Transformation générale des paysages
Les paysages changent de structure et de fonction en réponse à des évènements de perturbation (Forman 1995). Ces évènements et ces changements peuvent être mineurs comme catastrophiques, d’origine naturelle ou anthropique, et à court ou long terme. Ainsi, les perturbations sont une composante naturelle de tous les types de paysage. L’homme est un agents parmi d’autres de cette transformation en modifiant les paysages actuels, notamment par le processus d’urbanisation.
Du point de vue du paysage, l’urbanisation a trois conséquences majeures : la fragmentation et la perte d’habitat, et l’apparition d’un nouvel écosystème, urbain (Alberti 2005). La fragmentation conduit au morcellement de l’habitat transformé en unités plus petites et plus isolées les unes des autres (Andrén 1994). Elle est associée à une réduction globale de la surface couverte par l’habitat fragmenté (perte d’habitat), et une altération de sa qualité (Haila 2002). Du point de vue de la conservation, ce processus change de façon directe et indirecte la faune et la flore (Marzluff 2001,Mckinney 2006). Mais cette transformation se fait au profit d’autres types de milieux et donc d’espèces de sorte que l’urbanisation n’est pas en soi mauvaise pour les écosystèmes (Millenium Ecosystem Assessment 2005). Du point de vue de la recherche, l’urbanisation et les nouvelles conditions de vie qu’elle crée ont ouvert de nombreuses perspectives fondamentales et appliquées visant à comprendre la façon dont le vivant s’adapte (du gène à l’écosystème, l’homme compris) (Mcdonnell and Pickett 1990, Grimm et al. 2000, Pickett et al. 2001).
Paradoxalement, nous voyons seulement depuis peu les débuts de l’écologie urbaine, discipline héritée de l’écologie mais spécifique par les questions posées dans les écosystèmes urbains. Cette thèse s’intéresse aux dynamiques spatiale et démographique d’une espèce commune, la pie bavarde Pica pica, dans un paysage en cours d’urbanisation. Elle décrit les interactions entre l’évolution du paysage et les autres processus écologiques (compétition. prédation, ressources alimentaires, piégeage…). Et elle présente les applications (impact écologique, outils d’aide à la gestion) liées à l’évolution des populations de pies dont la gestion suscite beaucoup de controverses.
L’émergence d’une écologie urbaine
A ce jour, l’écologie urbaine est plus un vaste champ de questions que de réponses car elle est relativement récente. Historiquement, elle rassemblait dans les années 1970-80 les géographes, les sociologues et les urbanistes, autour de projets interdisciplinaires, et peu les écologues (Young and Wolf 2006). L’écologie en ville a été marginalisée car elle n’était pas considérée comme une priorité de la recherche en écologie, l’effort étant concentré sur les écosystèmes peu anthropisés (Miller and Hobbs 2002). Aujourd’hui, les hommes occupent tous les écosystèmes (jusqu’aux ‘hotspots’ de biodiversité, Unchs 1996) et ils sont une source significative de transformation de l’habitat (directement ou indirectement, e.g. par la consommation de ressources non renouvelables Rees and Wackernagel 1996). Les échelles de transformation sont donc autant locales que globales. La recherche scientifique pour les écosystèmes anthropisés a émergé (i.e. les écosystèmes agricoles, exploitées, urbains…Rosenzweig 2001,Ferrière 2004). Dans ce cadre, l’intérêt environnemental des villes est de plus en plus reconnu (intérêts en terme de biodiversité, de valeurs culturelles et éducatives… Millenium Ecosystem Assessment 2005). Il a conduit à fonder les concepts d’une véritable écologie urbaine (Pickett et al. 1997) qui ne s’arrête pas seulement aux seules limites géographiques de la ville, avec le passage de l’écologie en ville à l’écologie des villes (Collins et al. 2000). Il s’agit de comprendre les flux d’énergie et de matière dont est dépendant la vie en ville.
