Ecrire l’histoire de l’art de la marge

Provence, objet reconfiguré ?

   Dans mon travail, la question de la Provence occupe une place privilégiée. Cela s’explique en partie, mais pas seulement, par ma propre trajectoire professionnelle. J’ai occupé ce successivement des postes de conservateur au musée Fesch d’Ajaccio, au musée de Martigues, au centre d’art contemporain de Toulon et au palais des papes d’Avignon. Les nécessités de mon travail scientifique dans ces établissements m’ont donné l’occasion de mesurer l’ampleur des questions relatives aux rapports entre centre et périphérie. La collection du cardinal Fesch, constituée lors du séjour de ce dernier à Rome, avait pour mission explicite d’offrir à la jeunesse corse les meilleurs exemples de la production d’un centre artistique, Rome. Martigues avait été le lieu d’élection d’un peintre célèbre,Félix Ziem, qui en avait fait sa résidence, un peu avant la grande vogue artistique pour le Midi. Le Var, espace de villégiature, semblait une terre de mission pour l’art contemporain. Enfin, Avignon, dont on a montré la centralité paradoxale, constituait une véritable mine pour qui voulait analyser l’évolution toujours complexe entre l’art et le territoire. Toutes ces situations ne sont pas équivalentes, et il serait absurde de vouloir en proposer une synthèse après coup. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est la relation entre un lieu de commande, un lieu de production, et un lieu de réception. Le fait qu’un peintre prenne la Provence pour objet, et qu’il y réside à temps partiel ou plus durablement, prend un sens très différent si le public de l’artiste est majoritairement étranger à la région. On connaît le caractère anciennement centralisé de la vie artistique française. La monarchie absolue a durablement installé la capitale de la France comme foyer tendanciellement unique de la production de la valeur artistique. De ce fait la compétition entre les villes qui caractérise notamment l’Italie et l’Allemagne n’a pas de véritable sens en France. Cela ne veut pas dire pour autant que le reste du territoire national constitue un complet désert artistique. C’est loin d’être le cas et le Midi de la France constitue un lieu de production aux formes très diverses qui ne présentent pas seulement un caractère résiduel. Je me suis particulièrement attachée à quelques cas qui me semblaient exemplaires pour comprendre les ressorts d’une dynamique territorialisée. J’aborderai successivement trois exemples qui me permettront, sinon de généraliser, du moins d’apporter des éclairages convergents sur une question que la pratique de l’histoire de l’art n’est pas nécessairement bien équipée pour l’étudier. C’est à partir du cas Ziem qu’un ensemble de questions centrales concernant la picturalité de la Provence peut être saisi. Ziem reste un peintre solitaire. Ceux qu’on a appelés les « fauves provençaux » fournissent une illustration de ce qu’on pourrait appeler une dynamique collective. Les peintres regroupés sous ce label ont en commun d’avoir fait carrière en Provence, sans se confiner pour autant aux cercles régionaux puisqu’ils ont tous exposé à Paris. Ce groupe fournit une excellente illustration de ce que peut être une production artistique périphérique lorsqu’elle ne se constitue pas seulement sous la forme d’un décalage temporel par rapport au centre parisien. Si l’on déplace l’observation des producteurs vers les collectionneurs, on obtient une image plus complexe de la manière dont le champest configuré. Presqu’un siècle de différence sépare Edmond Bigand-Kaire, capitaine au long-cours, co-fondateur de La Plume et Charles-Eric Siméoni, médecin-psychiatre installé à Marseille, tous deux collectionneurs, qui ont en commun d’avoir des moyens limités et qui ne cessent, dans leurs pratiques d’acquisition et dans leurs formes de sociabilité, de faire le pont entre Paris et le Midi. Commençons par Ziem. A mon arrivée à Martigues, dans le musée éponyme, je ne pouvais pas me douter que cet artiste considéré comme mineur, prendrait une telle importance dans mon travail. La présence de deux de ses toiles dans la collection du musée Fesch, ne m’avait pas persuadée de