Dynamiques comparées de l’urbanisation en milieu tribal (Tunisie et Mauritanie)

Espace, tribu et État dans le Monde arabe : la ville en ligne de mire

Au cours des quatre dernières décennies, les pays du Monde arabe ont connu un formidable développement des villes petites et moyennes. Si les années 1960 et 1970 ont été d’abord marquées par la croissance des grandes métropoles arabes (Signoles, 2000), on a assisté sur la même période, mais de manière moins perceptible, à une généralisation et à une diffusion sans précédent du phénomène urbain. Ce n’est qu’à partir du début des années 1980 que ce phénomène est apparu dans sa pleine dimension, lorsque le ralentissement de la croissance des grandes métropoles s’est fait sentir (dans une moindre mesure, en cas de conjoncture exceptionnelle d e type sécheresse, comme en Mauritanie) et que le dynamisme urbain s’est reporté en grande partie sur les villes de rang inférieur (Escallier, 1986,; Troin, 1995b).

Soucieux de réduire les inégalités sociales et spatiales, les pouvoirs publics, incités par les organismes internationaux, ont en effet entrevu une alternative aux politiques urbaines et régionales menées jusqu’alors, et ont opté pour de nouvelles stratégies de développement. Celles-ci ont visé à déconcentrer l’urbanisation en renversant les tendances à la polarisation exercée par les grandes cités, à rationaliser les armatures urbaines, à réduire les inégalités régionales et à stimuler l’économie rurale. Cette urbanisation “par le haut” (Sautter, 1982), c’est-à-dire celle qui résulte d’une décision prise au niveau supérieur et vise à prendre en charge l’espace rural pour l e compte d’un appareil de pouvoir déjà formé (Signoles, 1986b : 821), a été dominante jusqu’au milieu des années 1980. Or elle ne s’est nullement traduite par un processus de décentralisation administrative, mais par une déconcentration permettant aux pouvoirs centraux de mieux contrôler les populations locales, révélant ainsi la “crainte des particularismes régionaux dont certaines de ces villes sont déjà l’expression, tandis que d’autres pourraient en devenir des symboles” (ibidem).

À cette urbanisation “descendante”, impulsée par les pouvoirs centraux, s’est imposée progressivement une urbanisation dite “remontante”, produite principalement par les forces locales, les deux mouvements pouvant fort bien se combiner lorsque ces dernières ont su récupérer à leur profit les impulsions issues au départ des responsables nationaux. Or l’incapacité récurrente des États arabes à trouver des réponses adaptées au développement spécifique des villes secondaires, parfois le rejet par les populations locales d’une tutelle centrale trop oppressante, “l’irruption de nouveaux acteurs qui procèdent du niveau local et de son interrelation avec le « système-monde », e t développent avec ou contre l’État toute une gamme de stratégies visant à élargir leur champ d’action” (Lavergne et Duvigneau, 1995 : 9), ont donné lieu, à partir du milieu des années 1980 et plus encore au cours des années 1990, à ce qui a été qualifié de “retour du local” (ibidem).

Cartographier la tribu dans la ville : une conception problématique

Lorsque l’on entreprend de cartographier la répartition des tribus au sein d’une ville, mieux vaut ne pas savoir à quoi l’on s’engage ; e t lorsqu’il s’agit de le faire pour quatre villes, dont l’une – Kiffa – regroupe 50 000 habitants, soit près de 150 communautés tribales à identifier, réparties sur un continuum urbain de plus de 8 km de long, et que l’ensemble va vous occuper au moins deux années, mieux vaut être totalement inconscient. Dès le départ, pourtant, notre engagement dans une telle entreprise s’est avéré une évidence. D’une part, parce qu’il nous fallait préciser rapidement à qui nous avions affaire. Or, très vite, les informations recueillies auprès de nos interlocuteurs (habitants, administrateurs, hommes politiques) se sont contredites : il y avait de toute évidence un décalage entre les discours tenus et la réalité. S’agissait-il d’une simple question d e connaissance des structures sociales locales (on connaît bien sa communauté, très peu celle des autres) ? ou de perception (on ne visualise que ceux que l’on fréquente, c’est-à-dire d’abord son voisinage) ? S’agissait-il d’occulter à un Occidental une réalité bien prégnante, mais contraire au discours propagé par les autorités sur la “modernité” ? Fallait-il y voir une véritable stratégie politique (minimiser le “poids” des communautés concurrentes) ? Quoi qu’il en soit, il était nécessaire de procéder d’une autre manière pour “révéler” la tribu dans la ville ; mieux encore, en confectionnant par nousmême des cartes de répartition des communautés tribales dans l’espace urbain, nous pouvions ensuite confronter ces discours afin d’en préciser le sens.