Approches habituelles pour l’étude des populations d’oiseaux en ville
Les conséquences de l’urbanisation sur les composantes et les processus biophysiques sont complexes. Typiquement, l’urbanisation conduit à l’altération de l’habitat, des processus écologiques, des interactions biotiques et accroît la fréquence et l’intensité des perturbations (Sukopp et al. 1995, Marzluff 2001, Alberti 2005). Peu de travaux existent sur la réponse du vivant et ces derniers se sont focalisés sur les communautés d’espèces, en décrivant la richesse et la diversité taxonomiques (Dickman 1987,Clergeau et al. 1998,Macintyre 2000,Clergeau et al. 2006a). Ces travaux montrent par exemple que les communautés urbaines d’espèces sont plus souvent différentes là où le degré de perturbations est le plus faible et plus souvent similaires dans les habitats les plus perturbés, conduisant dans ce dernier cas à un appauvrissement de la typicité de l’assemblage en espèces (Chace 2004). Ces patrons s’expliquent par les extinctions locales de la grande majorité des espèces natives suite à la transformation des habitats et à leur remplacement par des espèces non-natives (i.e. une espèce non originaire de la région ou du pays). Ce processus est décrit sous le terme d’homogénéisation biotique (Blair 2001,Mckinney 2006). Pour la gestion, l’approche communautaire a ses limites si elle n’est pas associée à une compréhension de la démographie à l’origine des variations de richesse. Globalement pour les oiseaux, les populations d’espèces capables d’exploiter les habitats urbains deviennent généralement plus denses et stables par le biais de mécanismes démographiques densité-dépendants (Marzluff 2001). L’extinction locale d’espèces peut être le résultat d’une baisse de la fécondité et de la survie. L’isolement spatial des espaces verts au sein d’une matrice urbaine peut aussi limiter leur recolonisation. Ainsi globalement les écosystèmes urbains sont moins riches en espèces, mais plus productifs par l’adaptation de quelques espèces d’oiseaux qui deviennent très abondantes.
Les facteurs spécifiques à la ville favorables aux populations d’oiseaux sont généralement moins nombreux que ceux entraînant leur déclin (Marzluff 2001). L’accroissement de la disponibilité alimentaire est le facteur principal parmi ceux favorisant les espèces. De meilleures conditions climatiques et une prédation réduite (y compris les persécutions par l’homme) seraient moins déterminantes (Marzluff 2001). En revanche, la perte d’habitats de qualité (liée à la complexité végétale par exemple), la réduction de la taille des espaces verts, l’accroissement des interfaces entre habitats, la végétation exotique et les risques de prédation sont communément associés au déclin des espèces d’oiseaux en réponse à l’urbanisation. Étudier population et communauté, simultanément, est essentiel pour comprendre comment les communautés sont assemblées et se maintiennent. Par ailleurs, l’articulation de ces 2 niveaux est pertinente pour imaginer des mesures de gestion.
Implications pour la gestion
L’écart entre l’offre et la demande de nature en ville : l’objectif finalisé de ces recherches est l’aide à la gestion car la transformation des habitats est la principale cause de déclin de la biodiversité (avec le réchauffement climatique, Raven 2002, Thomas et al. 2004, Millenium Ecosystem Assessment 2005). La rapidité de l’expansion urbaine et son caractère irréversible en font un cas majeur de transformation qui justifie un engagement plus marqué des sciences de la conservation. Du retard à développer les concepts et les outils d’une science nouvelle s’est créé un écart entre la demande exprimée par la société pour plus de nature en ville et l’offre limitée des scientifiques et des gestionnaires (Berdoulay and Soubeyran 2002) .
Dans ce but, ces derniers se sont engagés dans des programmes de restauration, de conservation et de gestion des espaces et des espèces, le tout représentant un effort économique conséquent. Cependant, un certain nombre de contingences bloque l’action des gestionnaires. La spécificité des écosystèmes urbains rend difficile la concrétisation d’une telle politique ‘verte’. En général, les habitats y sont fragmentés, très entretenus, perturbés par une forte pollution, par l’introduction d’espèces non-natives, et des transferts de matière importants. L’écart entre l’offre et la demande de nature justifie donc plus d’engagement des scientifiques en écologie urbaine afin de trouver les moyens de gestion qui puissent accompagner cette demande du public. Si cette dernière a été un facteur de développement et d’évolution de l’écologie urbaine, il serait naïf de considérer que cette discipline ne se soit construite qu’en fonction de la demande sociale (Young and Wolf 2006). Le retard prouve que l’écologie des villes reste fortement dépendante et attachée aux concepts propres de l’écologie classique, moins féconde pour faire naître les concepts d’une écologie propre à la ville.
La ‘nature’ en ville ou ce qui s’en rapproche est porteuse d’un grand nombre de valeurs (esthétique, écologique, économique, éducative…), ce qui en a fait un symbole de la qualité de vie et de durabilité (Lynch 1981, Bolund and Hunhammar 1999, MA 2003, Andersson 2006). Agir en sa faveur est devenu un choix de société auquel doivent aujourd’hui répondre les gestionnaires de cette nature.
