L’espace chez les êtres vivants
La plupart des processus écologiques sont structurés spatialement et hétérogènes à différents niveaux d‟échelle (Wiens 1989; Tilman & Kareiva 1997). La nature des structures spatiales résultantes, souvent complexes, est un déterminant de la dynamique écologique de chaque espèce (Kendall & Fox 1998). L‟hétérogénéité spatiale de l‟environnement est ainsi un facteur prépondérant qui affecte la structuration spatiale d‟une population (Hanski 2010). Les organismes vivent, se reproduisent, se déplacent et interagissent dans un environnement dynamique, qui se modifie sans cesse sous l‟effet de perturbations. Ces modifications du paysage environnemental affectent la présence, la distribution, la persistance et l‟abondance des espèces (Turner 2005). Les organismes vivants eux-mêmes ont un impact sur l‟environnement dans lequel ils évoluent, qu‟ils façonnent et structurent, et qui à son tour influence leur propre distribution. Même au sein d‟un environnement initialement homogène, les interactions entre individus, d‟une ou plusieurs populations, d‟une ou plusieurs espèces génèrent inévitablement une hétérogénéité sous forme de patrons de distribution spatiale (Hassell et al. 1994; Turner 2005). C‟est par exemple le cas de la compétition pour une ressource ou des interactions proies-prédateurs (Figure 1). Finalement, cette structuration spatiale conditionne l‟environnement physique dans lequel se trouve un organisme, l‟accès aux ressources, la qualité de l‟habitat et affecte par conséquent la survie et la reproduction. Elle a des impacts profonds sur les populations, les communautés écologiques et la fonction des écosystèmes (Collinge 2010). Il apparaît indispensable, en écologie, d‟examiner et de comprendre les facteurs à l‟origine de la distribution spatiale des individus, des populations, des espèces et des communautés. La conservation, la restauration des habitats, la gestion du territoire découlent directement de notre compréhension de cette problématique spatiale (Tilman & Kareiva 1997). L‟étude de ces phénomènes relève du domaine de l‟écologie spatiale (spatial ecology) dont l‟objectif est de relier structures spatiales et dynamique des populations et des communautés. Elle rassemble à la fois les concepts de l‟écologie du paysage (landscape ecology) et de l‟écologie des populations et des communautés (population ecology) (Collinge 2010). De plus, lorsque les espèces considérées sont fortement mobiles, les comportements d’utilisation de l’espace, de dispersion ou de migration prennent une importance capitale dans la structuration spatiale des populations qui est abordée par l’écologie des déplacements (movement ecology). Enfin, elle est aussi en étroite relation avec la conservation puisqu‟elle s‟intéresse notamment à la problématique de la fragmentation et de la perte des habitats (Collinge 2010).
L’espace en écologie
La prise en compte de l‟hétérogénéité spatiale tend indéniablement à compliquer l‟étude et la modélisation des systèmes biologiques (Tilman & Kareiva 1997). L‟espace n‟est souvent pris en compte que de manière implicite et simplifiée. Par exemple, les premiers concepts de population postulent que les individus interagissent les uns avec les autres de manière égale et qu‟ils partagent un environnement identique (Hanski 2010). Les modèles « démographiques » tels que les modèles de croissance logistique ne décrivent les potentialités du milieu que par le seul paramètre de capacité maximale d‟individus que peut supporter le milieu. Dans les modèles matriciels de Leslie, là encore, les termes de passage d‟un temps au suivant sont directement des taux de reproduction, de survie ou de mortalité sans que l‟environnement biotique et abiotique ne soit directement pris en compte (Pavé 1994). Une théorie fondatrice qui démontre le rôle critique de l‟espace et l‟importance de le prendre en compte de manière explicite est la théorie de la biogéographie insulaire développée par MacArthur (1967). Cette théorie prédit que la richesse spécifique d‟un milieu insulaire est fonction de l‟immigration et de l‟extinction d‟espèces, l‟immigration dépendant notamment de la distance à une source, en général le milieu continental, et de la taille de l‟île. Cette théorie a ensuite été généralisée aux milieux fragmentés, chaque fragment isolé pouvant être considéré comme une „île continentale‟. La théorie de la biogéographie insulaire sert également de base à la théorie des métapopulations (Levins 1969; Hanski 1998) qui explore les processus de structuration spatiale pour une espèce donnée. Une métapopulation est une population dont les individus sont distribués spatialement dans un habitat fragmenté. La sous-population occupant chaque fragment est régie par les processus habituels de dynamique des populations (reproduction et mortalité) et les individus descendant d‟une génération se dispersent et colonisent les fragments plus ou moins distants avec des taux de succès qui dépendent de la distance depuis le fragment d‟origine. La théorie des métacommunautés, similaire à celle des métapopulations, a pour objectif d‟expliquer la distribution spatiale, l‟abondance et les interactions entre plusieurs espèces en appliquant aux différents fragments les concepts d‟écologie des communautés (Leibold et al. 2004). Les études de métacommunautés visent notamment à comprendre comment la fragmentation des habitats influence les interactions spécifiques. Ces