son caractère décisif. La découverte progressive de la position de Ziem dans l’histoire de l’art français du XIXe siècle et l’analyse du riche réseau de ses relations m’ont rapidement convaincue du contraire. Au croisement de la modernité picturale et de l’art commercial, cet artiste offrait des prises inédites à une histoire sociale de l’art. Le legs Ziem, en 1993, constitua une chance considérable : 742 tableaux, 2762 dessins, 120 photographies, autant de gravures, et surtout son journal, son livre de comptes et ses carnets permettaient d’en saisir la trajectoire, les ambitions et l’originalité. Ziem a vécu très longtemps au XIXe siècle et a traversé plusieurs états du champ pictural français. Né en 1821, il a commencé des études d’architecture à l’Ecole des beaux-arts de Dijon. En conflit avec l’école, il n’arrivait pas à obtenir la bourse qui devait lui revenir. Il partit pour Marseille en 1839 et s’y installa quelque temps. Ayant eu la bonne fortune de réaliser la vente de quelques aquarelles faites sur lemotif, il décida de devenir peintre. Autodidacte dans sa formation d’artiste, il prit conseil auprès d’autres peintres tout en dispensant lui-même des cours de dessin. Il s’installa ensuite à Nice où il obtint un rapide succès auprès des aristocrates en villégiature. Ziem multiplie ensuite les voyages dans l’espace méditerranéen, avec une prédilection pour Venise, dont il deviendra l’un des peintres les plus célèbres. Dès son arrivée à Paris en 1842, il se lia avec les peintres de l’école de Barbizon, notamment avec Théodore Rousseau, Diaz de La Peña, Charles Jacque et JeanFrançois Millet, bien qu’il fût un peu plus jeune qu’eux. À partir de 1850, il exposa avec succès au salon jusqu’en 1868. Son intérêt pour la tradition le conduisit à effectuer des voyages en Hollande, en 1850 et en 1852, et à s’inspirer des compositions de Ruysdaël autant que de celles de Rembrandt. L’appui de quelques critiques de renom, particulièrement Théophile Gautier, lui permit d’obtenir un large succès commercial qui ne se démentit jamais. Ziem s’est contenté d’utiliser toujours les mêmes sujets, les renouvelant rarement, mais sa technique picturale a au contraire largement évolué : les atmosphères vaporeuses des débuts laissent place à ce qui a parfois été considéré comme des esquisses, largement brossées avec de grandes taches colorées de plus en plus vives. Ziem renouvela considérablement sa technique dans les années 1870. Un tableau comme Venise, l’Assomption, effectué vers 1870-1880, témoigne de l’effort de Ziem pour se rapprocher d’une réflexion sur la lumière nourrie par l’impressionnisme ; il évoque l’art de Monet. Il avait d’ailleurs soutenu celui-ci, sans succès, en 1870, en tant que membre du jury du Salon. L’utilisation du support du tableau en réserve est résolument moderne et se retrouve également dans les œuvres sur bois. D’autres tableaux sont dans une veine plus expressionniste : ils sont exécutés dans une matière plus épaisse, qui évoque son élève Adolphe Monticelli. Le travail en série devient plus systématique et anticipe également celui des impressionnistes. Ziem est l’un des premiers peintres, parmi ceux qui connaîtront la notoriété, à descendre travailler dans le Midi ; cependant, il ne vient y chercher ni quelques nouveaux motifs, ni un renouvellement de l’inspiration : c’est là qu’il découvre véritablement sa vocation. Le Midi est essentiellement la contrepartie d’un atelier fermé parisien. Il formulait ainsi dans son journal tous les bienfaits qu’il entendait tirer d’un séjour en Provence : « Je pars pour le Midi pousser une pointe de travail et d’observation. Le travail incessant de l’atelier m’énerve et efface les souvenirs. On en revient éclatant, reste à modérer. Je pense voir Sète, Martigues, Marseille, faire quelques études de mer, de montagnes, de nature, quelques impressions pouvant produire un résultat. Et, depuis un an que je n’ai pas vu cette adorable nature, mon âme a besoin de s’ouvrir et mon corps d’aspirer quelques émanations salines. » 34 Le séjour se révéla particulièrement fructueux, puisque l’année suivante il installait un atelier à Martigues, qu’il conserva et utilisa jusqu’à sa mort.

