Écrire : le tournant numérique de l’inscription

Écrire : le tournant numérique de l’inscription

Lors de la phase préliminaire de mon travail de thèse, j’élaborai avec ma directrice de thèse Louise Merzeau un premier titre : Dispositifs d’éditorialisation en environnement numérique : vers un renouvellement des pratiques d’écriture et de lecture en lettres et sciences humaines ?

Ce titre posait un objet d’étude – les dispositifs d’éditorialisation, un contexte d’étude – l’environnement numérique, et une direction – ce « vers », encore hypothétique, suggérant la transformation des pratiques d’écriture et de lecture au sein du champ scientifique des lettres et sciences humaines. Même si la thèse que je présente aujourd’hui s’intitule autrement, cette première ébauche est finalement restée pertinente tout au long de mes recherches, jalonnées de redéfinitions et de revirements, jusqu’au rétrécissement du champ d’étude sur l’édition scientifique et plus spécifiquement sur la revue scientifique.

Des « pratiques d’écriture » à l’édition, le chemin parcouru épouse en fait une idée forte, celle d’une écriture indissociable de sa matérialité. Cette idée consiste à dire que les gestes d’écriture, ses pratiques et ses « techniques intellectuelles » sont intimement liés aux supports d’inscription et aux formes éditoriales qui les transmettent, voire aux canaux de diffusion qui les font circuler. L’édition, en tant qu’intermédiaire où se joue justement la matérialité des écrits, constitue ainsi le nœud central de la production et de la diffusion des idées et des connaissances. Elle est à la fois ce vers quoi tend l’écriture, et ce qui structure la connaissance.

Ce premier principe suppose que la pensée elle-même est soumise aux conditions de matérialité de l’écriture, suggérant alors que toute altération de cette matérialité entrainerait la transformation ou l’évolution des techniques intellectuelles par lesquelles se réalise le processus de la pensée. La « raison graphique », introduite par l’anthropologue Jack Goody (1979) articule parfaitement l’inscription visuelle et matérielle avec ce qui se passe dans le cortex cérébral, et qui reste d’ailleurs encore largement un mystère. Cette relation entre pensée et écriture constitue également un point d’entrée dans les travaux actuels se situant à la croisée de l’anthropologie de l’écriture et des sciences cognitives, étudiant par exemple l’évolution des connexions cérébrales dans les cerveaux de jeunes apprenants et leur comparaison d’un système d’écriture à un autre. Maryan Wolf, neurologue spécialiste du cerveau des enfants, n’hésite pas ainsi à faire le parallèle sur un plan neurologique entre l’acquisition du langage et de la littératie par l’enfant et la longue acquisition du langage et de l’écriture par les différentes civilisations humaines. L’histoire va notamment dans le sens d’une abstraction progressive des signes et de leur détachement symbolique avec les choses du réel. L’alphabet constitue de ce point de vue un aboutissement redoutablement efficace, concentrant en une vingtaine de signes seulement tout ce qu’il fallait pour inscrire les langues – et la pensée – dans toute leur complexité. Sa proximité au langage, qui se manifeste dans la reconstruction des phonèmes notamment, a établi des connexions neuronales inédites dans le cerveau de ses usagers. En particulier, il apparait que le moment précis où l’enfant apprend à combiner les lettres en phonèmes et les phonèmes en mots, puis en phrases, dans un sens (l’écriture) et dans l’autre (la lecture), correspond à une intense production de connexions cérébrales interhémisphère, caractéristique de la littératie alphabétique. Or cette génération neuronale nécessite l’apprentissage du geste d’écriture, lorsque la main apprend à tracer patiemment lettre après lettre une ligne-mot, démontrant le lien très particulier entre la graphie et l’élaboration du sens. Selon le niveau d’abstraction des systèmes d’écriture, ce lien n’est pas le même et les cultures écrites ne mobilisent pas de la même façon les deux hémisphères du cerveau.

Éditer: les défis d’un régime d’autorité renouvelé

Parmi les différents artefacts éditoriaux caractéristiques de l’édition scientifique, la revue scientifique tient une place particulière, tant sur le plan symbolique de la légitimation des écrits et des individus, que sur le plan scientifique de la production et de la circulation des connaissances. Les revues se sont en effet établies comme un rouage central de la communication scientifique au sein de la communauté savante. Comme Vittu l’a montré dans ses travaux sur les premiers périodiques savants, la revue est rapidement devenue un outil de travail au cœur de l’activité du chercheur.

