EMERGENCE ET CONCEPTUALISATION DE L’ECONOMIE CIRCULAIRE
L’économie circulaire ne constitue pas encore un champ de recherche reconnu et institutionnalisé mais plutôt un concept récent issu des sciences sociales, qui se trouve dorénavant à la croisée de la gestion, de l’économie et des sciences de l’ingénieur. Ce concept encore émergent, s’articule avec d’autres concepts comme l’éco-conception, l’écologie industrielle, l’économie de fonctionnalité ou encore le Cradle-to-Cradle (McDonough & Braungart, 2002). Par ailleurs, les chercheurs ne s’étant pas encore accordés sur une définition officielle, ce concept conserve un certain flou, avec des approches théoriques concurrentes qui peuvent se l’approprier de manières différentes.
HISTORICITE ET GENESE DE L’ECONOMIE CIRCULAIRE
Comment le concept d’économie circulaire a-t-il émergé dans la société et la littérature ? C’est pour répondre à cette question que nous nous intéressons ici aux origines idéologiques de l’économie circulaire en analysant les concepts précurseurs qui ont servi de matrice intellectuelle à son élaboration. Dans cette section, nous mobilisons également des travaux historiques qui ont été menés par des chercheurs pour interroger la supposée modernité de ce concept.
Entre théorie et pratique, les origines de l’économie circulaire
Dans la littérature académique, la plupart des chercheurs en gestion considèrent que le concept d’économie circulaire a été utilisé pour la première fois par les économistes de l’environnement Pearce et Turner en 1990 dans leur ouvrage Economics of Natural Resources and the Environment. Toutefois, il convient de noter que quelques auteurs font remonter l’origine du concept au XVIIIe siècle (Martins, 2016; Murray, Skene, & Haynes, 2017; Reike, Vermeulen, & Witjes, 2018), se référant ainsi au Tableau économique de Quesnay datant de 1758 et portant sur la création de valeur circulaire dans le système agricole. C’est notamment le cas de Sraffa qui indique que « c’est bien-sûr dans le Tableau économique de Quesnay que l’on trouve la conception originelle du système de production et de consommation en tant que processus circulaire, il s’agit d’un contraste saisissant avec la vision présentée dans la théorie moderne d’un chemin à sens unique partant des ‘facteurs de production’ vers les ‘biens de consommations’ » (Sraffa, 1960, p. 93).
On peut aussi trouver des traces de la notion de « systèmes clos » dès les travaux de Boulding (1966). En effet, selon Boulding, la Terre est un système clos, semblable à un vaisseau spatial effectuant un très long voyage et disposant de ressources limitées. Dans son article, Boulding met l’accent sur l’importance des interactions entre l’économie et l’environnement en accordant une importance particulière aux aspects comportementaux. Pour lui, un changement de paradigme économique est une nécessité pour maintenir la vie humaine sur Terre et s’adapter aux contraintes d’un système fermé. Dans sa vision, le succès économique ne doit pas être mesuré par le niveau de production mais plutôt par la nature, l’étendue, la qualité et la complexité des ressources disponibles sur la Terre, ce qui inclut les êtres humains.
C’est à partir des travaux de Boulding que Pearce et Turner (1990) proposent leur modèle théorique dans lequel ils expliquent que trois fonctions économiques de l’environnement peuvent être identifiées : l’approvisionnement de ressources, le support biologique de la vie, la récupération des déchets produits par les êtes vivants. Pour eux, comme d’autres fonctions économiques, ces trois fonctions de base ont un prix. Cependant, le plus souvent, il n’y a ni prix, ni marché pour les biens environnementaux (comme la qualité de l’eau, la qualité de l’air ou les biens publics), même s’ils ont clairement une valeur pour les individus et la société. On retrouve aussi des racines de l’économie circulaire dans la théorie des systèmes généraux (Von Bertalanffy, 1950, 1968). Cette théorie promeut une vision holistique, une pensée systémique, l’apprentissage organisationnel et le développement des ressources humaines qui sont tous des éléments précurseurs de l’économie circulaire (Ghisellini, Cialani, & Ulgiati, 2016). Par la suite, l’émergence de concepts tels que que le Cradle-to-Cradle (Braungart & McDonough, 2002 ; Braungart, Mcdonough, & Bollinger, 2007), l’éco-conception (karlsson & Luttropp, 2006; Boks, 2006), l’écologie industrielle (Frosch & Gallopoulos, 1989 ; Graedel & Allenby, 2010), l’économie de fonctionnalité (Stahel, 1997), ou les closed-loop supply chains (Guide & van Wassenhove, 2009) ont aussi contribué à l’élaboration du concept d’économie circulaire.
A partir d’une analogie biomimétique initiée par Frosch et Gallopoulos (1989) et inspirée des écosystèmes naturels, l’écologie industrielle propose de construire des écosystèmes industriels au sein desquels les déchets ne sont pas détruits mais réintégrés dans des flux d’échanges de matières et d’énergie entre des acteurs économiques et sociaux d’un même territoire. Le concept de symbiose industrielle, composante de l’écologie industrielle, a ensuite particulièrement intéressé certains chercheurs qui en ont fait un objet d’étude à part entière, de manière à concevoir les outils et méthodes que peuvent mobiliser des organisations pour mettre en place des logiques de coopération inter-organisationnelle leur permettant d’échanger entre elles des déchets, de la chaleur, de l’eau (Graedel & Allenby, 1995).
