« All art constantly aspires towards the condition of music. » .
« Tout art aspire sans cesse à la condition de la musique ». Mais ne devrait-on pas préciser que tout art ne cesse d’aspirer à la condition temporelle de la musique ? Car ce que l’auteur de cette célèbre phrase, Walter Pater, sousentend par la « condition de la musique », c’est l’adéquation idéale entre fond et forme, union absolue des éléments constitutifs du matériau musical dans son déroulement temporel. La prémisse fondamentale sur laquelle repose notre thèse concerne les modalités d’inscription de la musique en littérature. Or, nous souhaitons interroger ce rapport interartistique en examinant la façon dont il s’approprie et exploite la question du temps.
Le point de départ en est la notion bien connue de distinction entre arts du temps et arts de l’espace . On s’accorde à dire que la littérature et la musique font partie des arts du temps. Cette sororité entre le littéraire et le musical sert souvent de terme de comparaison entre les deux arts. Certaines passerelles interartistiques temporelles paraissent, au premier abord, évidentes : il y a le rythme, les phénomènes de tension et de détente ; puis, il y a le déroulement spécifique de l’œuvre qui régit l’attente et permet de comparer la lecture d’un roman à l’écoute de la musique classique .
Néanmoins, dès lors que l’on a constaté certaines similitudes temporelles entre la musique et la littérature, on est confronté à une série de paramètres incommensurables, notamment ceux qui opposent le temps musical et le temps littéraire. En ce sens, Anthony Burgess, par exemple, accentue l’importance de la dimension spatiale en littérature qui ne saurait être aussi flagrante en musique. À partir d’un constat de divergence, on a fréquemment souligné que la musique n’est rien moins que le temps même , et que cette condition temporelle, ou plutôt sa condition de l’art-temps, entretient une relation privilégiée avec la conscience. La perception musicale serait ainsi l’expérience du temps ou, devrait-on dire, expérience de soi, de sa propre temporalité.
En convoquant le musical, le littéraire construit à la fois un terrain de rapprochement et un terrain de confrontation, dynamique qui nous paraît conduire sans cesse à questionner, à reconsidérer et à redéfinir la littérarité même. C’est la mise en parallèle des deux arts qui permet de soulever des questions ontologiques, épistémologiques ou herméneutiques, pour lesquelles la notion de temps joue un rôle essentiel. C’est cette alliance interartistique, aussi, qui semble conditionner plusieurs phénomènes temporels textuels. Notre thèse se donne pour objectif d’élucider certains de ces processus temporels liés à la présence de la musique dans les textes de trois écrivains : Conrad Aiken (1889-1973), Anthony Burgess (1917-1993) et Gabriel Josipovici (1940- ). En examinant leurs œuvres, il s’agit donc d’étudier parallèlement la manière dont la musique transparaît dans le texte littéraire et la façon dont elle aide à construire un discours sur le temps.
« L’irréversibilité du temps était une hypothèse, une vue provisoire de l’esprit. La réversibilité de l’univers acoustique démontrera sa précarité. » .
Mais la notion de temps n’est-elle pas qu’une hypothèse précaire ? Ce que nous entendons par le « temps » se rapproche de la conception que s’en fait le protagoniste du roman de Claude Roy, La Traversée du Pont des Arts, dont est tirée cette citation. En effet, nous ne concevons pas le temps comme possédant une existence en soi, mais comme une notion relative, culturelle et intrinsèquement fondée sur la dynamique du rapport. Autrement dit, le temps nous apparaît comme une construction, une fabrique dépendante de certains facteurs socioculturels, et le rôle qu’il joue dans l’art nous semble être à la fois la condition et le résultat d’une structuration spécifique. En découlent plusieurs conséquences.
D’abord, le temps n’est palpable qu’au sein d’une structure au sens large, donc dans le rapport d’au moins deux éléments. C’est une conception du temps qui apparaît dans La Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty ; c’est cette pensée aussi qui sous-tend la définition de l’être-temps chez André CompteSponville : le temps ramené toujours à la présence, au sujet, et à la relation par laquelle il advient. C’est certainement cette nécessité du rapport que le rapprochement musico-littéraire ouvre à de nouvelles implications temporelles pour le texte littéraire.