Les artistes de la marge

   D’une contrainte -les limites des budgets des institutions dans lesquelles je travaillais ne me permettaient pas de faire appel aux plus grands noms de l’art international- j’ai fait une ressource : en faisant le choix d’artistes dont la qualité était unanimement reconnue mais dont la position sur le marché n’en faisait pas des célébrités inaccessibles, j’ai pu m’interroger sur des formes paradoxales de qualité artistique qui associent des niveaux de reconnaissance élevée dans des cercles restreints et une position relativement périphérique sur le marché ou dans l’institution. J’ai choisi ici de me limiter à quelques artistes qui me semblaient illustrer au mieux ma problématique. Qu’entendre par la marge ? Comme tous les autres mondes sociaux, le monde de l’art est défini par des classements. Alain Quémin a récemment tenté d’analyser le « hit parade » des artistes contemporains, tels qu’il apparaît dans des revues spécialisées. L’art contemporain rejoint ici l’économie : il apparaît comme la pointe avancée du capitalisme globalisé. Dans son livre L’artiste, l’institution et le marché, Raymonde Moulin a brillamment analysé la séparation des segments du marché et des carrières possibles au sein de chacun d’eux. Dans la conclusion de son ouvrage, elle évoquait le fait que l’art d’avant-garde était menacé dans son principe même, « l’escalade de la rupture, qu’elle s’effectue par l’atténuation ou par la provocation ne peut être poursuivi à l’infini. »55 Près d’un quart de siècle après la publication de ce livre, on peut s’interroger sur la validité de ce jugement. Ce que je peux dire, c’est que les artistes que j’ai choisis, et qui dans le même mouvement ont accepté mes propositions, sont tous sortis, sous des formes diverses, du jeu dominant de l’art contemporain, fait de transgressions et de provocations. Cette posture distanciée par rapport au marché et aux institutions constitue une caractéristique commune à tous ces artistes : il ne s’agit pas pour autant de créer une catégorie homogène. Il me semble pourtant que leur situation relativement marginale permet de donner une cohérence a posteriori à mon action et de définir quelque chose comme une politique de conservation. Félix Ziem, entre l’Ecole de Barbizon et l’impressionnisme Ziem apparaît comme un peintre marginal. Il ne viendrait spontanément à l’esprit de personne de le classer parmi les grands peintres du XIXe siècle. Pourtant il a connu de son vivant un grand succès commercial. Aujourd’hui, il reste présent à un niveau honorable dans les ventes et sa cote est en légère augmentation depuis l’exposition rétrospective de Martigues, ce qui illustre bien les relations qu’entretiennent aujourd’hui le marché et l’institution. Alors qu’au début des années 1990, le musée du Petit Palais à Paris avait refusé de s’associer au musée Ziem pour une grande exposition rétrospective, il a mis en valeur son fonds par une exposition en 2013 56 . Il y a donc un début de réparation à l’oubli historiographique dont Ziem a été l’objet. Mais cela ne suffit pas à lui offrir une position de centralité. D’une certaine façon, Ziem a été victime du stéréotype qui a fait de lui « le peintre de Venise ». On a souvent vu dans son travail une dimension répétitive associée à l’exploitation méthodique d’un filon. Mon travail de conservateur et d’historien de l’art n’a pas été une opération de réhabilitation, mais plutôt un essai de recontextualisation d’une œuvre que l’on peut souvent localiser dans les interstices de l’histoire de l’art. J’ai mis cette position interstitielle en relation avec la décentralisation de l’artiste en Provence. Ce choix est à rapprocher de celui qu’ont fait les peintres de Barbizon de s’installer en plein-air à Fontainebleau dans une opposition explicite avec Paris, conçu comme lieu de l’académisme, de même leur intérêt pour la peinture de paysage qui s’oppose à