L’effet Leidenfrost
Lorsqu’une goutte est posée sur une plaque dont la température est très élevée par rapport à la température d’ébullition du liquide (par exemple de l’eau sur une plaque à 400 ◦C), on observe un phénomène assez inattendu : au lieu de bouillir violemment et de se vaporiser, la goutte reste étonnamment calme, prend une forme très arrondie et devient ultra-mobile. La goutte peut rester ainsi pendant un temps de l’ordre de la minute. Cet effet est appelé caléfaction ou encore effet Leidenfrost 1 [7, 8]. Ces différentes observations sont la conséquence de la formation d’un film de vapeur entre la goutte et le solide que l’on peut distinguer sur la figure 1.1, grâce à un éclairage par l’arrière. Au dessus d’une température critique appelée température de Leidenfrost (généralement supérieure à la température d’ébullition de 50%), la goutte n’est plus en contact avec le solide mais est soutenue par un film de sa propre vapeur. Ce film a une épaisseur de l’ordre de 100 microns et a pour conséquence première d’isoler thermiquement la goutte de son support, ce qui explique pourquoi elle ne disparaît pas en une fraction de seconde. En effet, la phase vapeur d’une espèce chimique a, d’une manière générale, une conductivité thermique inférieure typiquement d’un ordre de grandeur à celle de la phase liquide (pour l’eau liquide la conductivité thermique est de 6.8 mW · cm−1· K−1 , et de 0.25 mW · cm−1· K−1 pour la vapeur). Par ailleurs, l’absence de contact avec le solide, autrement dit de sites de nucléation de bulles de vapeur, empêche l’ébullition du liquide. La perte de masse de la goutte ne se fait donc que par évaporation, ce qui explique son aspect lisse. On peut ainsi mettre toutes sortes de liquides en caléfaction, pourvu que le solide soit à la bonne température. Pour des liquides cryogéniques – gazeux à température ambiante et possédant une température d’ébullition très basse – tels que l’azote (Teb = −196 ◦C) ou l’oxygène liquide (Teb = −183 ◦C), on observe l’effet Leidenfrost sur des surfaces à température ambiante.
Formes de gouttes
Parmi les nombreuses particularités des gouttes en caléfaction, leur forme est l’une des plus frappantes. Contrairement aux gouttes de pluie qui s’étalent et mouillent les surfaces qu’elles rencontrent, un liquide caléfié adopte des formes très arrondies comme le ferait l’eau sur une surface superhydrophobe. De ce point de vue, la caléfaction est une situation de non-mouillage idéale, où la goutte ne touche jamais son support. D’une manière générale, en l’absence de contact avec un solide, une goutte va tendre à minimiser sa surface en prenant une forme sphérique, sous l’action des forces de tension de surface 2 . Une goutte de pluie en chute libre dans l’air prend ainsi une forme proche de la sphère parfaite, comme on peut le voir sur la figure 1.4. Lorsque la goutte est au repos (en caléfaction ou bien posée sur substrat superhydrophobe) la forme n’est plus une sphère parfaite car elle résulte désormais d’une compétition entre gravité et tension de surface. Si R est le rayon de la goutte, l’ordre de grandeur de l’énergie de surface est γR2 où γ est la tension de surface du liquide. La valeur de γ est directement liée à l’intensité des interactions entre molécules (70 mN/m pour l’eau, 20 mN/m pour l’huile, 480 mN/m pour le mercure). À ceci s’oppose l’énergie potentielle de gravité, de l’ordre de ρgR4 (ou ρ est la masse volumique du liquide et g l’accélération de la gravité) qui va avoir tendance à étaler la goutte. Ces deux énergies sont du même ordre pour R ∼ a =pγ/ρg. a est appelée longueur capillaire et ne dépend que des propriétés du liquide et de l’accélération. Elle est généralement de l’ordre du millimètre (2.5 mm pour l’eau, 1.1 mm pour l’oxygène liquide). Si R a (fig. 1.5a), la forme de la goutte sera quasiment une sphère et inversement si R a (fig. 1.5b), la forme sera celle d’une flaque.