Quant au concept de Cradle-to-Cradle (McDonough & Braungart, 2002), il vise à conceptualiser la régénération des « nutriments » au sein de deux cycles parallèles qui existent dans la société, le cycle technique et le cycle biologique (Contreras Lisperguer, Muñoz-Cerón, Aguilera, & de la Casa, 2017). En effet, toutes les matières circulant dans la société sont considérées comme des nutriments qui appartiennent soit au cycle technique (matières minérales, synthétiques), soit au cycle biologique (matières biologiques, végétales). Dès lors, l’enjeu du Cradle-to-Cradle est de maintenir ces nutriments dans des cycles fermés de manière à ce qu’ils puissent être utilisés et réutilisés de manière continue (Braungart et al., 2007).
Les travaux issus de la logistique et de la supply chain ont aussi contribué à forger le concept d’économie circulaire, en particulier ceux autour du concept de logistique inverse qui décrivent des flux logistiques repartant de la fin de vie des produits vers les chaînes de production et de distribution (Fleischmann, Beullens, Bloemhof-ruwaard, & Wassenhove, 2001; Carbone & Moatti, 2008; Le Moigne, 2014). Ces flux peuvent être ouverts (recyclage et réutilisation par des partenaires différents du producteur) ou fermés. Les cycles fermés (closed-loop supply chains) sont organisés autour du producteur vers qui les matières sont renvoyées pour être réutilisées et recyclées (Genovese, Acquaye, Figueroa, & Koh, 2017).
Dès 1981, Stahel et Reday-Mulvey montrent que l’augmentation de la durée de vie des produits et la mise en place d’activités de bouclage de flux contribuent aussi bien à la performance qu’à la durabilité de l’entreprise. Leurs travaux préfigurent les éléments qui structureront par la suite l’économie circulaire, puisqu’ils promeuvent la mise en place de pratiques de bouclage de flux telles que la réutilisation, la réparation, le reconditionnement ou le recyclage. A la fin des années 1990, d’autres chercheurs se sont intéressés aux systèmes de produits et services consistant à concevoir des combinaisons de produits et services permettant d’intensifier des logiques d’usages par les clients (Manzini et al., 2001 ; Mont, 2002 ; Tukker, 2004). L’ensemble de ces travaux a contribué à faire émerger le concept « d’économie de la performance » ou « économie de fonctionnalité » qui théorise la substitution de pratiques de commercialisation de produits par des procédés d’intensification de l’usage (Stahel, 2010).
Réemergence d’une ancienne problématique
Des travaux historiques menés sur la notion de déchet et les rapports successifs que les sociétés humaines ont développés vis-à-vis de leur l’impact sur l’environnement indiquent que, contrairement à ce que laissent penser certains discours contemporains, les principes de l’économie circulaire renvoient en réalité à des pratiques très anciennes. A partir d’une analyse généalogique, Beulque (2019) montre que c’est en réalité l’économie linéaire qui est un phénomène récent, résultant d’un processus de linéarisation de l’économie entamé à partir de la fin du XVIIIe siècle (Haas et al., 2015 ; Le Moigne, 2018). Certains chercheurs estiment d’ailleurs que le fait même de jeter un objet devenu inutile, et de produire, en conséquence, du déchet est un comportement constitutif de la société moderne, apparu à partir de la moitié du vingtième siècle (Micheaux, 2017). Cela s’explique d’une part, par le fait que contrairement à la période actuelle, la société préindustrielle gérait ses ressources avec parcimonie, et d’autre part, par le fait que la plupart des matières qui composent les produits actuels ne sont apparus qu’au XIXe et XXe siècle. Ainsi, dans l’Antiquité, le concept même de déchet n’existait pas et le terme « déchet », substantif verbal de « déchoir », est apparu en France à partir du XVe siècle (Dagognet, 1997). Si on peut trouver des premières traces de gestion des problématiques d’hygiène dans les grandes villes de l’Antiquité (Béguin, 2013), avec notamment, à Rome et Athènes, la mise en place des premières toilettes publiques d’un système d’égout (Silguy, 1996), c’est surtout à partir du Moyen-âge et des premières phases d’urbanisation de masse que le sujet des rejets de la vie quotidienne a commencé à émerger. On parlait alors de boues ou d’immondices pour désigner les rejets des individus, tandis que par la suite, après cette période médiévale, l’activité de gestion des déchets est apparue et s’est structurée progressivement (Micheaux, 2017).