Au cours de son processus de formalisation éditoriale, la revue a également institué des modalités d’écriture, d’évaluation et de validation qui définissent finalement les critères de la scientificité. Ces modalités s’incarnent dans le protocole éditorial de chaque revue, matérialisant en quelque sorte les mécanismes de l’autorité et de la légitimité scientifique. Intimement liée à la reconnaissance institutionnelle des protocoles, la légitimation est l’une des fonctions éditoriales qu’assurent les revues scientifiques. Or nous verrons que ces protocoles sont également liés à la matérialité des supports d’écriture et d’édition. Le processus éditorial est en effet largement dédié à la production de l’artefact dans lequel se projette l’ensemble des fonctions éditoriales. Aussi, la profonde mutation de sa matérialité nous incite à questionner les fondements du processus éditorial, des protocoles qui le structurent, et par conséquent des fonctions éditoriales elles-mêmes. Que devient alors la revue scientifique ? Comment doit elle elle-même se renouveler ? Que deviennent ses fonctions éditoriales traditionnelles ? Ou encore, qu’est-ce qu’éditer dans l’environnement numérique ?

On associe souvent l’environnement numérique avec une plus grande accessibilité de l’information et des contenus. Sur le plan structurel, celle-ci résulte directement de l’infrastructure protocolaire de l’Internet et du Web, implémentant l’adressage universel respectivement des machines (protocole IP) et des documents (protocole HTTP). Mais c’est également sur le plan culturel, à travers les écritures hypertextuelles et le partage social des adresses, que se joue cette accessibilité. L’espace numérique a ainsi favorisé une nouvelle dynamique de circulation des documents, des informations et des connaissances. C’est bien l’un des enjeux que poursuit de fait la communication scientifique et, en son sein, l’édition scientifique. L’écosystème informationnel s’appuie par ailleurs sur les données associées à chaque ressource circulante. Ce qu’on appelle les métadonnées ne sont pas chose nouvelle. Elles constituaient déjà dans le monde imprimé les points d’entrée dans la masse d’informations, listant, classant, triant, cartographiant les contenus selon les auteurs, les thématiques, les dates, les entités nommées, ou tout autre élément d’information renseignant un contenu. Mais l’informatique a entièrement automatisé la manipulation de ces données sur les données, par le développement de technologies logicielles et algorithmiques de plus en plus sophistiquées. Comme la boussole et le sextant à leur époque, les moteurs de recherche sont devenus les nouvelles technologies de repérage et d’orientation. Et comme eux, ils ont prodigué à leurs créateurs un pouvoir colossal sur l’espace numérique.

C’est dans cet écosystème informationnel que les éditeurs doivent désormais exercer leurs fonctions, largement affectées par ce nouveau régime de l’autorité. Quelle est la nature de ce régime ? Quels en sont les tenants et les aboutissants et comment peut s’y positionner l’éditeur ? Quelle maîtrise conserve-t-il encore, c’est-à-dire aussi quelle autorité peut-il revendiquer – et prodiguer – alors même qu’il n’est plus qu’un acteur parmi d’autres, des processus de légitimation qu’il garantissait ? À titre d’exemple, l’édition, notamment scientifique, agissait comme un intermédiaire essentiel auprès d’un public pour discriminer les contenus jugés inopportuns des contenus pertinents, et rendre ces derniers accessibles. Or cette fonction de sélection se voit aujourd’hui court-circuitée par les moteurs de recherche capables de recommander de manière efficace et personnalisée des contenus parmi la multitude déjà publiée et accessible sur les réseaux.

L’éditeur doit ainsi reprendre la main sur les circuits de circulation des contenus dont il s’engage à garantir la qualité et la pertinence. Le dispositif d’éditorialisation constitue peut-être une piste dans le sens de la « maîtrise de la déprise ». Cette formule est empruntée à Louise Merzeau qui l’employait pour parler des stratégies de dérivation développées par les utilisateurs des grandes plateformes du Web afin de pallier la perte de contrôle de leurs usages, restreints et conditionnés par les algorithmes et par des interfaces de plus en plus normalisées. L’éditeur lui aussi semble devoir élaborer des stratégies nouvelles d’occupation de l’espace numérique, et reprendre ainsi un certain contrôle de ses propres actions, en réinventant au besoin les fonctions éditoriales qui lui incombent. Mon hypothèse s’appuyait ainsi premièrement sur la notion d’éditorialisation, que l’on peut concevoir à ce stade en tant que processus de production, de circulation et de légitimation des contenus dans l’espace numérique. Elle s’appuyait deuxièmement sur la notion plus opérationnelle de dispositif. Cette dernière suggère par exemple l’idée d’un agencement à composer, d’un appareil à opérer, ou encore d’acteurs et de ressources à disposer. Autant d’opérations qui supposent un savoir-faire, des pratiques et une maîtrise de l’environnement dans lequel l’éditeur peut agir. De quel·s dispositif·s d’éditorialisation parlons-nous en ce qui concerne l’édition scientifique périodique ? Et si l’on déplace le regard sur ce qu’il produit, de quelle circulation et de quelle légitimation relèveraient ce·s dispositif·s d’éditorialisation ? En considérant que la pensée et le savoir épousent les dispositifs de lecture et d’écriture qui les supportent, les rendent possibles et les diffusent, vers quoi devraient tendre alors les processus d’éditorialisation scientifiques ? Et comment les voir adoptés et légitimés par l’institution académique ?