LE SIGNE , LE TEMPS ET L’INTERMÉDIALITÉ : SIGNIFICATION ET ESTHÉTIQUE MUSICO-LITTÉRAIRES
L’INTERMÉDIALITÉ
Théorie et catégories de la présence musicale en littérature
Notre travail s’inscrit dans le cadre général des études relevant du domaine de l’intermédialité . On définit habituellement l’intermédialité comme une synergie de langages artistiques différents au sein d’une œuvre . Si la recherche liée à l’intermédialité peut porter sur les relations entre texte et image ou texte et film, notre objet d’étude est centré sur la branche spécifique des études interdisciplinaires qu’est le lien musico-littéraire.
À ce niveau, on peut établir une première série de distinctions. Werner Wolf fait le départ entre l’intermédialité directe (overt intermediality ) et l’intermédialité indirecte (covert intermediality ). Dans le premier cas, deux langages artistiques ou média sont considérés sur un même pied d’égalité , tous deux participant pleinement et ouvertement à la signifiance de l’œuvre . Dans le second cas, l’un des deux langages artistiques englobe, en quelque sorte, l’autre, de sorte que la signifiance s’opère dans un médium donné, auquel l’autre médium participe de façon plus ou moins explicite . La distinction entre ces types d’intermédialité est régie par le critère qualitatif. D’autres critères mènent à d’autres différenciations : le critère quantitatif fait émerger la distinction entre intermédialité totale et intermédialité partielle ; le critère génétique différencie l’intermédialité primaire (primary, authorized ) et secondaire (secondary, unauthorized ) .
Les différents types de présence musicale dans les textes qui nous intéressent relèvent donc du type indirect d’intermédialité, où le médium prédominant reste le littéraire tandis que la musique assume un certain nombres de fonctions et d’effets au sein des textes sans qu’il soit question de signification proprement musicale. Ainsi, à l’intérieur de la catégorie d’intermédialité indirecte, on peut distinguer des types spécifiques. En suivant la bipartition classique entre telling et showing , Wolf subdivise l’intermédialité indirecte en thématisation (explicit telling) et imitation (implicit showing). La première concernerait le signifié ou le référent, laissant le signifiant en quelque sorte intact ; la seconde affecterait principalement le signifiant.
C’est donc l’imitation qui conduit à l’approche formelle que l’on appelle la musicalisation et que Wolf définit ainsi :
[…] “musicalization of literature” points towards a presence of music in the signification of a text which seems to stem from some kind of transformation of music into literature. The verbal text appears to be or to become, to a certain extent, similar to music or to effects connected with certain compositions, and we get the impression of experiencing music “through” the text. Hence the “musicalization of fiction” is essentially a special case of covert intermedial imitation: the imitation of music in a narrative text.
Or, cette notion conduit Wolf à opérer d’autres distinctions. La thématisation se manifesterait de façon intratextuelle , paratextuelle ou contextuelle . L’imitation, elle, comprendrait différents types de rapprochements musico-littéraires. Encore une fois Wolf recourt à la distinction élaborée par Scher, en différenciant trois formes d’imitation implicite : word music, formal and structural analogies, imaginary content analogies . La première catégorie, musique des mots, explore la proximité du matériau acoustique entre musique et littérature au niveau du signifiant . La seconde catégorie a trait directement à la notion de transposition de formes musicales que les textes imitent à plusieurs niveaux .
