Écosystèmes à base chimiosynthétique
L’histoire de la recherche sur les écosystèmes à base chimiosynthétique a commencé en 1977 avec la découverte des sources hydrothermales à 2500 mètres de profondeur, situées sur le point chaud volcanique des Galápagos au large de l’Amérique du Sud dans l’océan Pacifique (Corliss et al., 1979). Les scientifiques qui y ont plongé, dans le sous-marin Alvin, ont confirmé non seulement l’existence des sources thermales sous-marines, supposée auparavant, mais ils ont aussi découvert la faune étonnante et inattendue qui s’y épanouit. Plusieurs hypothèses sur la façon dont les flux d’énergie irriguent cet écosystème particulier ont été faites après cette découverte (Corliss et al., 1979). Finalement, c’est la chimiosynthèse, production primaire réalisée par les procaryotes capables d’utiliser l’énergie d’oxydation des composés réduits des fluides hydrothermaux pour synthétiser des composants organiques, qui a été identifiée comme le processus le plus important (Karl et al., 1980). Des travaux similaires poursuivis dans d’autres régions du monde ont mené à la découverte des suintements de fluides froids abritant une faune similaire dans le golfe du Mexique (Paull et al., 1984; Grassle, 1985). En 1989, Smith et co-auteurs ont prouvé l’existence de proches parents de la faune typique des sources hydrothermales autour d’une carcasse de baleine, trouvée à la profondeur de 1240 mètres dans le golfe de Santa Catalina, sur la côte ouest de l’Amérique du Nord. Finalement, des similarités entre les bivalves colonisant les bois coulés et les autres écosystèmes à base chimiosynthétique ont été suggérées par Distel et collaborateurs (2000). Malgré leurs origines différentes, les quatre écosystèmes à base chimiosynthétique mentionnés ci-dessus partagent certaines espèces ou certains taxons d’animaux (Grassle, 1985; Sibuet and Olu, 1998; Von Cosel et al., 1999; Van Dover, 2000, 2001; Desbruyères et al., 2000, 2001; von Cosel et al., 2001; Dubilier et al., 2008; Duperron et al., 2013a), dont un trait commun est souvent la présence des bactéries symbiotiques dans ou à la surface de leurs tissus. Les symbioses dans l’océan profond seront décrites plus en détail dans un paragraphe suivant. L’objectif de cette partie est de caractériser ces habitats plus en détail pour mieux comprendre leur géographie, leur genèse et leurs propriétés physico-chimiques, ainsi que de comprendre les traits communs et les différences qui constituent le contexte de mon travail de thèse.
Sources hydrothermales
Caractéristiques générales
Les sources hydrothermales sont des formations géologiques observées surtout aux profondeurs importantes, mais des sites peu profonds existent aussi. L’activité hydrothermale résulte des mouvements des plaques tectoniques les unes par rapport aux autres (Hannington et al., 2005). Malgré l’absence totale de la lumière et une pression hydrostatique très élevée à ces profondeurs importantes, on y retrouve une biodiversité étonnante de certains animaux qui ne peuvent y vivre que grâce aux symbioses avec des bactéries chimiosynthétiques qui assurent la production primaire à la base de la chaîne alimentaire (Van Dover, 2000; Govenar, 2012). Les sources hydrothermales, situées sur les dorsales océaniques ou dans les bassins arrière-arc et entourées par les plaines abyssales très pauvres en matière organique, sont souvent qualifiées d’oasis de vie, par leur ressemblance avec les oasis des milieux désertiques terrestres (Carney, 1994). Bien que les distances entre les fumeurs soient souvent importantes, ils sont colonisés par une faune similaire, constituée en général de Mollusques, Arthropodes crustacés et Annélides appartenant aux mêmes familles, genres, voire espèces, ce qui pose la question de la connectivité entre eux, sachant que ces écosystèmes sont éphémères et souvent séparés par des centaines voire des milliers de kilomètres.
Géologie et propriétés physico-chimiques des sources hydrothermales
La formation des sources hydrothermales est liée à l’activité volcanique et sismique, étant la conséquence des mouvements des plaques tectoniques de la lithosphère océanique. Deux types de formations géologiques favorisent la formation des sources hydrothermales : les dorsales médio-océaniques et les zones de subduction dans les bassins arrière-arc. La géologie des sources hydrothermales a fait l’objet de plusieurs revues scientifiques (Van Dover, 2000; Hannington et al., 2005; Tivey, 2007).