Principes d’action : la gestion dans les espaces urbains est spécifique dans le sens où la ville implique un jeu d’interactions complexes entre systèmes humain et biologique (Butler et al. 2003). Mais ces interactions évoluent car l’étalement urbain rend dynamiques les populations, leurs perceptions et les attitudes de l’Homme vis-à-vis de la nature. Ces attitudes sont aussi déterminées par les dimensions culturelle et symbolique de ces espèces. Ces interactions conduisent vers une attirance ou un rejet de certaines espèces qui est souvent lié à leur abondance (Lemoine and Sauvage 1997,Clergeau 1997). Quelles conséquences pour la gestion ? Les fortes variations d’abondance de certaines espèces en ville les définissent comme une ressource naturelle à protéger ou à l’inverse comme un nuisible à contrôler. Ces changements, accentués en ville, feraient naître des conflits avec l’Homme soit en raison de l’omniprésence d’espèces considérées comme envahissantes soit par l’absence d’une nature pourtant désirée. Dans les deux cas, les efforts de conservation sont coûteux. Une même espèce pourrait aussi faire l’objet d’actions successives contradictoires (mesures de conservation suivies de son contrôle car étant devenue trop abondante). La place du gestionnaire est stratégique car il se situe à l’interface des systèmes naturels et humains. Concrètement, il est crucial de développer les outils adaptés d’aide à la décision à son échelle pour minimiser les conflits homme/nature sur du long terme (maintien d’une résilience du système socio-écologique, Berkes and Folke 1998, Gunderson and Holling 2002).
Applications aux populations dites à risques
Quelque soit l’habitat, une espèce ‘à risques’ est définie comme ‘pouvant poser des problèmes à l’homme ou à son environnement’ (Clergeau 1997) et ‘that necessitate preventive action’ (Feare 1991). Cette expression est une alternative moderne à la désignation d’espèce ‘nuisible’, ce dernier terme ne répondant plus à la sensibilité et aux connaissances actuelles acquises en écologie (Micoud 1998, Devulpillieres 2004b). Si l’emploi de ‘nuisible’ est aujourd’hui obsolète dans son sens populaire (notion péjorative et figée), il revêt encore un sens juridique au moment du classement d’espèces dont les populations sont susceptibles d’être régulées. Par la suite, nous lui donnerons seulement ce sens.
Définition des risques : globalement, le cadre de définition des risques est précis : les risques sont de natures économique, sanitaire et écologique. En ville par exemple, les conflits sont anciens (avec le rat Pimentel et al. 2000, avec le pigeon Buijs and Van Wijnen 2001, ou avec les termites Frankie and Ehler 1978) ou récents (avec le goéland Cadiou et al. 1997, et l’étourneau Clergeau and Mennechez 1997). Les dégâts sont dues à des salissures, des dégradations diverses et des dérangements sonores. Pour les carnivores, les implications peuvent être économiques (dégâts des fouines dans les habitations) et épidémiologiques (dernièrement les risques liées à la grippe aviaire). En pratique les analyses de risques sont complexes et laissent souvent part à la subjectivité. En effet, elles sont dépendantes de nos sociétés et des individus qui la composent (citadins et ruraux pourront réagir différemment à un même problème). L’évolution des mentalités semble aussi lente par rapport aux connaissances acquises (communication difficile et information inadaptée).
Implications pour la gestion : certainement, la plus grande source d’erreurs dans la gestion des risques est due à l’absence de méthodes et d’outils d’évaluation appropriés. Ceci est notamment vrai pour les risques d’ordre écologique. A défaut d’outils, la régulation des populations donne lieu en France à des controverses récurrentes, entre pro et détracteurs, particulièrement en ce qui concerne les petits prédateurs (Devulpillieres 2004b). Quelques soient le contexte, les gestionnaires ont besoin d’outils d’aide à la décision supplémentaires afin d’évaluer ces risques et leur devenir. Ces outils sont généralement manquants à ce jour. Le plus souvent, ces connaissances sont produites par avis d’experts mais des indicateurs de risques écologiques pourraient se révéler plus efficaces en étant produits à partir de l’échange d’expériences entre scientifiques et acteurs locaux en vue de lancer des processus d’apprentissage collectifs (Levrel 2006).
