hypothèses, et à ajuster les modalités du projet le cas échéant.
Instructions officielles concernant la formation de la personne et du citoyen
Les objets d’enseignement
Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture de 2015 et les programmes de 2015 définissent les objectifs de l’EMC à l’école. Le SCCCC mentionne dans le domaine 3 (« la formation de la personne et du citoyen, » p. 5) notamment que l’école « permet à l’élève d’acquérir[…]le sentiment d’appartenance à la société ».Elle« permet à l’élève de développer[…]son aptitude[…]à participer activement à l’amélioration de la vie commune et à préparer son engagement en tant que citoyen ».Sont aussi mentionnés la « liberté de conscience et d’expression », le « sens du droit et de la loi », les « règles qui permettent la participation à la vie collective et démocratique » et la« notion d’intérêt général ».
L’évaluation
La seule indication qui est donnée sur la manière d’évaluer l’EMC est que« cet enseignement fait l’objet d’une évaluation qui porte sur des connaissances et des compétences mises en œuvre dans des activités personnelles ou collectives et non sur le comportement de l’élève » (toujours dans la rubrique« principes généraux ») . Si l’on part du principe que tout ce qui est enseigné doit être évalué ou du moins évaluable (à minima pour connaître l’efficacité d’un enseignement), on peut se demander comment évaluer des élèves sur leur capacité à s’impliquer dans des projets communs, à respecter des règles, si l’on n’évalue pas leur comportement.
C’est en lisant la suite des programmes que l’on peut avoir des éléments de réponse.
En effet, les quatre principes à mettre en œuvre en EMC sont détaillés un par un, et pour chacun sont précisées les connaissances, capacités et attitudes visées. Elles ne sont pas séparées, mais il semblerait qu’un exemple de connaissance à enseigner pourrait être « connaître quelques principes et valeurs fondateurs d’une société démocratique », un exemple de capacité serait« différencier son intérêt particulier de l’intérêt général » et un exemple d’attitude : « respecter les autres et les règles de la vie collective ». Si cette interprétation est correcte, nous ne devrions donc pas évaluer les comportements mais les attitudes. Une clarification de ces termes s’impose alors :
– comportement:« Manière d’être, d’agir ou de réagir des êtres humains, d’un groupe, des animaux ; attitude, conduite : Un comportement étrange. »;
– attitude : « Manière d’être qui manifeste certains sentiments ; comportement : Avoir une attitude ferme. » ; « Ensemble des opinions manifestées par un individu, un groupe social ou une institution, se traduisant par un comportement habituel ou circonstancié : Attitude politique d’un journal. »
Ces termes sont proches et sont souvent employés l’un pour l’autre dans le langage courant. D’ailleurs, ces définitions semblent floues puisque chaque mot se trouve dans la définition de l’autre. Si l’on se réfère à l’utilisation de ces deux termes dans le langage courant, on pourrait faire la distinction suivante : le comportement est habituel et défini par un ensemble d’actions sur un temps long, tandis que l’attitude est plus instantanée et indique une manière d’être, une posture, presque figée. On pourrait ainsi distinguer ce qui est inné ou du moins échappant au libre-arbitre, comme les traits de caractère de l’individu (le comportement), de ce qui relève d’actes volontaires (l’attitude). Ainsi, un élève réservé ne pourra pas être sanctionné pour ce comportement, mais il pourra être évalué sur son attitude de respect, de coopération, d’implication dans un projet, etc. C’est l’effort fourni par l’élève pour se conformer à une demande et s’adapter aux personnes qui l’entourent qui est pris en compte. Cette distinction sera celle sur laquelle je me baserai pour la suite du mémoire.