Les dorsales médio-océaniques se développent à la frontière entre deux plaques tectoniques qui s’éloignent (zone de divergence), dans la zone d’accrétion où le plancher océanique est créé de novo. Le manteau terrestre remonte à ces endroits, évacue la chaleur du magma, et se solidifie pour former le plancher océanique (Tivey, 2007). Les chaînes des montagnes sous-marines s’y forment, mais suite à l’éloignement des plaques voisinant, un fossé d’effondrement (rift) large de centaines de mètres apparaît au milieu de la dorsale. C’est là que la lave s’écoule, refroidit et devient la nouvelle croûte océanique. La convection de la lave chaude à l’intérieur du manteau assure le flux constant de chaleur vers la surface de la croûte. La lave qui refroidit se rétracte et forme des fissures dans le plancher océanique. Avec la pression élevée du fond, l’eau pénètre dans ces interstices. La percolation de l’eau de mer du fond dans la roche chaude conduit à chauffer le fluide. Sa pression augmente encore avec la hausse de température et les forces de convection font remonter le fluide vers la surface de la croûte, en traversant et lessivant les roches riches en minéraux rencontrées sur son trajet. L’eau chaude s’enrichit ainsi en éléments chimiques solubles à des températures élevées et lessive les minéraux au cours de son trajet (Von Damm, 1995; Tivey et al., 1995). Finalement, comme la nouvelle croûte océanique est fissurée, le fluide bouillant et riche en minéraux ressort à la surface du rift et s’évacue en formant des fumeurs (Tivey et al., 1999). Au contact avec l’eau de mer froide qui entoure les lieux d’émanation, les minéraux précipitent (Alt, 1995). Les particules précipitées adhèrent autour de la sortie du fluide et donnent naissance aux formes spectaculaires des cheminées hydrothermales ou fumeurs, qui peuvent atteindre 20 m de hauteur (Tivey et al., 1999) .
Les bassins arrière-arc représentent une autre formation géologique favorisant la formation des sources hydrothermales (Hannington et al., 2005). Ceux-ci se forment à la limite entre les plaques océanique et continentale qui se rencontrent. Les deux plaques convergent et forment la zone de subduction où la plaque océanique est poussée sous la plaque tectonique continentale et continue sa descente dans le manteau terrestre. Les tensions exercent une pression élevée sur le magma qui pénètre les fissures et remonte vers la plaque de surface, créant un arc volcanique parallèle à la zone de subduction. A l’arrière de l’arc volcanique, sur la plaque continentale restant à la surface, il se forme une zone d’extension de la croûte renforcée par la convection du magma. Puisque l’eau de mer peut être injectée dans le magma avec la plaque océanique qui s’enfonce dans le manteau, la composition du magma varie et la chimie des fluides hydrothermaux dans les bassins arrière-arc est différente et plus variable que celle des dorsales océaniques (Tivey, 2007).
Un autre type de sources hydrothermales dont un exemple est Lost City, un site décalé de 15 km en dehors du rift de la dorsale médio-atlantique et aux profondeurs comprises entre 750 et 900 mètres, a été découvert plus récemment (Kelley et al., 2001). Les serpentinites sont les roches qui y dominent dans le plancher océanique, contrairement aux basaltes dans l’axe de la dorsale. Ainsi, la composition du fluide est différente de celles des autres sites. Au cours de la réaction de serpentinisation, les minéraux s’hydratent au contact de l’eau et se transforment en serpentine et en magnétite, produisant du méthane, de l’hydrogène, et de la chaleur qui sont transférés aux fluides (Coleman, 1971) .
La température et la composition chimique des roches avec lesquelles le fluide hydrothermal entre en contact lors de sa remontée influence sa composition chimique. L’eau de mer au fond de l’océan est plutôt alcaline et oxygénée, sa température est en général autour de 2 à 4 °C. Le mélange à l’interface du fluide anoxique et de l’eau de mer oxygénée permet les réactions chimiques d’oxydoréduction et constitue un milieu favorable pour la croissance des communautés bactériennes à base chimiosynthétique (Karl, 1995). En même temps, la composition chimique autour des cheminées varie énormément dans le temps et dans l’espace, suite au mélange turbulent du fluide avec l’eau de mer environnante (Johnson et al., 1988).