la peinture d’histoire parisienne. Théodore Rousseau s’installa à Barbizon définitivement en 1848. Une telle décentralisation aurait été impensable dans un état antérieur du champ de la peinture. D’ailleurs, Rousseau ne répondit pas l’appel de Ziem qui l’invitait à s’installer avec lui à Martigues57. Ziem est donc par bien des aspects un pionnier mais il est probablement trop périphérique pour bénéficier à plein des effets de son audace. Il s’installe dans le milieu artistique provençal dans les années 1840-50. Il jouit alors d’une bonne reconnaissance de la part de ses pairs et parvient à mettre à la mode Martigues qui était jusqu’à présent inconnu des peintres. Encore aujourd’hui, sa cote commerciale locale témoigne de la réussite de son insertion. Sans être un autodidacte, Ziem reste aussi marginal par l’absence d’une vraie formation académique. Il joue dans le champ de la peinture le rôle d’un électron libre. Son attachement à l’aquarelle et aux peintres Anglais qui l’ont pratiquée témoigne d’une ouverture relativement rare à son époque à Paris et de la force de son caractère qui lui permet de se positionner librement sur le marché. Si Ziem est toujours resté très traditionnaliste dans ses sujets, son style pictural a grandement évolué tout au long de sa carrière. Il est passé d’une description précise des vues marines, dont la conception s’inspire de Le Lorrain qu’il va copier au Louvre, et dont il possède de nombreuses gravures, à une touche qui s’apparente largement à celle des impressionnistes par l’imprécision et la décomposition en couleurs distinctes. Cette voie a d’ailleurs été critiquée violemment lors des expositions aux Salons parisiens sans pour autant affecter la demande de peintures de la part de ses marchands ; Ziem vendant ses tableaux avant de les avoir commencés. Toutes choses égales par ailleurs, Ziem semble occuper dans l’histoire de l’art du XIXe siècle une place analogue à celle de Johan Bartold Jongkind (1819-1891) et d’Eugène Boudin (1824-1898). Un peu plus vieux qu’eux, il est l’ami des peintres de Barbizon, mais l’absence de liens amicaux avec les peintres impressionnistes ne lui a pas permis d’être, à l’égal de ces deux peintres, un véritable précurseur de l’impressionnisme, alors même que son œuvre est d’une qualité supérieure. On peut peut-être y voir également les effets du marché outre-Atlantique sur lequel Ziem semble moins présent que Jongkind et Boudin. La marginalité relative de Ziem s’explique par sa situation d’entre-deux. Il est le benjamin des peintres de Barbizon et ne leur est donc jamais associé. On peut citer comme contre-exemple J.-G. Gassies qui lui consacre un chapitre dans son livre sur les peintres de Fontainebleau58. Il va y travailler comme eux et avec eux. Il est très proche de Théodore Rousseau, de Charles Jacque, lequel, étant le peintre des vaches, est moins estimé que ses collègues, et de Diaz de la Peña dont la touche épaisse lui assure aussi une moindre reconnaissance. Il convient de dire que la production barbizonnienne de Ziem est également restreinte : il a sans doute voulu s’écarter de l’influence de Rousseau et s’orienter vers une production propre, originale et probablement de ce fait commercialement plus fructueuse. Il serait utile d’esquisser un rapprochement avec François-Auguste Ravier (1814-1895) qui partage avec Ziem un certain nombre de recherches stylistiques annonçant l’impressionnisme et qui sont la marque d’une transition vers un style moins révolutionnaire qu’on peut le croire. La fortune critique de Ravier ayant toujours été moindre, l’artiste est resté connu à un niveau strictement régional. La tentation orientalisante de la production de Ziem, qui se traduit par de nombreuses compositions et vues de Constantinople, ne lui permet pas non plus de s’insérer dans le courant des peintres orientalistes. Si en effet, ses peintures sont par exemple réalisées avant celles