Si l’on distingue aisément les deux phénomènes, la musicalité apparaissant comme une sous-catégorie de la musicalisation, restreinte à l’aspect acoustique du matériau littéraire, il est plus difficile de déterminer la nature de la musique verbale proposée par Scher , dans la mesure où, comme l’indique Wolf, la définition relève à la fois du niveau du signifié et de celui du signifiant, donc à la fois de la thématisation et de l’imitation ou de la présentation et de la représentation. Wolf change donc d’appellation, en proposant de remplacer verbal music par imaginary content analogy. Curieusement, la définition du concept ne change pratiquement rien à l’idée de Scher, puisqu’il implique toujours conjointement la thématisation et un certain degré d’imitation :
Considering this, it is appropriate to classify this form of translating music into literature as a technical form of intermedial “imitation” and to identify it as “imaginary content analogy”. If word music, in the foregrounding of the acoustic dimension of language, exclusively makes use of verbal signifiers and if structural analogies can employ both dimensions of the verbal sign for the suggestion of formal similarities with music, the signifiers and the signifieds, imaginary content analogies only make use of literary signifieds usually in the form of “poetic” imagery but also in the choice of other, narrative correlatives of music.
La musicalisation de la fiction se trouverait ainsi intrinsèquement liée à la thématisation, dans la mesure où l’une des manifestations de l’intermédialité indirecte imitative consiste en la représentation d’une œuvre à l’intérieur d’une autre, comme l’ekphrasis en ce qui concerne la peinture.
L’intention de catégoriser nettement les types d’intermédialité musicolittéraire souffre chez Wolf d’une dichotomisation exacerbée entre le signifié et le signifiant et, par conséquent, d’une dialectisation systématique entre forme et fond ou de celle entre présentation et représentation. Certes, les catégories de Wolf, qui ne sont que continuation des distinctions élaborées par Scher, constituent la taxonomie la plus aboutie à ce jour, fournissant une répartition utile des diverses manifestations de la présence musicale dans les textes littéraires. Nous continuons donc à recourir à ces catégories. Néanmoins, il semble nécessaire de souligner quelques points ambigus qui découlent de la spécificité de cette conception de l’intermédialité.
Tout d’abord, c’est l’aporie sémiologique qui résulte de ce système de catégorisation. Nous avons dit que la séparation absolue entre opérativité musicale associée au signifié et celle qui serait liée au signifiant, présuppose que l’œuvre soit conçue en fonction de la distinction entre forme et fond. Or, si cette séparation peut être utile pour certaines analyses ponctuelles, dans sa globalité l’œuvre ne peut en aucun cas être envisagée comme un alliage de deux unités distinctes, appelées forme et fond. Au contraire, elle réalise dans chacun de ses aspects une synthèse parfaite de ces deux dimensions.
Dans le souci de contrecarrer tout impressionnisme de critique musicolittéraire , Wolf parvient à surmonter cette aporie sémiologique, en reléguant certaines catégories (musicalité, thématique musicale) au statut d’indice ou de marque de musicalisation. De cette façon, l’imitation formelle apparaît comme le seul outil d’interprétation acceptable, vers lequel convergent tous les autres aspects de la présence musicale dans les textes. Plutôt qu’une synergie de fonctions et d’effets textuels, on aboutit ainsi à une relation de subordination. La dichotomie trompeuse entre forme et fond émerge encore une fois. Dans le chapitre « How to Recognize a Musicalized Fiction When Reading One » , Wolf propose divers critères qui constitueraient des preuves de musicalisation. L’idée de la subordination s’accompagne ici de celle de la symptomatique : l’opacité, le caractère harmonique ou émotionnel seraient des symptômes de l’entreprise globale de musicalisation. Autrement dit, le signifiant serait en quelque sorte symptôme du signifié. Or, si l’on ne peut nier que la musicalité, la thématique ou la symbolique musicales transparaissent souvent conjointement dans les œuvres de fiction qui relèvent aussi de la musicalisation , nous ne les considérons pas dans une dynamique de subordination, ni comme une symptomatique ou comme une dichotomie entre fond et forme. L’étanchéité entre les catégories n’est qu’apparente, et c’est précisément cette difficulté à laquelle la classification musico-littéraire se trouve confrontée.
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Table des matières
Introduction
Matériel et méthode
Schéma de l’étude
Critères d’inclusions
Données recueillies
Analyse statistique
Résultats
Discussion
Conclusion
Bibliographie
Tableaux
Annexes