Converser: une herméneutique du savoir

Les sciences humaines se distinguent des sciences naturelles par la nature sémiotique des entités qu’elles étudient. Pour reprendre les termes de Jean-Guy Meunier, « leur qualité première n’est pas d’être dénombrable, énumérable mais avant d’avoir un sens ou une signification » (Meunier 2014). Si des systèmes de pensée se sont mis en place dans certaines disciplines ou autour de certain.e.s penseurs et penseuses, il n’en demeure pas moins que ces systèmes sont des constructions discursives proposant un prisme particulier d’observation et d’analyse du fait culturel ou sociétal. Contrairement aux sciences dures qui traitent d’objets parfaitement modélisables et mathématiquement formalisés, les sciences dites “molles” traitent de sujets qui échappent à toute abstraction mathématique et se réfugient dans des abstractions conceptuelles subjectives. Chaque énoncé se conçoit donc comme l’interprétation d’un autre énoncé. Pour construire son interprétation, le registre scientifique impose de s’appuyer sur d’autres énoncés. D’énoncé en énoncé et d’interprétation en interprétation, la vérité s’érige tel un château de cartes, fragile et précaire. Elle n’a de scientifique que ses normes éditoriales et ses protocoles de communication qui constituent finalement ses critères de scientificité. Ces normes établissent notamment un système de références permettant de vérifier l’origine des énoncés invoqués, et d’attribuer au nouvel énoncé sa propre citabilité. Si la chaîne de citations et de références est effectivement vérifiable, les interprétations demeurent de fait subjectives. Et donc discutables. C’est en fait le propre de l’énoncé discursif que d’être discuté et de susciter une conversation. La précarité du château de cartes n’est donc pas une faiblesse, elle est sa raison d’être. On peut ainsi concevoir l’énoncé en sciences humaines comme une mise en conversation d’autres énoncés et, pour reprendre la formule de Jean-Claude Guédon, concevoir les sciences humaines comme une « Grande Conversation scientifique » . C’est dans la controverse que l’on peut présumer d’une production inédite de connaissances.

L’une des fonctions de la communication scientifique en LSH revient alors à établir les conditions de la conversation : sa forme, sa temporalité, ses critères de scientificité, etc. Celles-ci dépendent en grande partie du milieu de communication, dont on a vu que les modalités et la matérialité subissaient une profonde mutation en versant dans le milieu numérique.

Milieu d’écriture par excellence, le numérique désigne avant tout une culture, comme l’a théorisé Milad Doueihi. Jenkins, pour sa part, introduit la notion de culture participative dont il associe le développement à la « transmédialité » du milieu numérique. Cette culture se caractérise effectivement par de nouvelles sociabilités se manifestant dans des formes d’écritures notamment conversationnelles. L’hypothèse que je souhaite alors explorer consiste à envisager des formes d’écritures conversationnelles propres à la culture numérique et susceptibles de produire des connaissances. Y a-t-il dans ces pratiques d’écritures un horizon possible pour la communication scientifique ? Un tel horizon suggère de reconceptualiser la conversation pour penser un régime d’autorité scientifique propre au numérique. L’édition scientifique peut-elle s’en emparer pour formaliser ces pratiques et institutionnaliser de nouvelles modalités de conversation scientifique ? Finalement, la revue est-elle encore un lieu d’innovation éditoriale à même d’accueillir et de normaliser ces écritures ?