théories considèrent que l‟espace est divisé de manière discrète sous forme de fragments d‟habitats bien délimités et immergés dans une matrice de non-habitat. D‟autres approches mathématiques reposant sur des équations différentielles telles que les modèles de type réaction-diffusion, modélisent les interactions individuelles (proie-prédateur, invasions biologiques, diffusion,…) dans un espace continu (Holmes et al. 1994). L‟ensemble de ces méthodes a amené des changements importants, en grande partie théoriques, dans l‟interprétation et la compréhension des phénomènes écologiques (Hanski 2001). Cependant, sous leurs formes classiques, ces méthodes ne considèrent la dispersion que de manière simple. A titre d‟exemple, les théories des métapopulations considèrent souvent la dispersion entre les fragments d‟habitat comme une fonction à un ou deux paramètres (e.g. exponentielle négative) dépendante de la distance entre le fragment de départ et celui d‟arrivée (Hawkes 2009). Parallèlement, les modèles qui font appel à des équations différentielles envisagent le plus souvent la dispersion des organismes par simple diffusion dans un environnement uniforme et considèrent l‟espace comme homogène et isotrope i.e. possédant les mêmes propriétés dans toutes les directions (Cantrell et al. 2010).
La modélisation individu-centrée
Les modèles individu-centrés (MIC) simulent des systèmes (populations) comme étant composés d‟agents discrets (individus ou groupes d‟individus) dotés d‟un ensemble de caractéristiques qui varient selon les agents. Le domaine d‟application est vaste puisque ce type de modélisation est utilisé le plus souvent sous la dénomination de „systèmes multiagents‟ (SMA) en économie, en sciences sociales, en physique ou en intelligence artificielle. En écologie, ils sont de plus en plus utilisés (pour un article publié sur le sujet en 1990, on en compte 150 articles en 2004 ; DeAngelis & Mooij 2005). Là encore, le champ d‟application est large puisque les MIC abordent des problématiques telles que la formation de patrons spatiaux, le déplacement, les liens entre bioénergétique et dynamique des populations, les relations interspécifiques, la dynamique des communautés, les processus évolutifs ou encore la gestion et la conservation des espèces (DeAngelis & Mooij 2005; Grimm et al. 2005). En écologie spatiale, les MIC spatialement explicites (MICSE) contribuent à la compréhension du rôle de l‟hétérogénéité de l’environnement à différentes échelles spatiales sur la structuration des populations via les interactions locales et les déplacements individuels. Ils permettent de comprendre les connections entre processus, règles individuelles et patrons à large échelle qui sont les thèmes de l‟écologie spatiale (DeAngelis & Mooij 2005). Un intérêt majeur des MICSE est ainsi de permettre l‟intégration directe et l‟analyse des connaissances sur le déplacement individuel dans des modèles de populations (Kramer-Schadt et al. (2004); Heinz et al. (2007) ; Figure 3). Ce type de modèle permet de prendre en compte les règles qui gouvernent les déplacements à différents niveaux (e.g. simuler la dérive passive d‟individus dans un champ vectoriel), et d‟inférer les conséquences de ces règles au niveau populationnel (e.g. étudier l‟effet de l‟environnement sur le potentiel reproductif de populations).
La migration en écologie spatiale
Etudier la dynamique des populations des espèces migratrices et ses relations avec l‟espace et l‟environnement est complexe car les populations interagissent entre elles sur les lieux de reproduction, de migration et d‟alimentation aux caractéristiques propres (Taylor & Norris 2010). Ces particularités relatives aux espèces migratrices limitent l‟application des modèles classiques tels que les modèles de métapopulation (Taylor & Norris 2010). Ces derniers se concentrent sur la dispersion entre des sites ou des habitats d‟individus appartenant à des populations résidentes. Dans le cas de populations migratrices, les individus migrent régulièrement entre des sites occupés ou non selon le stade du cycle de vie. Ces sites, souvent de nature de différentes, forment ainsi des « réseaux migratoires », un individu devant occuper successivement un ensemble de sites au cours d‟un même cycle pour survivre. Une telle contrainte n’est généralement pas prise en compte par les modèles classiques de métapopulation. De plus, chez les espèces migratrices, les individus qui interagissent sur un même site peuvent provenir potentiellement de plusieurs populations aux caractéristiques différentes alors que les concepts de métapopulation considèrent classiquement une population unique par site (Taylor & Norris 2010). Enfin, la théorie de métapopulation ne considère la dispersion qu‟entre des fragments isolés d‟un même habitat, alors que les habitats utilisés par les espèces migratrices peuvent être de nature extrêmement différentes (Hanski 2010). Chez les espèces migratrices, il importe donc de caractériser finement ces réseaux migratoires pour comprendre leur influence sur la dynamique des populations (Taylor & Norris 2010). Ces sites étant parfois très éloignés les uns des autres, il est souvent difficile d‟en évaluer la connectivité qui, de plus, peut varier dans le temps (Taylor & Norris 2010). La compréhension du déplacement et des processus qui le gouverne est donc essentielle pour appréhender la dynamique des populations des espèces migratrices.