Education à la citoyenneté : conceptions et pratiques
Conceptions, discours d’enseignants
François Audigier, historien, et Nicole Tutiaux-Guillon, professeure des universités en Sciences de l’Éducation, ont fait un tour d’horizon de la pratique enseignante en matière d’éducation civique . La discipline était ainsi désignée à l’époque de cette enquête, mais toutes les dénominations qu’elle a pu avoir au fil du temps n’en changent pas la nature. Ce sont les programmes qui la définissent, et ceux-ci, bien que régulièrement réécrits, s’appuient sur les mêmes fondamentaux : la connaissance et la compréhension des valeurs de la République et la formation de la personne et du citoyen, dont l’attitude doit s’inscrire dans ces valeurs. Trente-deux enseignants ont été interrogés à propos de leur conception de la discipline.
Parmi eux, un tiers a affirmé que« l’éducation civique c’est tout le temps », ou encore que« l’école, c’est l’éducation civique ». Un autre tiers l’a rapprochée de « la réflexion relative aux règles de vie dans la classe et dans l’école, presque exclusivement ».
Une part moins importante a dit favoriser« l’activité des élèves et la prise en compte du monde extérieur », « la compréhension de la société ». Les pratiques de classe annoncées sont des conseils, des élections de délégués, des débats. Les liaisons interdisciplinaires sont pensées avec l’histoire, la géographie, le français, les mathématiques.
Pratiques de classe
Les observations effectivement faites par François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon datent de 2004. Elles s’appuient donc sur des pratiques enseignantes fondées sur les programmes de 2002, peut-être de 1995 pour certains. Or, en 1995 il est précisé que « l’éducation civique n’est pas une discipline à enseigner en tant que telle, isolément, mais ses principes fondamentaux, appréhendés à partir de l’analyse de faits de la vie quotidienne, doivent imprégner toutes les activités de l’école » . En 2002, les « horaires des écoles maternelle et élémentaire » indiquent que dans le cycle des approfondissements (cycle 3), l’éducation civique est« répartie dans tous les champs disciplinaires (domaine transversal) » , mais ils prévoient 30 min de débat hebdomadaire en plus.Les savoirs doivent être abordés en histoire et géographie notamment (fonctionnement de notre démocratie, valeurs,…).
Les pratiques de classe constatées par les auteurs sont surtout des études documentaires (textes, cartes, manuels, dictionnaire, bibliothèque personnelle,…), des visites de musées ou de patrimoine bâti, la construction de résumés, de synthèses, et visent à « acquérir un savoir plutôt que de construire les outils intellectuels de son élaboration ». Les « séances comportent systématiquement un temps de débat »et les« savoirs-faire[…]sont avancés comme justification du travail ». De nombreux enseignants – environ la moitié – ne font pas de séance spécifique d’éducation civique mais la diluent dans les autres disciplines.
Cela correspond en effet aux recommandations des programmes de l’époque (sauf pour le débat). Les enseignants conçoivent majoritairement l’éducation civique comme« avant tout comportementale et fort peu cognitive ».
Une démarche originale
Néanmoins, ces constats sur les conceptions et pratiques de classe m’ont permis de savoir que l’association entre les arts plastiques et l’EMC n’est quasiment jamais proposé, et si ça l’est, c’est soit dans le but d’illustrer une notion apprise, soit de développer la sensibilité, la personnalité des élèves et leur ouverture aux autres. Ce dernier but peut aussi être atteint avec l’EPS, les autres pratiques artistiques et les productions écrites ou orales en français ; dans ces cas, le développement de la personne et son respect des règles du groupe sont privilégiés et évaluables, mais il n’y pas d’enseignement explicite de l’EMC – comme la compréhension du droit et de la règle et la connaissance des acteurs de notre société. Il n’y a pas d’institutionnalisation possible (aucune « leçon » ne peut être écrite dans le cahier ou classeur d’EMC) et le lien avec la vie en société n’est pas direct.