de Léon Belly (1827-1877) sur le même sujet de la caravane, qui devient après lui un poncif, leur touche manque de la précision qui caractérise ce courant pictural apprécié pour la précision de ses descriptions exotiques qui deviennent un support de rêveries. La recherche d’impression plus générale de la part de Ziem et le fait qu’il ne s’agit pas là d’une production exclusivement orientaliste, n’en fait pas un protagoniste de ce mouvement reconstitué comme tel a posteriori. Ainsi, la recontextualisation de la trajectoire de Félix Ziem permet de comprendre sa situation paradoxale dans l’histoire de l’art. Suffisamment proche d’un certain nombre de groupes innovants pour entrer lui-même dans le cercle des peintres qui ont marqué l’histoire de l’art, il ne l’est pas assez pour occuper une position centrale et repérable. Jean-Paul Marcheschi : peintre du feu L’œuvre de Jean-Paul Marcheschi, dont la globalité, la dimension et la cohérence sont référées à un principe organisateur qui associe le déploiement ordonné d’une œuvre et la discipline d’une vie, apparaît comme une réflexion originale sur l’histoire de l’art et sur la position que doit entretenir l’artiste contemporain avec le passé. Le projet de Marcheschi ne cesse de se référer à la grande histoire de l’art et il entreprend toujours de se mesurer aux plus grands comme Masaccio ou Le Greco. Marcheschi se tient à la périphérie du canon dominant de l’art international qui a délaissé la peinture au profit d’une sorte de bric-à-brac objectal et conceptuel. La démarche de Marcheschi n’en a pas pour autant l’aspect d’une volonté restauratrice. Marcheschi a pris acte peut-être plus que d’autres de la crise de la représentation du tableau et, plus généralement, de la peinture. Il la traite par des moyens plastiques qui ne sont pas ceux du renoncement, mais qui, au contraire, témoignent d’une forme d’héroïsme artistique qui le fait osciller en permanence entre la fragilité du papier brûlé et la monumentalité de ces œuvres qui ambitionnent de saturer, à la fois par la répétition et par la progression, tout l’espace du représentable.

Delphine Gigoux-Martin : une curieuse taxidermiste

   Accompagner un jeune artiste depuis ses débuts n’est pas commun. Croire dans la qualité d’un artiste avant qu’il ne soit reconnu par d’autres relève toujours du pari et de la conviction intime. Lorsque d’autres personnes ou d’autres institutions se mettent à partager votre propre conviction, vous avez l’impression d’avoir été un découvreur. Quand j’ai fait la rencontre de Delphine Gigoux-Martin, elle n’avait travaillé que dans le milieu associatif ; aujourd’hui elle a une grande photo de ses œuvres dans le numéro de décembre 2015 de Beaux-arts magazine sous le titre « Quand l’art reprend du poil de la bête ». Depuis que j’ai fait sa connaissance, elle a régulièrement exposé, passant d’un niveau régional à un niveau national. Ce qui m’a intéressé au point de départ dans son œuvre, c’est la grande complexité de son propos et la subtile poésie qu’il dégage. L’œuvre de Gigoux-Martin a un caractère fascinant. Développant dans ses installations l’association paradoxale d’animaux naturalisés, de dessins, d’images en mouvement et de sculptures, elle développe une réflexion sur les rapports du mort et du vivant ainsi que sur la temporalité. Le regardeur est immédiatement placé dans une situation d’incertitude. C’est ce que j’écrivais dans son plus récent catalogue publié à l’occasion d’ensemble d’expositions réalisées notamment aux Sables d’Olonne : « La coexistence d’un objet figé dans la fiction d’une éternité autorisée par la taxidermie et sa représentation sous forme d’images d’animaux en mouvement est productrice d’incertitude, d’ambivalence et peut conduire au malaise. » Tout un aspect de son œuvre n’est pas exempt d’une sorte de douceur enfantine, on peut penser aux dessins animés ou aux peluches des chambres d’enfant. Mais