L’oxygène : un liquide paramagnétique
Nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement à l’oxygène liquide. En dessous de −183 ◦C et à pression atmosphérique, cet élément que nous connaissons bien sous sa forme gazeuse change de phase et devient un liquide transparent, dont la densité est proche de celle de l’eau (ρ = 1140 kg · m−3 ) et dont la tension de surface γ vaut 13 mN/m, du même ordre de grandeur que d’autres liquides cryogéniques (l’azote à -196 ◦C a une tension de surface γ = 8.8 mN/m). Du fait de sa très basse température d’ébullition, l’oxygène liquide est en caléfaction sur n’importe quelle surface à température ambiante. Mais ce qui fait la particularité des gouttes d’oxygène par rapport aux autres liquides est leur sensibilité au champ magnétique. On peut ainsi utiliser des aimants pour manipuler ces gouttes et influer sur leur dynamique.
Un peu d’histoire Sir James Dewar, un physicien et chimiste britannique de la fin du XIXe siècle, pionnier de la recherche sur la liquéfaction des gaz et qui laissa son nom à un vase conçu pour fournir une très bonne isolation thermique (l’ancêtre du Thermos), fut le premier à constater et à étudier les propriétés magnétiques de l’oxygène liquide. Dans une lettre de décembre 1891 adressée à Lord Kelvin, alors président de la Royal Society de Londres, Dewar relate ses observations. En plaçant de l’oxygène sous l’entrefer d’un électroaimant et en mettant ce dernier en marche, Dewar observe que le liquide bondit littéralement et vient se placer entre les pôles en formant un pont liquide, comme on le voit sur la figure 1.8. La forme symétrique du liquide suggère que la gravité n’agit plus que très peu sur lui. Comme le mentionne Dewar dans sa lettre, les propriétés paramagnétiques de l’oxygène gazeux étaient déjà connues depuis les travaux d’Edmond Becquerel 3 sur l’action du magnétisme sur les corps en 1849 [23]. Mais à cette époque, personne n’avait encore réussi à liquéfier l’oxygène. Ce mérite revient aux physiciens Raoul Pictet (suisse) et Louis-Paul Cailletet (français) qui, au même moment, mais de manière indépendante et par des procédés différents, furent les premiers en 1877 à liquéfier de petites quantités d’oxygène [24, 25]. Ils furent suivis de près par Wroblewski et Olszewski en Pologne [26]. Par la suite, les travaux de William Hampson, Carl von Linde et James Dewar permirent la mis au point de machines pouvant produire l’oxygène liquide en grande quantité ansi que des récipients permettant son stockage à long terme [27]. Au début du XXe siècle, la Grande-Bretagne produisait 120 tonnes d’oxygène liquide par jour, dont la moitié était utilisée pour la découpe et la soudure de métaux [22].
Origine du magnétisme de l’oxygène Il faut attendre 1925 et Robert Mulliken 4 pour expliquer les propriétés magnétiques de l’oxygène en utilisant la théorie des orbitales moléculaires [28]. Sans entrer dans les détails de cette théorie, nous voulons néanmoins en présenter le résultat principal concernant l’oxygène. L’oxygène, qu’il soit sous forme gazeuse ou liquide, minimise son énergie en formant des molécules de dioxygène (O2), c’est-à-dire en combinant les électrons de valence de chaque atome pour créer des liaisons covalentes. Chaque électron étant porteur d’un moment magnétique (spin), la façon dont ils vont se combiner va déterminer les propriétés magnétiques de la molécule. L’atome d’oxygène a six électrons de valence : quatre d’entre eux sont déjà appariés et deux sont célibataires. On pourrait donc supposer que dans la molécule de dioxygène, chacun des électrons célibataires s’apparie, créant ainsi une double liaison entre les atomes.