La gestion peut se justifier par le niveau de risques. Dans ce cas, il est important de savoir ce qui marche et ne marche pas. D’une manière générale, trop de plans d’action manquent d’évaluation. Pullin et collaborateurs (Pullin et al. 2004) montrent par exemple que ceux-là sont surtout basés sur des anecdotes, l’expérience personnelle et l’interprétation de pratique de gestion traditionnelle. Les savoirs locaux en matière de biodiversité sont importants et de mieux en mieux intégrés (Bérard et al. 2005), mais il ne suffisent pas toujours. Le manque d’évaluation et le manque de traduction des résultats de la recherche vers la gestion induit une répétition des mêmes schémas d’action au cours du temps ou entre structures, et ne favorise pas les propositions alternatives. Paradoxalement, les responsables de la gestion ont la volonté d’appliquer les fruits de la recherche mais les décideurs n’ont pas forcément le temps et les moyens d’y accéder. Les scientifiques s’impliquant peu, il n’existe souvent pas de structures relais apportant une aide à la décision. Egalement, les informations sont parfois insuffisantes, de nature fragmentée, inadaptées ou anciennes. Comment améliorer le processus d’aide à la décision ? C’est précisément l’intégration de protocole d’étude, de gestion et de suivi afin de tester systématiquement certains choix d’action, qui permettront une adaptation des plans de conservation par apprentissage (Balmford et al. 2005). La recherche améliore ce processus en proposant un fonctionnement des populations, dont le devenir peut être projeté dans le temps suivant différents scenarii de gestion. La gestion doit être pensée dans ce sens là, c’est à dire selon un processus d’évolution adaptatif et basé sur des faits scientifiques (Pullin et al. 2004).
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Table des matières
INTRODUCTION
Transformation générale des paysages
L’émergence d’une écologie urbaine
Approches habituelles pour l’étude des populations d’oiseaux en ville
Implications pour la gestion
Applications aux populations dites à risques
Articulation des niveaux d’observation
Enjeux local et général de cette thèse
Objectifs / La thèse a été structurée en quatre parties
Partie I / Méthodes générales
Partie II / Des dynamiques contrastées entre habitats
Partie III / Écologie des populations
Partie IV / Implications pour la gestion
Partie I / Méthodes générales
Chap1-Modèle biologique
1.1/Distribution, évolution et écologie des populations
1.1.1-Distribution et habitat
1.1.2-Evolution récente des populations
1.1.3-Opportunisme alimentaire
1.1.4-Structuration et fonctionnement spatial des populations
1.1.5-Mouvement, dispersion
1.1.6-Démographie
1.2/Perception de l’espèce et statut juridique
1.2.1-Evolution des perceptions sur la pie
1.2.2-Statut juridique et réglementation du droit de chasse de la pie
Chap2-Données et méthodes générales d’étude
2.1/Echelles d’études
2.1.1/Dimension spatiale
2.1.2/Dimension temporelle
2.1.3/Niveaux biologiques
2.2/Échantillonnages des populations d’oiseaux
2.2.1-Suivis en France
2.2.2-Suivis locaux
2.3/Échantillonnages de l’habitat et de la structure du paysage
2.3.1-Suivi du paysage en France (programme TERUTI)
2.3.2-Suivi de l’habitat en France (STOC)
2.4/Hétérogénéité des données liés aux suivis
2.4.1-Généralités
2.4.2/La correction par la détectabilité
2.4.3-Applications au cas des pies (suivis STOC et COMMUNAUTE)
2.5/Modélisations de la dynamique de populations de pies
2.5.1-Variations de la présence et de l’abondance de pies
Partie II / Des dynamiques contrastées entre habitats
Chap1-Variations de distributions
1.1/Introduction
1.2/Méthodologie
1.2.1-Dynamiques à l’échelle du paysage
1.2.2-Dynamiques à l’échelle des espaces verts
1.2.3-Densité de pies dans les parcs urbains
1.2.4-Dynamiques à l’échelle du territoire
1.3/résultats
1.3.1-A l’échelle du paysage
1.3.2-A l’échelle des espaces verts urbains
1.3.3-Densité de pies dans les parcs urbains
1.3.4-A l’échelle des territoires
Chap2-Variations démographiques
2.1/Introduction
2.2/Méthodologie
2.2.1-Fécondité
2.2.2-Survie
2.3/Résultats
2.3.1-Variations de la biologie de la reproduction entre habitats
2.3.2-Survie
Chap3-Discussion
Partie III / Écologie des populations de pies
Chap1-Facteurs d’évolution et processus écologiques
1.1/Introduction
1.2/Méthodologie
1.2.1-Ressources
1.2.2-Régulation des populations
1.3/Résultats
1.3.1-Ressources
1.3.2-Régulation des populations
Chap2-Densité-dépendance
1.1/Introduction
1.2/Méthodologie
1.3/Résultats
Chap3-Discussion
Quelles forces écologiques font évoluer les populations de pies ?
Quel est le lien entre l’abondance de pies et les processus locaux (démographiques et écologiques) ?
CONCLUSION
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