Écrire et réécrire un patrimoine

En guise d’introduction, nous pouvons admettre que cette recherche doctorale n’est pas née du désir de résoudre un problème théorique ou conceptuel ; nos motivations étaient plus modestes. Nous avons « appris » que la statuaire antique en marbre était originellement peinte, ce qui ne nous a pas laissée indifférente. Car d’une part, cela nous a semblé difficile à concevoir (pourquoi donc ?) et d’autre part, nous n’avions pas souvenir d’en avoir entendu parler durant la licence d’histoire de l’art que nous avons suivie. À ce moment, nous étions certes davantage attirée par la création contemporaine, et non par les œuvres qui précédaient l’Impressionnisme. Néanmoins, nous nous sommes étonnée soit de ne pas l’avoir su, soit de ne pas nous en être souvenue . À l’origine de ce projet, il nous semblait donc que l’association de ces deux entités, d’un côté la couleur et de l’autre la statuaire antique en marbre, n’allait pas naturellement de soi.

Notre attachement à ce sujet — non au sens restrictif d’un attachement affectif, mais du lien qu’entretient nécessairement le chercheur avec son objet (Bonnot 2014) — s’est caractérisé par une vive curiosité. Était-ce réellement peint ? Était-ce systématiquement peint ? Les musées en parlent-ils et comment ? Nous avons alors entrepris de longues recherches bibliographiques sur les couleurs de la statuaire marmoréenne. Paradoxalement, si tout ce que nous lisions nous a convaincu de la mise en couleurs originelle des objets, lors de nos visites muséales, tout semblait nous faire douter (quel est d’ailleurs ce « tout » ? Que recouvre-t-il ?). Devant chaque nouvelle œuvre, nous en oublions le « tout était peint » de la littérature pour se dire qu’éventuellement, celle-là, ne l’était pas.

UN PATRIMOINE À RÉÉCRIRE ? 

Le patrimoine occupe une place de plus en plus importante dans nos sociétés. À partir des années 1970, un nombre grandissant d’objets, de pratiques et de paysages se voit attribuer cette qualité. Cette « inflation patrimoniale » accroit notre héritage, sur lequel nous avons le devoir de veiller pour en assurer la préservation et la transmission. Si dans le langage courant, la notion d’héritage est opérante (si elle fonctionne socialement et qu’elle a des effets) elle ne doit pas masquer les choix qui sont faits. En effet, la qualité patrimoniale d’un objet est bien attribuée, et cette attribution résulte d’un processus — la patrimonialisation. Ce processus est de nature à la fois sociale, symbolique, économique, juridique et politique, et vise à transformer le statut d’objets familiers ou oubliés. Une fois transformés, ils acquièrent le statut de biens exceptionnels à conserver et à léguer aux générations futures.

De nombreux chercheurs ont ainsi analysé la formation du patrimoine. La littérature sur le sujet est abondante et les approches sont variées. Ainsi peut-on procéder à une archéologie de la notion, prenant racine dans le monument historique, comme l’a fait Françoise Choay à travers l’exemple particulier du patrimoine bâti (2007 [1992]). La perspective historique est aussi celle privilégiée par André Chastel et Jean-Pierre Babelon, pour montrer comment les faits religieux, monarchique, familial, national, administratif et scientifique sont intervenus dans l’évolution de la notion (1994). L’approche sociologique, telle que mobilisée par Nathalie Heinich dans La fabrique du patrimoine (2015), déconstruit la « chaine patrimoniale » et met au jour un ensemble de critères permettant justement de faire des choix . Quant à l’anthropologie, elle a montré comment il était possible de saisir les Émotions patrimoniales (Fabre 2013) en analysant les différentes modalités d’attachements et de sensibilités aux patrimoines.

Nous concernant, nous choisissons d’aborder la construction du patrimoine selon une approche communicationnelle (Davallon 2006). La communication est pour cela envisagée comme une activité socio-symbolique, c’est-à-dire comme une situation d’interactions entre des individus, notamment médiatisée, durant laquelle le sens se produit . Plus précisément, nous choisissons d’approfondir l’approche communicationnelle du patrimoine en considérant la patrimonialisation comme un processus d’écriture. L’intérêt du recours à l’écriture est notamment de focaliser notre attention sur un ensemble de signes écrits, sur leurs modalités de production et d’interprétation, sur leur intégration dans la vie sociale (comment ils circulent, se transforment ou au contraire se figent). Ce positionnement théorique est pensé de manière à construire le problème que notre thèse propose d’étudier : l’écriture d’un patrimoine polychrome. Ou plutôt, comme le titre de cette partie le suggère, la réécriture en couleurs du patrimoine statuaire-antiquemarmoréenne. La notion de réécriture sera ici utilisée comme un outil heuristique, pour penser et analyser une transformation patrimoniale. L’objectif de cette première partie est donc de construire et de justifier, en trois chapitres, notre approche du problème.