son art laisse aussi entendre le poids de la violence et met en scène, sous une forme très élaborée, les rapports du prédateur et de la proie. L’environnement poétique qui sature le propos de l’artiste permet de faire passer la violence du geste artistique. Elle procède par ce que j’ai appelé des arrêts définitifs sur image. Ainsi, dans l’œuvre L’arc est bandé et ajusté, évite la flèche, la biche est simultanément la proie du cerf et du chasseur. Dans La rôtisserie de la Reine Pédauque, les oies sont traversées par des tourne-broches ; dans d’autres œuvres, les renards sont empalés ou bien les chevaux galopent vers une haie de pieux dont on pressent qu’elle va les déchirer. Le monde de la nature n’est ni le monde de l’enfance, ni celui de la tendresse. Il est représenté comme une gigantesque chaîne trophique. Une partie du public ne s’y est d’ailleurs pas trompé et a contesté la violence de l’œuvre quand elle a été montrée dans un lieu plus en vue comme le musée de la chasse à Paris en 2014. On a reproché à l’artiste, à tort, son non respect de l’animal post mortem, alors que son propos consistait justement à attirer l’attention sur le sort difficile de la vie animale, dont l’humanité partage d’ailleurs l’essentiel de la condition. J’ai d’ailleurs pu considérer dans mes commentaires sur son œuvre qu’elle était une artiste respectueuse de la condition animale et soucieuse de l’environnement. Ce souci constitue même la source et le fil conducteur continu de sa réflexion. Une telle situation interroge le conservateur. Que l’œuvre puisse faire l’objet d’une incompréhension aussi massive indique que nous ne nous sommes pas donné les moyens d’inscrire l’œuvre dans l’espace d’interprétation qu’elle mérite. Au cours de mon travail, j’ai rencontré ces difficultés à leur paroxysme, puisque l’exposition que j’avais préparée avec Gloria Friedmann, artiste franco allemande, reconnue et exposée au niveau international, a été  interdite au centre d’art contemporain de Toulon, ce qui m’a valu un licenciement. J’ai eu l’occasion de prendre cet épisode comme objet d’analyse dans un article consacré à la censure en art contemporain. L’objet du délit, si l’on peut dire, était une peau de cheval à laquelle on a reproché d’exprimer une cruauté envers les animaux. Par une ironie dont l’histoire est friande, l’œuvre de Gloria Friedmann a fait l’objet d’une exposition à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence en 2013. En un demi-siècle, seules deux femmes artistes ont eu le privilège d’accéder à ce lieu. Les critiques ont vu dans cette exposition une célébration de l’animalité. L’exposition avait pour titre Play-Back d’Eden. Le site de la fondation présentait ainsi l’exposition : « L’œuvre de Gloria Friedmann est un théâtre où les hommes et les animaux dialoguent conscients d’appartenir au même espace, conscients d’avoir la capacité d’user de leur intelligence même si cela est souvent nié. […] Son exposition délivre autant d’intelligence sur le sort du monde que de tendresse vis-à-vis de notre condition d’être vivant ». La présentation d’Olivier Kaeppelin ne laissait pas de doute sur la douceur de Gloria Friedmann. La présence au catalogue de textes de Jean-Christophe Bailly et Catherine Millet indique bien la reconnaissance dont l’artiste est l’objet. Comment des élus locaux ont ils pu à ce point se tromper sur le sens d’une œuvre ? Que vaut la compétence d’un conservateur dans un contexte marqué par l’inculture ? Les médiateurs que noussommes, ne font pas le poids. Cette question m’a permis de développer des considérations d’ordre sociologique sur l’autonomie du conservateur. Pour revenir à Delphine Gigoux-Martin, on peut dire qu’elle illustre les vertus du compagnonnage entre un critique d’art et un artiste. L’engagement dans la durée permet de voir avant d’autres, le déploiement d’une œuvre et l’approfondissement de soi qu’elle implique pour reprendre l’heureuse formule de Pierre-Michel Menger dans La profession de comédien