Production d’oxygène liquide
Pour nos expériences, nous avons utilisé un système très simple permettant de produire de l’oxygène liquide par distillation de l’air, inspiré d’une expérience vue au Palais de la Découverte. Cette méthode est très facile à réaliser et peut facilement être reproduite avec du matériel simple. Elle nécessite de l’azote liquide qui, contrairement à l’oxygène liquide, est disponible dans la plupart des laboratoires où il est utilisé comme réfrigérant dans diverses applications (biologie, chimie, etc.). L’azote présente l’avantage d’être inerte chimiquement, ce qui facilite son stockage et sa manipulation. L’oxygène est quant à lui très réactif et forme facilement des oxydes avec la plupart des élements chimiques. C’est un agent oxydant très puissant au contact duquel les matières organiques peuvent brûler. C’est pourquoi son stockage présente des risques et qu’il est préférable de le produire juste avant utilisation. La méthode est la suivante : nous disposons d’un cône creux d’une dizaine de centimètres, fait à partir d’une feuille de cuivre d’un millimètre d’épaisseur enroulée sur elle même et soudée. On le remplit d’azote liquide, en ébullition à une température de −196 ◦C. Le cône se refroidit donc et l’air en contact avec l’extérieur du cône devient également très froid : l’oxygène, se trouvant alors sous sa température d’ébullition, se liquéfie sur la paroi. Ce film d’oxygène liquide draine sous l’action de la gravité et coule jusqu’à la pointe, où l’on place un récipient pour le récupérer et l’utiliser immédiatement. L’oxygène est le seul composant de l’air à se liquéfier à −196 ◦C : l’azote est alors juste à sa température d’ébullition, et l’eau ainsi que le dioxyde de carbone sont solide à cette température. Ces deux derniers sont d’ailleurs présent sur le cône sous forme de givre, que l’on voit clairement en blanc au dessus du niveau d’azote liquide, là où la température n’est plus assez basse pour permettre à l’oxygène de se liquéfier. Du givre se forme également en dessous de ce niveau mais est décroché par le flux d’oxygène liquide. On remarque en effet que les gouttes récupérées contiennent de petits cristaux blancs.
Dissipation d’énergie à proximité de l’aimant
Nous nous intéressons ici à la zone comprise entre b = 0 mm et b = 10 mm, où les gouttes sont capturées alors que notre analyse prédit une trajectoire sortante. En effet, d’après notre modèle, dans les cas où b est faible (courbes en gris clair sur la figure 2.9), la goutte « survole » le minimum d’énergie effective mais n’y reste pas piégée car son énergie cinétique est grande par rapport à la barrière énergetique. Cependant, nous savons qu’à proximité de l’aimant, la force magnétique devient grande par rapport à la gravité et peut induire une déformation de la goutte. Une partie de l’énergie peut alors être transférée dans des modes de déformation et de vibration de la goutte, entraînant une perte d’énergie cinétique. Chronophotographies de gouttes au voisinage d’un aimant ∆t = 25 ms. Dans les deux cas la goutte est déviée d’un angle α = 25◦ . a) Vin = 20 cm/s et b = 13 mm. La goutte n’a quasiment pas ralenti et elle repart avec une vitesse Vout = 17 cm/s. b) Vin = 20 cm/s et b = 1.5 mm. La goutte freine fortement et repart avec une vitesse Vout = 6 cm/s. Cet effet est bien présent comme le montrent les deux chronophotographies de la figure 2.14. Deux gouttes sont lancées à la même vitesse initiale Vin = 20 cm/s, avec b = 13 mm sur la première figure et b = 1.5 mm sur la seconde. Elles se retrouvent donc d’un côté et de l’autre du maximum de α(b) sur la figure 2.11 et sont déviées d’un même angle α = 25◦ . La différence principale entre ces deux trajectoires est que la première passe loin de l’aimant, c’est-à-dire que rp est grand devant le rayon de l’aimant, alors que la seconde passe au dessus de ce dernier. Comme on le déduit de la distance entre deux positions consécutives, la deuxième goutte est fortement ralentie par son passage à proximité de l’aimant et elle en ressort avec une vitesse qui n’est plus que 30% de sa vitesse initiale alors que la première conserve 85% de sa vitesse. L’étude détaillée de la déformation de la goutte et des transferts d’énergies est faite au chapitre 3.