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Table des matières

Introduction
0. 1. Écrire : le tournant numérique de l’inscription
0. 2. Éditer : les défis d’un régime d’autorité renouvelé
0. 3. Converser : une herméneutique du savoir
0. 4. Penser le numérique : une approche transversale
0. 5. Faire : l’expérimentation comme méthodologie
0. 6. Éditorialiser : l’édition de la thèse comme processus de pensée
0. 7. La revue : un format, un espace et un collectif
0. 8. Bibliographie
1. La revue format : enjeux et perspectives médiatiques
1. 1. Introduction
1. 1. 1. La revue media
1. 1. 2. Prendre soin de la chaine de production de l’écrit
1. 2. Au 17 siècle, la naissance d’un format éditorial
1. 2. 1. le Journal des Savants : les fondements de la communication savante périodique
1. 2. 2. La fabrique de l’autorité
1. 2. 3. De la correspondance à l’article : première formalisation
1. 2. 4. L’art de la contrefaçon : l’éternel enjeu de la diffusion
1. 2. 5. Les appropriations du périodique par la communauté savante
1. 2. 6. Bilan et perspective du format
1. 3. Le moment numérique des revues : enjeux, défis et déphasages
1. 3. 1. Écritures, techniques, savoirs : le malentendu numérique des LSH
1. 3. 2. Les artefacts académiques contemporains : du déphasage institutionnel au déphasage éditorial
1. 4. La revue à l’heure de sa remédiation : pour une théorie médiatique de l’écriture savante
1. 4. 1. Penser la remédiation des revues : l’approche de l’intermédialité
1. 4. 2. Les matérialités de l’écriture numérique
1. 4. 3. Du fragment au cristal : la nouvelle granularité de la connaissance
1. 4. 4. Performativité de l’écriture : l’apport de la théorie de l’éditorialisation
1. 5. Vers une herméneutique collective
1. 5. 1. Régime documentaire en environnement numérique
1. 5. 2. L’hypothèse d’une herméneutique collective
1. 5. 3. Design de la conversation : les défis du format conversationnel
1. 6. Conclusion
1. 7. Bibliographie
2. La revue espace : conversation avec les éditeurs de revue
2. 1. Introduction
2. 2. Le projet Revue 2.0 : une enquête auprès des éditeurs
2. 3. Problématiques adressées
2. 3. 1. Éditorialisation et production de l’autorité : de l’ouverture du texte à l’ouverture de la conversation
2. 3. 2. Ruptures dans la chaîne de production de l’édition scientifique : de la perte de l’énonciation éditoriale
2. 3. 3. De nouveaux modèles éditoriaux : la conversation comme modèle heuristique
2. 4. De l’inscription à la conversation : méthodologie dialectique d’observation
2. 4. 1. Inscriptions
2. 4. 2. Conversation/Entretiens
2. 5. Résultats d’observation : le paradoxe des revues savantes
2. 5. 1. Les inscriptions du modèle idéal
2. 5. 2. Paroles d’éditeurs : négociations avec la réalité éditoriale
2. 6. Conclusion
2. 7. Bibliographie
3. La revue collectif : écologie du savoir
3. 1. Introduction
3. 1. 1. La conversation est une connaissance
3. 1. 2. Une réflexion située
3. 1. 3. Panorama des cas d’études
3. 2. Vers un protocole conversationnel ? Le cas de l’ouvrage version 0
3. 2. 1. L’idéal de co-conception
3. 2. 2. Le formalisme du protocole éditorial
3. 2. 3. La conversation au défi de la littératie numérique
3. 3. Quel milieu pour la conversation ? Les « écritures dispositives » du collectif littéraire Général Instin
3. 3. 1. L’écriture dispositive
3. 3. 2. De l’écriture au milieu
3. 3. 3. Heuristique de l’appropriation
3. 3. 4. Du collectif au « faire collectif »
3. 4. Faire advenir le collectif : L’événement Publishing Sphere
3. 4. 1. La Publishing Sphere, une énonciation performative
3. 4. 2. Produire une sphère de publication : l’invention de Pink my pad
3. 4. 3. Les limites du projet « Institutions fictionnelles »
3. 4. 4. Entretenir les lisières : le collectif au défi des singularités
3. 4. 5. Le collectif conjugué : invoquer le nous
3. 4. 6. Le renouveau de la fonction éditoriale
3. 5. Ouvrir la gourvernance de la publication savante : « Écrire les communs » dans la revue Sens public
3. 5. 1. Ouvrir le protocole
3. 5. 2. Autoriser et s’autoriser : la réciprocité dans la fonction éditoriale
3. 5. 3. La conversation vertueuse au service du devenirtexte
3. 5. 4. Écrire sur l’écrit
3. 5. 5. La légitimité : une affaire collective
3. 5. 6. Faire science autrement
3. 6. Conclusion
3. 7. Bibliographie
Conclusion

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