Des arts moyens à l’avant-garde : la photo et la vidéo comme support de stratégies innovatrices

   Ai-je fait, pour parler comme Pierre Bourdieu, de nécessité vertu, lorsque j’ai porté mon attention sur des formes non encore pleinement reconnues d’expression artistique ? Je ne le crois pas. Si j’ai très tôt orienté mes recherches vers des artistes en apparence doublement périphériques, puisqu’ils avaient recours à des techniques apparentées aux arts dits moyens et qu’ils habitaient des pays éloignés des principaux centres artistiques, c’est plutôt parce qu’elles me paraissaient susceptibles de donner lieu à l’émergence de formes originales que j’ai développé un intérêt pour la photo et à la vidéo particulièrement lorsqu’elles émanaient d’un pays comme le Brésil. En introduisant en France des œuvres comme celles d’Eder Santos, de Lucas Bambozzi et, dans une moindre mesure, de Rosângela Rennó,j’ai voulu montrer la fécondité d’espaces périphériques non encore alignés sur les normes dominantes, tout en étant favorisés par une effervescence sociale et culturelle multiforme. En revisitant les formes esthétiques de la photo et du cinéma, les vidéastes brésiliens s’inscrivaient avec aisance dans l’univers autoréférentiel qui caractérise aujourd’hui les esthétiques les plus avancées. Tout ce développement vise à contribuer à une analyse à la fois sociologique, sémiologique et esthétique de l’innovation artistique qui met en question la norme univoque de la centralité artistique. Pour les commodités de l’exposition, je diviserai ce chapitre en fonction des médiums mais aussi de la chronologie de mon travail. Je commencerai par la photographie avant d’aborder la vidéo.
Jacqueline Salmon : le lieu comme abstraction :Mon travail a été marqué d’emblée par une préoccupation pour le territoire. Cet ancrage est loin d’être original et il caractérise une bonne partie de la production photographique. J’ai essayé d’approfondir cette problématique et d’aller au delà du niveau convenu qui est celui du discours dominant sur le territoire. Le travail de Jacqueline Salmon, qui est sans doute l’un des plus réflexifs au sein de la production photographique française aujourd’hui, a été pour moi l’occasion de contribuer au débat en cours sur ces questions. J’ai principalement travaillé avec Jacqueline Salmon sur la logique spatiale de l’exposition. Si la photographie constitue pour une bonne part un travail sur les lieux, qu’elle documente ou révèle, on s’interroge moins sur les effets produits par la mise en exposition des photographies. Jacqueline Salmon a développé un travail complexe sur la notion de séries qui permet de multiplier les prises sur l’objet et donc de fournir au regardeur le moyen d’enrichir et de complexifier sa compréhension des principes de composition de l’image. Le travail de la photographe portait sur un objet à la fois concret, massif et secret : l’arsenal de Toulon, véritable ville dans la ville qui lui confère son identité de base navale, mais qui en même temps se dérobe aux regards du passant ordinaire. Lieu de mémoire central de la ville, son accès est très sévèrement réglementé et le grand public ne peut y entrer que dans des circonstances exceptionnelles et sur un périmètre limité. C’est à partir de cette présence-absence, de cette tension entre la masse d’une emprise urbaine et son silence symbolique, de cette position entre le plein et le vide, que j’ai construit avec l’artiste une stratégie d’exposition qui permettait de « déconnecter l’arsenal de son inscription territoriale ». Loin d’être un document sur un haut lieu local qui était simultanément une forme de non-lieu, l’artiste a choisi un autre parti. Ce parti était celui d’une réflexion sur les formes tout autant que sur la structure du pouvoir. On comprend que cette stratégie, à la fois artistique