Il existe plusieurs types de fumeurs : les fumeurs noirs où le fluide à la sortie du fumeur a une température très élevée (parfois plus de 350 °C) et un pH acide. Le fluide contient surtout du sulfure d’hydrogène (H2S), parfois du méthane (CH4), du dioxyde de carbone (CO2), de l’hydrogène (H2) et les ions métalliques (Lithium, Fer, Cuivre, Zinc, Plomb, Uranium). Au contact de l’eau froide (2-4 °C), les sulfures métalliques précipitent rapidement et donnent l’impression d’une fumée noire sortant d’une cheminée. De l’autre côté, les fluides riches en sulfates de calcium, de baryum et silice créent les fumeurs blancs, dont la couleur est un effet de la précipitation des particules de sulfates de calcium, silice et baryte. Leur température est moins élevée (150 – 250 °C) car la paroi est plus poreuse et le fluide se dilue à l’eau de mer avant de sortir. Lost City présente des priopriétés physico-chimiques différentes des autres sources hydrothermales (Kelley et al., 2005). Le fluide y est alcalin (pH 9.0 – 9.8), sa température est moins élevée (40 – 90 °C) et il est plus riche en méthane, hydrogène et magnésium par rapport aux autres sites sur la dorsale médio-atlantique. La hauteur des cheminées à Lost City peut atteindre 60 mètres (Kelley et al., 2001) .
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Table des matières
Introduction
1. Écosystèmes à base chimiosynthétique
1.1 Sources hydrothermales
1.1.1 Caractéristiques générales
1.1.2 Géologie et propriétés physico-chimiques des sources hydrothermales
1.1.3 Géographie des sources hydrothermales
1.2 Suintements de fluides froids
1.2.1 Caractéristiques générales
1.2.2 Géologie et propriétés physico-chimiques
1.2.3 Distribution géographique des suintements froids
1.3 Débris végétaux
1.3.1 Caractéristiques générales
1.3.2 Distribution et genèse
1.4 Carcasses de baleines
1.4.1 Caractéristiques générales
1.4.2 Genèse
1.5 Biogéographie des écosystèmes à base chimiosynthétique
2. Symbioses entre bactéries chimiosynthétiques et métazoaires dans les écosystèmes marins profonds
2.1 Définitions de la symbiose
2.2 Modèles d’études des associations symbiotiques
2.3 Chimiosynthèse dans les environnements marins profonds
2.4 Diversité des hôtes qui entrent en symbiose avec des bactéries chimiosynthétiques
2.4.1 Annélides dépourvus de tube digestif
2.4.2 Symbioses chez les arthropodes
2.4.3 Symbioses très diverses des mollusques
2.4.4 Bivalves
2.5 Diversité des symbiontes chimiosynthétiques
2.5.1 Localisation des bactéries
2.5.2 Diversité taxonomique des bactéries symbiotiques chimiosynthétiques
2.5.3 Les métabolismes des symbiontes
2.5.4 Avantages et inconvénients des symbioses multiples
3. Cycles de vie des symbiontes
3.1 Modes de transmission des symbiontes
3.1.1 Transmission horizontale
3.1.2 Transmission verticale
3.1.3 Transmission mixte
3.2 Connectivité
3.3 Menaces potentielles liées à l’exploitation des ressources sous-marines
4. Objectifs et approches méthodologiques de la thèse
4.1 Quelle est la place des formes libres de symbiontes dans les communautés microbiennes?
4.2 Comment les symbiontes se transmettent-ils d’une génération à l’hôte ?
4.3 Quelle est la dynamique des populations de symbiontes au sein des tissus de leurs hôtes ? Estelle adaptative?
5. Article scientifique 1 « Colonization experiment using plant substratesreveal symbiont related bacteria at hydothermal vents and cold seeps »
Résumé
Manuscrit soumis
Abstract
Introduction
Material and methods
Results
Discussion
Acknowledgments
References
Figures
Tables
Figures et tableaux supplémentaires
6. Article scientifique 2 « Direct evidence for maternal inheritance of bacterial symbionts in small deep-sea clams (Bivalvia: Vesicomyidae) »
Résumé
Annexe 1
Annexe 2
7. Article scientifique 3 « First insights into the population dynamics of methane- and sulfuroxidizing symbionts in Bathymodiolus azoricus under pressure »
Résumé
Manuscrit proposé
Abstract
Introduction
Material and methods
Results
Discussion
Conclusions
Acknowledgments
References
Figures
Tables
8. Discussion générale
8.1 La place des formes libres des symbiontes dans l’environnement
8.2 Les preuves de la transmission verticale des symbiontes de Vesicomyidae
8.3 La dynamique des populations de symbiontes en réponse aux stress abiotiques
9. Conclusions
Bibliographie
Annexes