D’autre part, il se trouve précisément que nous avions engagé, à l’occasion de notre maîtrise sur la ville de Douz, une première approche cartographique de la tribu, et que celle-ci avait montré combien elle pouvait être instructive en matière de décryptage des stratégies résidentielles et des dynamiques urbaines en cours. Or, à la même époque, à l’autre extrémité du Sahara tunisien, N. Puig (1997 : 84) annonçait, à propos de la ville d e Tozeur, “la désuétude du lignage et de sa projection au sol”. “Les liens lignagers tendent à se dissoudre dans l’intégration croissante à l’ensemble urbain, ce que le quartier lignager masque en produisant un effet d’optique” (1997 : 87). La projection urbaine des ‘açabiyyât tribales ne serait donc qu’une relique formelle ? un legs de l’histoire et, de plus en plus, une vue d e l’esprit ? Était-ce simplement parce que l’auteur n’avait pas investi davantage le champ politique et l’articulation entre espace et tribu, privilégiant une approche socioculturelle ? ou bien parce que Tozeur et Douz n e répondent pas aux mêmes critères d’organisation et de fonctionnement ? Par conséquent, dans le cadre d’une étude comparée, il nous semblait opportun de nous emparer d’un tel sujet et de tester l’apport de la cartographie tribale à la compréhension des dynamiques urbaines. Or la confection d’une telle cartographie s’est révélée dès le départ doublement problématique : d’une part, parce qu’elle pose problème quant au choix de conception à faire et, d’autre part, parce qu’elle ne laisse pas de susciter de multiples questionnements scientifiques.

Si l’on observe les travaux qui ont tenté de cartographier la tribu en milieu urbain, tout particulièrement ceux réalisés par les géographes, ce qui surprend en premier lieu, et dans la quasi-totalité des cas, c’est l’absence d’explicitation des méthodes de collecte de l’information, mais, plus encore, celle du choix des critères d’identification et de représentation, comme si cartographier la tribu dans la ville allait de soi. Quelques exemples sélectionnés parmi nos lectures vont illustrer notre propos. Dans son étude sur les oasis libyennes, L. Eldblom (1968) présente une carte d e répartition communautaire de la cité de Ghadamès (cf. Figures 1 et 6). Cette représentation, bien que très soignée sur le plan graphique, pose trois problèmes majeurs. Tout d’abord, la représentation s’effectue par zones, ce qui, en l’absence de précisions dans le texte, suppose également une identification de la donnée par zones. Ce type de procédé, le plus courant, n e permet pas d’assurer la fiabilité de l’information, car, généralement, il résulte d’une identification “à l’économie”, réalisée auprès de quelques interlocuteurs “privilégiés”, c’est-à-dire la plupart du temps des chefs de quartiers ou d e lignages. Par conséquent, ce qui est cartographié ne correspond pas à l’inscription spatiale des lignages, mais à la représentation que ces chefs e n ont. Or cette vision, par ailleurs très intéressante à étudier en tant que telle, ne permet pas de rendre compte correctement des réalités socio-spatiales, n e serait-ce que parce qu’elle intègre la subjectivité de son auteur ou des choix tout à fait stratégiques de sa part. Sans doute cette subjectivité est-elle inévitable, à plus fortes raisons lorsque l’on enquête en milieu tribal ; mais elle est ici d’autant plus préjudiciable à l’analyse qu’elle émane d’un nombre limité d’interlocuteurs. C’est donc l’ensemble de la représentation qui risque d’être très orientée. En outre, un tel procédé d’identification conduit généralement à une localisation approximative des données, parce que celleci s’effectue de manière globale, au domicile de l’interlocuteur ou à l’occasion d’une visite de la ville, et non de manière individuelle et parcellaire. Ensuite, cette représentation pose un problème de détermination des critères d’identification. Identifie-t-on l’appartenance tribale du propriétaire des lieux ? ou bien celle du chef de famille ? ce qui n’est pas la même chose ; car, si souvent les deux se confondent, il arrive pourtant que la propriété soit celle de la femme (un cas fréquent en Mauritanie), et que celle-ci ne soit pas ressortissante de la tribu de son mari. Quelle identité faut-il alors représenter ? Si l’on décide de représenter les deux identités, ce qui peut s e justifier, selon ce que l’on veut montrer, alors la représentation change d u tout au tout. Enfin, le troisième problème de cette cartographie porte sur l e choix des figurés ; il s’agit donc d’une question de lisibilité de la donnée. Avec pas moins de huit trames en noir et blanc, dont l’une (le souk) n e concerne en rien l’identification tribale, la lecture de l’information et son analyse deviennent délicates. Elles sont à la rigueur tolérables dans le cas d’une représentation par zones, mais s’avèrent totalement inappropriées dans le cas d’une représentation parcellaire (cf. infra).