Les espèces de tortues marines
Les tortues marines sont un exemple emblématique d‟espèces pouvant entreprendre des déplacements sur de larges distances (Hays 2008). Ce sont des vertébrés tétrapodes anapsides (absence de fosse temporale) et amniotes (présence d‟un sac amniotique protégeant l‟embryon). Elles font partie de la classe des sauropsides qui regroupe les oiseaux et une partie des reptiles. Ces derniers ne constituent pas un groupe monophylétique mais le terme reste cependant d‟usage courant, les reptiles ayant en commun l‟ectothermie et la poïkilothermie, traits qu‟ils partagent avec les amphibiens (Russell et al. 2005). L‟ordre des testudines regroupe l‟ensemble des tortues terrestres, aquatiques (dulçaquicoles) et marines. Celui-ci est notamment caractérisé par la présence d‟une carapace, exosquelette formé par excroissance des os de la colonne vertébrale et de la cage thoracique (Li et al. 2008). Selon une étude récente (Lyson et al. 2012), les tortues seraient plus proches des lépidosauriens (lézards) que des archosauriens (oiseaux et crocodiles) au niveau phylogénétique. La superfamille des Chelonioidea regroupe les sept espèces de tortues marines : la tortue verte Chelonia mydas, la tortue caouanne Caretta caretta, la tortue imbriquée Eretmochelys imbricata, la tortue olivâtre Lepidochelys olivacea, la tortue de Kemp Lepidochelys kempii, la tortue à dos plat Natator depressus et la tortue luth Dermochelys coriacea. L‟existence d‟une huitième espèce, la tortue noire Chelonia agassizii, proche de la tortue verte, fait débat (Bowen & Karl 2000). La tortue luth est la seule espèce appartenant à la famille des dermochélidés, les autres appartenant à la famille des chélonidés. L‟ensemble des espèces sont considérées menacées sur la liste rouge de l‟UICN et trois sont en danger critique d‟extinction : la tortue luth, la tortue imbriquée et la tortue de Kemp
La tortue verte
Les sites de ponte des tortues vertes sont répartis entre Europa et les Seychelles (Figure 5). Les sites les plus importants sont en milieu insulaire : les îles éparses (à l‟exception de Juan de Nova), Aldabra et Cosmoledo (Seychelles), Mayotte (France) et Mohéli (Comores). Certains sites moins importants sont répartis sur la côte est-africaine, entre le Mozambique et le Kenya ainsi que sur la côte malgache. Ces sites ont été identifiés depuis plusieurs décennies (Hughes 1973; Frazier 1975; Mortimer 1984; Le Gall et al. 1986). En dénombrant le nombre de traces laissées pas les femelles lors de la ponte sur la plage, l‟évolution à long terme du nombre de pontes peut être estimée. Les populations des Glorieuses et d‟Aldabra autrefois exploitées commercialement ont retrouvé des effectifs plus conséquents en quelques dizaines d‟années (Lauret-Stepler et al. 2007; Mortimer et al. 2011b). En revanche, sur d‟autres sites comme Juan de Nova ou La Réunion, qui par le passé abritaient des populations importantes de tortues vertes nidifiantes, le nombre de pontes reste à ce jour sporadique (Ciccione & Bourjea 2006; Lauret-Stepler et al. 2007). Sur les sites les plus importants, les pontes ont lieu en continu tout au long de l‟année avec une saison préférentielle pendant laquelle leur nombre est plus important : le pic de ponte. Ce pic, bien que saisonnier pour un même site, n‟a pas lieu au même moment pour l‟ensemble des sites (Lauret-Stepler et al. 2007). Ni la position géographique des sites, ni la structure génétique des populations de la région ne semble suffire à expliquer complètement le moment auquel survient ce pic. L‟analyse de l‟ADN mitochondrial de femelles sur 10 sites de ponte (Bourjea et al. 2007b) a démontré l‟existence d‟au moins deux stocks génétiques, un dans le Nord (Mohéli, Mayotte, les Glorieuses, Iranja, Seychelles et Tromelin) et un dans le Sud (Europa, Juan de Nova) du Canal du Mozambique, ainsi qu‟une connectivité récente avec les populations de l‟Atlantique pour le stock génétique du Sud (Figure 6). Les îles granitiques des Seychelles pourraient abriter un troisième stock génétique (Taquet 2007; Bourjea et al. In Prep.