|
Table des matières
Introduction
I Caléfaction magnétique
1 L’oxygène caléfié
1.1 Généralités sur la caléfaction
1.1.1 L’effet Leidenfrost
1.1.2 Mobilité des gouttes en caléfaction
1.1.3 Formes de gouttes
1.2 L’oxygène : un liquide paramagnétique
1.2.1 Un peu d’histoire
1.2.2 Origine du magnétisme de l’oxygène
1.2.3 Production d’oxygène liquide
1.2.4 Une première expérience
1.3 Forme de gouttes en présence de champ
1.3.1 Champ magnétique et propriétés du liquide
1.3.2 Force et énergie magnétique
1.3.3 Formes de gouttes dans un gradient de champ
1.4 Conclusion
2 Mouvement d’une goutte d’oxygène dans un champ magnétique
2.1 Introduction
2.2 Expériences
2.3 Mouvement à force centrale
2.3.1 Énergie potentielle magnétique
2.3.2 Équations du mouvement
2.4 Interprétation des résultats
2.4.1 Péricentre de la trajectoire
2.4.2 Angle de déflexion
2.4.3 Capture de gouttes sans dissipation d’énergie
2.5 Discussion sur la forme du potentiel
2.6 Fronde magnétique
2.6.1 Expérience avec un aimant mobile
2.6.2 Vitesse de sortie pour un choc frontal
2.6.3 Vitesse de sortie pour un choc latéral
2.7 Conclusion
3 Mécanismes d’échange d’énergie
3.1 Introduction
3.2 Expériences
3.2.1 Expériences préliminaires
3.2.2 Expériences avec un barreau aimanté
3.3 Vitesse critique de capture
3.3.1 Perte de vitesse en l’absence de friction
3.3.2 Variation de la vitesse critique avec la distance à l’aimant
3.3.3 Déformation de la goutte
3.4 Dissipation d’énergie dans le film de vapeur
3.4.1 Épaisseur du film de vapeur
3.4.2 Friction dans le film de vapeur
3.5 Expériences préliminaires avec un solide en caléfaction
3.6 Conclusion
Transition
II Propulsion dans un tube
4 Détergence
4.1 Généralités sur les tensioactifs
4.1.1 Définition
4.1.2 Effet sur la tension de surface
4.1.3 Utilisations des tensioactifs
4.1.4 Conséquences sur l’hydrodynamique
4.1.5 Propulsion au savon
4.2 Détergence dans un tube
4.2.1 Expériences
4.2.2 Force de propulsion
4.2.3 Vitesse de la goutte dans le cas non-mouillant
4.3 Conclusion
5 Dynamique à temps long
5.1 Observations
5.2 Dynamique diffusive
5.2.1 Tension de surface dynamique en l’absence d’écoulements
5.2.2 Situation à l’arrière de la goutte
5.2.3 Bilan de quantité de tensioactifs
5.2.4 Différence de tension de surface dynamique
5.3 Profil d’écoulement à l’arrière de la goutte
5.3.1 Lignes de courant
5.3.2 Effet des tensioactifs
5.3.3 Mécanismes possibles pour l’intermittence
5.4 Conclusion
6 Extraction capillaire
6.1 Introduction
6.2 Force d’extraction
6.2.1 Expériences
6.2.2 Origine géométrique
6.3 Dynamique
6.4 Bulles d’air
6.4.1 Extraction de bulles
6.4.2 Effets de la gravité
6.5 Conclusion
Conclusion
Annexes
A Spécifications des aimants utilisés dans la première partie
B Calcul du profil de vitesse dans une goutte visqueuse propulsée par un gradient de tension de surface
C Revue de dynamiques oscillantes en présence de tensioactifs
D Rebond de gouttes sur de la carboglace
Télécharger le rapport complet