Trois décennies plus tard (2000), M. Ben Attou fait réaliser une cartographie tribale de la ville marocaine de Guelmim (cf. Figures 1 et 7 ; non publiée), dans le cadre d’enquêtes effectuées par des étudiants en Licence d e géographie. Si le problème de la lisibilité de la donnée est résolu par l’usage de la couleur, les critères d’identification ne sont pas clarifiés, et la fiabilité des données représentées n’est pas davantage assurée. Car s’il s’agit bien d’appropriations foncières, les précisions obtenues de l’auteur ont confirmé qu’il ne s’agissait pas de propriétés collectives, mais d’appropriations individuelles. Autrement dit, ce qui est représenté correspond à l’identité tribale des propriétaires, qui sont dans la majorité des cas les résidents. Or supposons par exemple que certaines habitations soient de type collectif, ce qui est courant dans les villes marocaines : comment prendre en compte la superposition d’habitants, propriétaires de leur logement, dont l’identité tribale diffèrerait ? Est-on certain que les habitants de Guelmim se réduisent à quatre identités tribales différentes ? Si, en apparence, ces données tribales semblent localisées – et donc identifiées – avec précision, en définitive, il s’agit simplement d’un effet visuel, lié à un fond cartographique qui distingue les rues et les îlots construits. La représentation est en effet tout aussi schématique et approximative que pour le cas de Ghadamès, dans la mesure où l’identification s’est faite ici à partir d’un panel de 500 habitants, lequel a ensuite permis des “extrapolations qui ont donné naissance à la carte des groupes dominants”. En effet, “la logique de disposition des tribus à l’intérieur de la ville a facilité l’extrapolation et, par là, l’élaboration de l a carte”15 . Ce qui signifie qu’à partir d’une identification ponctuelle et partielle, et sur la foi des seuls habitants ciblés, l’auteur a fait procéder à l a délimitation d’aires de domination tribale. Or, s’il arrive que cette méthode conduise à une représentation à peu près conforme à la réalité (cas d e petites villes où les habitants se mélangent peu), dans la très grande majorité des cas, elle donne de la ville une image erronée, ségréguée, comme s’il était normal (la norme), ou “logique”, pour reprendre l’expression de M. Ben Attou, que des communautés tribales ne se mélangent jamais. Faut-il nécessairement que les ressortissants d’une tribu vivent groupés pour que leur ‘açabiyya existe ? O. Roy (1996) explique pourtant qu’une ‘açabiyya n’est pas forcément territorialisée ; elle peut être simplement en réseau. Pourquoi faudrait-il que “la logique des liens impose [toujours] une pratique des lieux” (Métral, 1989a : 165) ?