-c). La structure génétique de la population nidifiante d‟Europa diffère donc de celle de Tromelin, bien que le pic de ponte ait lieu en été austral pour ces deux populations nidifiantes. Inversement, Tromelin fait partie du même stock génétique que les îles du Nord du Canal Mozambique pour lesquelles le pic a lieu juste avant l‟hiver austral (Lauret-Stepler et al. 2007). Les sites d‟alimentation de tortues vertes adultes qui se nourrissent essentiellement sur les herbiers marins sont situés le long des côtes est-africaines et malgaches (Okemwa et al. 2004; Muir 2005; Fulanda et al. 2007). Certaines îles comme l‟archipel des Comores (Ballorain et al. 2010) abritent aussi des herbiers importants où s‟alimentent des adultes et des juvéniles. Des juvéniles néritiques sont aussi observés là où les surfaces d‟herbiers sont plus restreintes comme à La Réunion ou dans les lagons des îles Eparses mais les adultes en alimentation y sont assez peu nombreux. . Les tortues peuvent alors se nourrir d‟algues rouges sur les fonds jusqu‟à -30m comme à la Réunion (Ciccione 2001).
Saisonnalité
Les conditions océaniques rencontrées au cours de la dérive ne dépendent pas systématiquement de la saisonnalité des pontes et donc des émergences. On a cependant observé des variations selon les sites considérés (Table 10). Les variations saisonnières des températures de surface moyenne rencontrées par les juvéniles pendant la durée de simulation ont été faibles (<1,7%, Table 10). Pour le site de Mayotte, la température de surface moyenne à laquelle les juvéniles ont été exposés a été de -0,31°C plus basse pour les juvéniles relâchés pendant le pic d‟émergence que pour ceux relâchés hors du pic. Elle a également été plus basse de -0,44°C pour les juvéniles issus des Glorieuses, qui ont été exposés à la plus grande variation saisonnière de température. Cela s‟explique par la fréquentation plus importante des zones équatoriales lorsque les juvéniles ont été relâchés pendant le creux d‟émergence (Annexe 3 et 6, Figure B – 6). Pour les autres sites, la température moyenne d‟exposition des juvéniles relâchés lors du pic d‟émergence a été supérieure à celle à laquelle ont été exposés les juvéniles relâchés en dehors du pic d‟émergence. A l‟exception du site de Tromelin (+0.42°C), cette variation est tout de même restée très faible (+0.05 pour Europa et +0.09 pour Mohéli). La température pour les juvéniles relâchés depuis La Réunion durant l‟été austral a été supérieure de +0.27°C à celle concernant les juvéniles relâchés pendant l‟hiver austral. La distribution des profils de température a assez peu varié à l‟exception de celle concernant les juvéniles issus de Tromelin qui est monomodale lorsque ceux-ci sont relâchés pendant le pic d‟émergence et bimodale sinon. Cette différence s‟explique par une proportion plus importante de juvéniles dérivant en dehors du pic d‟émergence vers le nord, où les températures sont plus élevées. Les variations saisonnières de la production primaire totale rencontrée ont été variables (-11.4% à 19.6%, Table 10). Les sites de Mohéli et Mayotte sont les seuls sites pour lesquels la production primaire totale rencontrée par les juvéniles émergeant lors du pic d‟émergence a été inférieure, respectivement de -1597 mgC.m-2 . Les variations saisonnières rencontrées par les juvéniles émergeant en été austral par rapport à ceux émergeant en hiver austral ont été négligeables pour le site de La Réunion (0.3%). Pour l‟ensemble des sites, la variabilité individuelle de la production primaire totale rencontrée par les juvéniles relâchés lors du pic d‟émergence a été supérieure à celle rencontrée par les juvéniles relâchés lors du creux d‟émergence.
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Table des matières
Chapitre 1. Contexte et problématique
Chapitre 2. Variabilité spatiale de la phénologie de la reproduction de la tortue verte
Chapitre 3. Dynamique spatiale des juvéniles de deux espèces de tortues marines
Section 1. Etude de la dérive des juvéniles océaniques par modélisation
Section 2. Déplacements et comportement de plongée de la tortue caouanne immature
Chapitre 4. Dynamique spatiale des tortues vertes adultes
Section 1. Etude in situ de la migration post-reproductive des femelles
Section 2. Modélisation individu-centrée
Chapitre 5. Implications pour la conservation à l’échelle locale et régionale
Annexes
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