Une approche de la patrimonialisation comme écriture 

Du patrimoine à la patrimonialisation

Le patrimoine : un regard qui instaure une continuité 

À la question qu’est-ce que le patrimoine ? Bernard Schiele formule ce que l’on peut considérer comme une première réponse : « le patrimoine est un regard » (2002, 215). La notion de regard sous-entend que le caractère patrimonial d’un objet n’est pas inné. Il ne s’agit pas d’une qualité intrinsèque d’objets extraordinaires. C’est en ce sens qu’André Malraux mobilisait déjà en 1964 un champ lexical du regard, en affirmant que chaque période voit ses propres objets. Par conséquent, ces derniers peuvent devenir tour à tour visibles ou invisibles .

Ce regard est d’ailleurs motivé. Ce sont les individus qui choisissent délibérément de le porter sur un objet plutôt qu’un autre. Comme le souligne Jean Davallon : « C’est ‘nous’ qui décidons que tels outils, telles usines, tels paysages, tels discours ou telles mémoires doivent acquérir le statut de patrimoine. Le présupposé selon lequel le patrimoine est un donné, dont le statut préexisterait et se transmettrait simplement du passé vers le présent, n’est en ce cas absolument pas tenable » (Davallon 2006, 96).

Puisque ce regard est intentionnel, il ne peut pas être détaché d’une certaine subjectivité. Il constitue plutôt une interprétation du passé. À l’instar de nos traditions, le patrimoine résulte donc d’un « point de vue », construit selon des critères exclusivement contemporains et développé sur ce qui nous a précédé (Pouillon 1975).

Le point de vue selon lequel nous regardons notre patrimoine ne se limite pas à la manière dont nous envisageons les choses. Disons plutôt que ce regard est performatif : il affecte les objets d’une valeur patrimoniale (Leniaud 1992). Surtout, cette valeur patrimoniale recouvre une dimension identitaire qui permet à un groupe de faire communauté ; le patrimoine permet à une société de prendre racine. C’est notamment là où réside la spécificité du patrimoine en comparaison d’autres productions culturelles. Michel Rautenberg met en évidence cette particularité lorsqu’il compare monument et patrimoine. Bien que l’émergence du second s’inscrit dans la continuité d’une réflexion sur le premier, tous deux désignent des réalités sociales différentes : « le monument renvoie à la notion d’œuvre, à la commémoration, à l’exemplarité, alors que le patrimoine relève plutôt de l’identité, de la revendication politique ou de l’appropriation sociale. Le monument sépare, isole, alors que le patrimoine contextualise, relie » (Rautenberg 2008, 10).

Si le patrimoine unit les hommes d’une même société, il relie également ces hommes avec un passé plus ou moins lointain. Il instaure en effet une continuité entre des temporalités et des espaces discontinus. Dans le cas du patrimoine matériel, c’est l’objet lui-même qui permet ce lien entre passé et présent. L’objet établit une relation, du fait qu’il constitue, souligne Jean Davallon, « le dernier lien matériel et réel avec des êtres disparus qui avaient une importance pour soi » (2006, 120). De manière générique, ces êtres disparus sont désignés comme « les propriétaires originaires » des objets. Si ces derniers ne sont pas toujours connus et ne peuvent pas toujours être nommés, « la propriété originaire revient forcément à des entités, des principes abstraits qui, eux, peuvent être transcendants sans être pour autant supranaturels : génie, inventivité, capacité de travail ou de création, savoirfaire technique, culture, religion, processus symbolique, etc. – ou plus génériquement encore : humanité ou nature » (Davallon 2006, 183).

Plus le passé nous est lointain, moins les propriétaires originaires sont susceptibles d’être identifiés. Dans ce cas, les objets appartiennent davantage à un monde d’origine qu’ils ne sont attribués au travail d’un artisan ou artiste déterminé. L’objet patrimonial nous relie alors à ce monde, avec lequel nous décidons d’instaurer une continuité culturelle. Grâce à celle-ci, les qualités attribuées au monde d’origine des objets que nous avons choisi de conserver se transfèrent d’une certaine manière à notre propre monde : « ceux qui ont reçu ce génie, cette culture, cette commune humanité sont d’autant plus grands que c’est nous, si évolués et si capables de science, qui reconnaissons leur grandeur ! » (Davallon 2006, 183) .

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Table des matières

Introduction générale
PARTIE 1 – UN PATRIMOINE À RÉÉCRIRE ?
Chapitre 1 – Une approche de la patrimonialisation comme écriture
Chapitre 2 – L’écriture du patrimoine statuaire-antique-marmoréenne
Chapitre 3 – Une réécriture en couleurs de ce patrimoine ?
Conclusion de la partie 1 – Une réécriture patrimoniale sous tensions
PARTIE 2 – UN PALIMPSESTE PATRIMONIAL ÉPHEMÈRE
Chapitre 4 – Écriture temporaire versus écriture permanente
Chapitre 5 – Authenticité blanche versus authenticité colorée
Conclusion de la partie 2 – Une « réécriture » palimpsestueuse éphémère
PARTIE 3 – DU PALIMPSESTE AU THAUMATROPE PATRIMONIAL
Chapitre 6 – La cohabitation de deux écritures dissonantes
Chapitre 7 – L’icône d’un monde blanc ou l’indice d’un monde coloré ?
Conclusion de la partie 3 – Deux idéalités pour un thaumatrope patrimonial
Conclusion générale
La pâleur des musées
Bibliographie
Table des illustrations
Table des tableaux

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