DOUZ, LA VILLE D’UNE TRIBU 

Située en limite nord du Grand Erg Oriental et en bordure sud-est d u Chott El Jérid, la ville de Douz est connue pour être l’une des capitales tunisiennes du tourisme saharien (avec Tozeur et Nefta) et pour accueillir, chaque année en décembre, le Festival International du Sahara. Mais cette ville de près de 30 000 habitants a aussi une tout autre réputation e n Tunisie, celle d’être le bastion d’une tribu d’anciens nomades : les Mérazig.

Comme cela est bien souvent le cas dans ce Sud tunisien, il s’agit plus exactement d’une petite confédération tribale dont les ressortissants étaient pour l’essentiel d’anciens pasteurs semi-nomades, jusqu’à ce que les militaires français puis les gouvernements de la Tunisie indépendante parviennent à les sédentariser totalement. Il faut dire que l’enjeu était d e taille : aux portes de l’Algérie et de la Libye, la construction de l’État nécessitait l’affirmation et l’intangibilité de ses limites territoriales, ainsi que le strict contrôle de populations aussi peu respectueuses des pouvoirs centraux que de frontières nationales. C’est dans un tel contexte que Douz est passée d’un simple “port d’attache”, lieu de fixation saisonnière des semi-nomades, à une véritable ville dominée par les Mérazig, mais néanmoins insérée dans l’espace tunisien.

Or, comprendre ce qui fait l’originalité actuelle de cette ville d e nomades, de l’organisation de ses quartiers à sa gestion foncière en passant par la représentation politique de ses habitants, nécessite un saisissement préalable des modalités historiques de son édification .

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Table des matières

INTRODUCTION
LES PARAMÈTRES D’UNE RECHERCHE
1. Espace, tribu et État dans le Monde arabe : la ville en ligne de mire
2. États, villes et tribus : le tiercé comparatif
3. Cartographier la tribu dans la ville : une conception problématique
PREMIÈRE PARTIE
LA VILLE DE TRIBU DU SAHARA TUNISIEN :
QUAND UN ÉTAT “FORT” SE HEURTE AU DROIT COUTUMIER
Introduction
Chapitre I : Douz, la ville d’une tribu
1. De points d’ancrage de nomades à la ville unifiée
2. De communautés “décapitées” à une commune “à tête tournante”
3. Une gestion foncière sous emprise tribale
Chapitre II : Kébili, la ville d’un homme de tribu
1. De l’ancien village oasien à la nouvelle Kébili
2. Une conquête urbaine face à la domination “kébilienne”
3. Une gestion foncière aux mains d’un seul homme
Chapitre III : La ville de tribu à l’épreuve de la confrontation tunisienne
1. L’inscription urbaine des ‘açabiyyât tribales : des différences de nature ou de temporalité ?
2. Le droit à la ville : une dialectique locale entre “autochtones” et “allogènes”
3. Les raisons du maintien de pratiques coutumières
Conclusion
DEUXIÈME PARTIE
LA VILLE DE TRIBU DU SAHARA MAURITANIEN :
UN INSTRUMENT POLITIQUE POUR INTÉGRER L’ÉTAT “TRIBAL”
Introduction
Chapitre I : Kiffa, un fief tribal usurpé
1. D’un poste colonial à un pôle régional de sédentarisation
2. Main basse sur la ville : une prise de contrôle sous conditions
3. Une gestion foncière aux mains de l’État
Chapitre II : De Tijikja à El Asma : les pôles symboliques d’une “démocratie tribale”
1. De la “grandeur” d’une cité à une localité dégradée
2. Un bastion tribal, refuge et ressource de la notabilité
3. El Asma, une ville virtuelle
Chapitre III : La ville de tribu à l’épreuve de la confrontation mauritanienne
1. L’inscription urbaine des ‘açabiyyât tribales : des différences de temporalité
ou de régulation politique ?
2. Le droit à un fief : la ville, point d’ancrage politique à visées nationales
3. Les raisons du développement d’un néo-tribalisme
Conclusion : La primauté du politique
CONCLUSION

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