Barles (2005) considère ainsi que l’ampleur prise par la phase d’urbanisation a marqué un point d’inflexion en rompant le cycle naturel de la décomposition naturelle des « déchets urbains », et distingue deux périodes clés : la période de 1790 à 1870, caractérisée par une circulation fermée et spontanée de la matière entre la ville, l’industrie et l’agriculture, et la période de 1880 à 1970, marquée par des ruptures technologiques, sociétales et économiques qui ont conduit à une ouverture du cycle de la matière. Les déchets produits au XIXe siècle, constitués principalement d’os, de chiffons, de peaux, des vidanges et des boues ne se perdaient pas et représentaient au contraire une matière première urbaine récupérée par des chiffonniers qui fournissaient notamment les chiffons et les os aux industriels pour la fabrication de papier ou de charbon animal (Micheaux, 2017). De véritables filières d’économie circulaire s’étaient ainsi constituées, par exemple, celle du papier, impulsée par la création de la machine à papier (fin du XVIIIe en Angleterre, 1820 en France) et la hausse consécutive du prix des chiffons. Plusieurs intermédiaires se revendaient les chiffons pour massifier les flux avant de les revendre aux industriels, du chiffonnier qui récupérait les chiffons auprès des ménages, au maître chiffonnier qui les revendait à des négociants (Micheaux, 2017).
|
Table des matières
SOMMAIRE
INTRODUCTION GENERALE
CIRCULAIRE
CHAPITRE 1 – ECONOMIE CIRCULAIRE, ECOSYSTEMES ET INNOVATION
Introduction
1. Emergence et conceptualisation de l’économie circulaire
1.1 Historicité et genèse de l’économie circulaire
1.2 L’économie circulaire comme objet de reproblématisation de la question des ressources
2. Ecosystèmes, économie circulaire et innovation
2.1 Ecosystèmes et économie circulaire
2.2 Approches théoriques des écosystèmes en sciences de gestion
2.3 Ecosystèmes et innovation
3. Concevoir et faire émerger des innovations circulaires
3.1 L’innovation face aux enjeux du développement durable
3.2 Proposition d’un cadre théorique pour l’innovation circulaire
Conclusion
CHAPITRE 2 – EVOLUTION ET TRANSFORMATION DES SOCIETES, LA TRANSITION VERS L’ECONOMIE CIRCULAIRE COMME OBJET DE RECHERCHE
Introduction
1. Utopies, mythes et imaginaire, aux origines des transformations sociétales
1.1 Penser la place de l’imaginaire dans les changements individuels et collectifs
1.2 L’empreinte des mythes et utopies qui traversent la société
1.3 Mythes, utopies et rationalité : comment gérer les changements sociétaux ?
2. Performativité et transformation des sociétés
2.1 La performativité comme concept d’analyse des évolutions sociétales
2.2 Les effets de la performativité de la théorie économique
2.3 Définir la société de manière performative
3. La transition sociétale vers l’économie circulaire comme objet de recherche
3.1 L’étude des transitions sociotechniques
3.2 Conceptualiser la transition vers l’économie circulaire
Conclusion
CHAPITRE 3 – EPISTEMOLOGIE ET METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
Introduction
1. Epistémologie et cadrage d’une démarche de recherche-intervention
1.1 Le choix de la recherche-intervention comme méthode de recherche
1.2 L’intérêt de la recherche-intervention pour étudier l’économie circulaire
1.3 Les principes de la recherche-intervention
2. Mobiliser le cas de la commande publique pour étudier la transition vers l’économie circulaire
2.1 La pertinence de l’approche territoriale
2.2 Le choix de la commande publique dans le secteur de la construction comme cas d’étude
2.3 Le projet EcoCirc comme démarche de recherche-intervention
3. Conception et mise en place du dispositif de recherche
3.1 Mise en place du dispositif de pilotage du projet EcoCirc
3.2 Définition de la stratégie de production et diffusion des connaissances
3.3 Positionnement épistémologique
3.4 Validation interne des résultats de la recherche
3.5 Validation externe des résultats de la recherche
4. Itinéraire de recherche
4.1 Initiatives distribuées et innovantes
4.2 Organisations et pratiques de gestion circulaires
4.3 La commande publique comme outil d’analyse territorial
5. Protocole de recherche : de la collecte à l’analyse du matériau empirique
5.1 Collecte du matériau de recherche
5.2 Analyse du matériau empirique
Conclusion
CHAPITRE 4 – ENTREPRENEURIAT ET CONCEPTION D’INNOVATIONS POUR L’ECONOMIE CIRCULAIRE
Introduction
1. Profils d’entrepreneurs innovants dans l’économie circulaire
1.1 Penser la réversibilité et la modularité des bâtiments pour de nouveaux usages
1.2 Développer le réemploi et la revalorisation des matériaux dans le bâtiment
1.3 Introduire une approche systémique et territoriale
2. Hétérogénéité de représentations et spécificités des profils et pratiques des entrepreneurs de
l’économie circulaire
2.1 Une diversité de représentations de l’économie circulaire chez les entrepreneurs
2.2 Spécificités des profils et pratiques des entrepreneurs de l’économie circulaire
3. Lever les freins à l’essor des innovations circulaires dans la construction, le cas du Matériaupôle
3.1 Le bâtiment, un secteur réfractaire à l’innovation circulaire ?
3.2 Le Matériaupôle, catalyseur d’innovations circulaires
Conclusion
CONCLUSION GENERALE
Télécharger le rapport complet