et curatoriale, s’éloigne au moins dans un premier temps des attentes supposées du public, qui voit dans la photographie le moyen par excellence de représenter le monde tel qu’il est, particulièrement quand le spectateur n’y a pas accès. Pour autant la frustration engendrée est limitée, parce que le spectateur y gagne en profondeur et en abstraction. Loin d’offrir les fausses facilités d’un art accessible parce qu’il est proche de l’expérience ordinaire des gens, l’art de Jacqueline Salmon suppose une forme de distance et même d’engagement du spectateur. Paradoxalement, la photographie produit des exigences qui ne sont pas moindres que celles qu’engendrent les formes d’art les plus légitimes. Dans le travail photographique de l’artiste, l’arsenal se trouve vidé de toute présence humaine. Le propos de l’artiste n’est pas de contribuer à une histoire sociale de la construction et de la réparation navale, alors que Toulon a joué un rôle central dans le développement de la France comme puissance maritime. La photographe ne nie pas cette dimension de la réalité mais elle la déplace. Elle contribue à une opération de décontextualisation par la photographie. On voit par là qu’il s’agit d’une expérience contre-intuitive par rapport à ce que nous croyons savoir être la photographie. La photographie, pour autant qu’elle soit traitée comme un moyen d’expression parmi d’autres, peut échapper aux limitations qui l’ont constituée comme une technique documentaire. On peut d’ailleurs se demander, en comparant le travail de Jacqueline Salmon avec celui de Sophie Ristelhueber, si le qualificatif de photographe doit continuer à s’appliquer. Dans mon travail avec cette artiste, j’avais insisté sur l’incontestable dimension théorique que contenait son geste. La « porte de la mer » n’est pas entièrement reconnaissable comme telle, mais son caractère oppressant en est l’essence. Le travail de lithographie qui en issu et qui a été réalisé pour Toulon, en est un aboutissement ultérieur dans lequel les découpes de la porte renforcent l’abstraction du sujet et sa picturalité. Le travail plastique permet ainsi de sortir de la photographie. Simultanément, pour le grand public, la dimension référentielle de la photographie demeure et l’exposition a été perçue comme une vision personnelle de l’arsenal. Plus que de représenter une illustration supplémentaire de la notion d’art moyen, il m’a semblé que les expositions photographiques que j’ai organisées ont été l’objet de lectures multiples : la réflexion théorique de l’artiste n’est pas nécessairement évidente, mais elle ne constitue pas pour autant une condition nécessaire de l’appropriation de l’oeuvre. Cette modalité de l’expérience spectatorielle me paraît une constante dans l’art contemporain comme dans des domaines de cultures plus populaires à l’exemple de celui du cinéma.

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Table des matières

Introduction
Chapitre 1 : Centre et périphérie : une opposition à supprimer ? 
Bibliographie
Chapitre 2 : Provence, objet reconfiguré ? 
Félix Ziem
Bigand-Kaire et Siméoni petits collectionneurs
Travaux concernés
Chapitre 3 : Les artistes de la marge
Félix Ziem : Entre l’Ecole de Barbizon et l’impressionnisme
Jean-Paul Marcheschi : peintre du feu
Claudio Parmiggiani : Aux marges de l’Arte Povera
Sophie Ristelhueber : Le reportage sublimé
Nicolas Valabrègue : Un artiste et son terroir
Jacques Bruel : Les aventures du Ready-made
Delphine Gigoux-Martin : Une curieuse taxidermiste
Travaux concernés
Chapitre 4 : Des arts moyens à l’avant-garde : la photo et la vidéo comme support de stratégies innovatrices
Jacqueline Salmon : Le lieu comme abstraction
Massimo Vitali : Un ethnologue à la plage
Alfon Alt : L’avant-garde à l’ancienne
L’art vidéo brésilien : Les ressources insoupçonnées de la périphérie
Travaux concernés
Conclusion

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