Je ne peux pas connaître l’ensemble des pratiques d’EMC à ce jour, mais il semblerait que l’association que je propose dans mon projet soit inédite. En effet, le but de l’interdisciplinarité EMC/arts plastiques de mon expérimentation est d’impliquer les élèves dans l’élaboration de règles communes pour un projet d’art, et ainsi d’étudier de manière explicite le droit, en lien avec les institutions de notre société. Il vise à faire prendre conscience aux élèves de l’utilité de la règle, à la fois pour permettre la singularité de l’individu mais aussi pour protéger l’intérêt collectif : elle autorise autant qu’elle interdit ou oblige et en ce sens, elle doit être définie judicieusement. Les arts plastiques sont un prétexte, mais ils permettent de rendre concrets des éléments d’EMC qui restent habituellement dans le domaine du discours .
Choix d’un thème et élaboration d’un projet expérimental
Souhaitant faire vivre à mes élèves une expérience leur permettant de comprendre les fondements du droit, afin qu’ils l’acceptent et le respectent de plein gré en tant que citoyens, mais sachent aussi garder une attitude critique, voici la création artistique que je leur ai proposée : créer une « rue » par assemblage de façades individuelles. Ces façades ont été un support d’expression personnelle, tout en s’inscrivant dans un « règlement d’urbanisme » qui vise à garantir l’harmonie de la « rue » dans l’intérêt collectif. Ce règlement a préalablement été établi par les élèves. L’ensemble de la réalisation, individuelle comme collective a résulté d’un long travail d’appropriation sur ce qu’est la façade et le règlement d’urbanisme (pourquoi et comment ce dernier est établi). À l’issue, une exposition a été organisée lors d’un repas avec les familles. Ainsi, les connaissances que les élèves ont acquises en EMC ont été appliquées directement sous forme de « jeu réel ». Cette situation avait pour but de permettre une compréhension plus profonde, plus durable, de l’utilité de la règle comme un élément indispensable pour vivre en collectivité.
Expression individuelle : la métaphore de la façade
Public, privé, des intérêts croisés
Le choix du thème de ce projet est animé par la volonté de répondre à un certain nombre d’attentes institutionnelles, mais aussi parce que l’architecture et l’urbanisme se prêtent particulièrement bien à l’étude de notre société.
À propos de l’EMC, François Audigier note que l’on peut s’interroger« sur une absence de savoir bien particulière : celle qui entraîne la confusion entre espace privé et espace public ».
En effet, la notion de liberté individuelle repose sur une limite : le respect d’autrui. Cette limite n’est pas facile à trouver et dépend des sensibilités des individus ; c’est donc le droit qui va permettre de la définir précisément. C’est parce qu’ils permettent d’étudier ce thème précis que l’architecture et l’urbanisme sont particulièrement appropriés.
Denis Steinmetz, designer-coloriste et enseignant, traite des façades des bâtiments d’habitation dans un article de la revue des sciences sociales.
Il reconnaît leur personnalisation comme un véritable besoin, à réguler pour l’intérêt collectif.La façade est une interface entre le domaine privé et le domaine public. En effet, du point de vue de l’habitant, sa façade est privée et à ce titre il peut la façonner selon son désir. Là où les circonstances s’y prêtent (règlement le permettant et uniformité du bâti),« la façade est le support d’un certain nombre de revendications plus ou moins clairement exprimées »et les habitants la personnalisent volontiers : peinture ou enduits, ajouts, faux éléments de construction, décor,… C’est à cette dimension privée que s’applique la discipline architecture.
Mais lafaçade joue un autre rôle, d’une égale importance : assemblée aux façades voisines, elle construit l’espace public. Elle a un impact considérable sur l’image d’une commune et il en va de l’intérêt de tous que cette façade corresponde à certains critères, que ce soit pour la préservation du patrimoine, du cadre de vie ou du tourisme. Ici, c’est donc plutôt d’urbanisme dont il s’agit. Les pouvoirs publics règlementent l’aspect extérieur des constructions dans le but de conserver à la fois une homogénéité, un dialogue cohérent avec le bâti existant local et une certaine esthétique. Ces règlements ne sont,selon l’auteur, pas toujours pertinents et peuvent être mal acceptés. La solution passerait donc par la concertation, la participation active de l’utilisateur en amont de chaque projet le concernant.Il appelle cela le« cadre de vie négocié », raison pour laquelle, dans le projet de classe, les élèves définiront eux-mêmes leur règlement.
Ce que dévoilent les façades
En architecture, les périodes historiques peuvent être associées à des styles architecturaux identifiables. Les modes, les courants de pensée, les techniques de construction, l’état des finances ou la volonté politique de chaque époque les ont à chaque fois influencés. Les façades expriment ces styles par la variation des proportions des fenêtres, des portes, des façades elles-mêmes. Pour se démarquer et/ou s’inscrire dans un mouvement, les concepteurs utilisent corniches, mascarons, faux ou vrais balcons, chaînes de refends, reliefs et autres éléments d’ornement. Les styles ont été tantôt géométriques, tantôt organiques,subtils et raffinés ou très chargés, très normés ou au contraire libres et variés.
Ces marqueurs sont révélateurs du contexte social de l’époque de construction de chaque bâtiment. Ces derniers forgent l’image de la ville à laquelle ils appartiennent. Ils présentent également des variations à l’intérieur même d’une période puisque chaque façade est unique et porte l’empreinte de son auteur. Denis Steinmetz signale d’ailleurs l’utilisation du« décor comme signe de la hiérarchie sociale ». L’histoire des façades montre ainsi à quel point le double rôle« bien plus important que ce que l’on imagine de prime abord »évoqué par Denis Steinmetz a toujours existé : rôle auprès de la société dans son ensemble, rôle auprès de l’habitant qui communique ainsi sur sa personnalité et son statut social.
Enfin, le mot façade vient du latinfaccia, la face. Il est d’ailleurs employé dans des expressions populaires comme « faire façade » ou « se faire ravaler la façade », qui se rapportent au paraître et au visage humain. À l’inverse, on pourrait parler de visage de la maison en évoquant sa façade principale, celle qui se donne à voir. De fait, l’habitation est la troisième “peau” de l’être humain, elle obéit aux mêmes codes que les vêtements, qui montrent certains éléments de la personnalité de quelqu’un et de son statut social, tout en étant en adéquation avec les standards de l’époque concernée. On retrouve ce lien entre personnalité et architecture dans l’expression “faire façade”.La façade peut mentir, déformer la réalité ou au contraire la dévoiler, mais elle donne toujours des éléments de personnalité de celui ou celle qui l’a conçue ou modifiée.
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Table des matières
Introduction
1 Théories
1.1 Pluri- inter- transdisciplinarité : une clarification
1.1.1 Émergence et significations
1.1.2 Définitions et termes voisins
1.2 Intérêts et limites de la démarche d’interdisciplinarité
1.2.1 Ce qu’en disent les programmes
1.2.2 Pourquoi pratiquer l’interdisciplinarité en classe ?
1.2.3 Quels résultats peut-on attendre ?
1.3 La démarche de projet au service de l’interdisciplinarité
1.4 Le mariage d’un projet d’arts plastiques et de l’EMC : une pratique inédite ?
1.4.1 Instructions officielles concernant la formation de la personne et du citoyen
1.4.2 Education à la citoyenneté : conceptions et pratiques
1.4.3 Une démarche originale
2 Choix d’un thème et élaboration d’un projet expérimental
2.1 Expression individuelle : la métaphore de la façade
2.2 Travailler dans l’imaginaire
3 Expérimentation et analyse
3.1 Analyse a priori : objectifs et enjeux dans les différentes disciplines
3.2 Déroulé de la séquence
3.3 Méthodologie d’analyse
3.4 Analyse a posteriori : écarts et remédiations possibles
3.4.1 Evaluations lors du débat
3.4.2 Evaluations lors de la production finale
3.4.3 Evaluations lors du bilan
3.5 Réponse à la problématique
Conclusion
Bibliographie
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