Contribuer à enrayer la perte de biodiversité par la restauration des populations
La Terre fait actuellement face à une érosion de la biodiversité sans précédent (Ceballos et al. 2017). À la différence des grandes crises biologiques (périodes d’extinction massive d’espèces) connues depuis l’apparition de la vie sur Terre, le taux actuel de disparition des espèces est jusqu’à 1000 fois plus rapide que les taux d’extinction précédents (Pimm et al. 2014) et est attribuable aux activités de l’espèce humaine (Homo sapiens sapiens) (Barnosky et al. 2011). D’après le dernier rapport de l’IPBES (2019), près d’un million d’espèces seraient menacées à travers le monde et le rythme de disparition des espèces animales ou végétales pourrait encore s’accroître dans les décennies à venir. Les pressions anthropiques directes ou indirectes accélèrent le déclin de la biodiversité du fait des besoins spatiaux, énergétiques et en ressources de la population humaine en constante croissance (Caro et al. 2012). À l’époque de l’Anthropocène, la destruction et la fragmentation de l’habitat, la surexploitation des ressources, le changement climatique, les pollutions et les espèces exogènes envahissantes figurent parmi les principales menaces pesant sur la biodiversité dans le monde (Maxwell et al. 2016). Du fait de ces processus, la destruction des organismes ou l’altération de leurs habitats peut conduire au déclin rapide et massif des abondances (WWF 2020), à une disparition locale des populations d’espèces, et à plus large échelle, conduire à une modification de la distribution des taxons (Chen et al. 2011), entraînant une modification de la composition des communautés biologiques et du fonctionnement des écosystèmes (Malhi et al. 2016) . D’une part, la biodiversité, les écosystèmes et les services essentiels qui peuvent en être retirés sont des piliers centraux pour toute vie sur la planète, y compris la vie humaine (World Health Organization et al. 2015, Díaz et al. 2018). D’autre part, l’érosion de la biodiversité et la disparition des espèces soulèvent la question fondamentale de notre rapport aux autres formes de vie qui nous entourent, et de notre responsabilité envers elles. Loin de se limiter au seul bien-être des humains, laisser au vivant ses potentialités évolutives est primordial pour la biodiversité (Sarrazin and Lecomte 2016). Il est donc urgent de mettre en place des stratégies efficaces pour la conservation des espèces (Sutherland et al. 2012, Ceballos et al. 2017, Ripple et al. 2017).
Face à cet état d’urgence, la biologie de la conservation a émergé pour répondre aux enjeux de conservation et de restauration des populations d’espèces, des communautés et des écosystèmes naturels (Soulé 1985). Ce champ de recherche résulte d’une interaction entre les sciences fondamentales et les sciences appliquées. Les objectifs principaux de cette science, qui se veut multidisciplinaire, sont l’amélioration des connaissances de la diversité biologique et des impacts des activités anthropiques sur celle-ci ainsi que le développement de mesures de gestion permettant dans un premier temps de prévenir l’extinction des espèces, notamment par le maintien de la diversité génétique au sein des populations, la viabilité des populations, la protection des communautés biologiques et les fonctions écosystémiques associées à un milieu naturel donné. Dans un second temps (en cas d’échec des mesures de protection), elle prévoit de restaurer les populations, les communautés et les fonctions écosystémiques altérées et/ou menacées par les activités humaines (Primack et al. 2012).
La biologie de la conservation s’est donc, à juste titre, concentrée sur la prévention des extinctions par la réduction des taux de déclin des espèces. Pour réussir dans cette entreprise, il est nécessaire d’identifier les espèces étant en danger d’extinction et d’avoir suffisamment de connaissances biologiques, écologiques et culturelles à leur propos pour soutenir la conception et la mise en œuvre d’interventions de conservation appropriées. La liste rouge des espèces menacées de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) est la ressource la plus complète détaillant l’état de conservation mondial des espèces décrites (Rodrigues et al. 2006). Ce cadre permet de classer les taxons, essentiellement les espèces et les sous-espèces, par le biais de cinq critères quantitatifs (taille de population, taux de déclin, aire de répartition géographique, degré de peuplement et fragmentation de la répartition) selon des catégories de risque d’extinction (Fig. 1, Mace and Lande 1991). Les espèces classées comme « En danger critique » (CR), « En danger » (EN) et « Vulnérable » (VU) sont considérées menacées d’extinction à divers degrés. Ces évaluations peuvent être mondiales ou régionales. Les efforts pour réduire ou prévenir l’augmentation du risque d’extinction devraient se concentrer sur des mesures de protection, comme la protection juridique ou la mise en place d’aires protégées, permettant de préserver les espèces et leurs assemblages, les écosystèmes et les populations de tous les processus qui menacent leur persistance dans la nature. Cependant, dans bien des cas, le rétablissement des espèces et des écosystèmes nécessite l’intervention humaine.
Les translocations de conservation
Les translocations de conservation comptent parmi les mesures auxquelles on peut avoir recours pour préserver et restaurer la biodiversité (Seddon et al. 2014, Akcakaya et al. 2018). Celles-ci visent à déplacer des organismes vivants sauvages ou captifs de manière intentionnelle et à les relâcher ailleurs pour améliorer l’état de conservation d’espèces cibles au niveau local ou mondial, et/ou pour restaurer les fonctions ou processus naturels des écosystèmes (IUCN/SSC 2013, Seddon et al. 2014, Corlett 2016). Le déplacement d’animaux de manière intentionnelle à des fins alimentaires, culturelles ou de loisirs, existe depuis des millénaires (Seddon et al. 2007), cependant ce n’est qu’au début du XXème siècle que les translocations à des fins de conservation émergent (Ewen et al. 2012, Seddon et al. 2014). On attribue la première action de translocations de conservation à la translocation de Bisons d’Amérique du Nord (Bison bison) en 1902, en Oklahoma (Seddon et al. 2007).
Le but ultime des translocations de conservation est de maintenir et restaurer du potentiel évolutif, et cela passe nécessairement par la restauration des populations et des espèces et leurs interactions écologiques (voir Robert et al. 2015a, 2017, Sarrazin and Lecomte 2016, Thévenin et al. 2018). On distingue les translocations pour la conservation des espèces et les translocations pour la restauration des fonctions et des processus écologiques naturels (Fig. 2, Seddon et al. 2014) . Si les translocations d’individus ont lieu dans l’aire de distribution d’origine des espèces ciblées, les translocations de conservation sont définies comme des actions de restauration de populations, à l’inverse si elles ont lieu en dehors de l’aire de distribution d’origine, on parle alors d’introductions de conservation (IUCN/SSC 2013). Parmi les translocations pour la restauration des populations, on distingue les réintroductions, des renforcements de population. En effet, les réintroductions ont pour objectifs le rétablissement de populations viables d’une espèce dans son aire d’indigénat dans le but d’améliorer son statut de conservation et/ou de restaurer des fonctions écologiques perdues après son extinction globale ou locale en nature (Seddon et al. 2007), tandis que les renforcements de population ont pour objectif de prévenir les risques d’extinction auxquels font face les populations de petites tailles (par ex. le risque de dépression de consanguinité) en ajoutant des individus dans une population de conspécifiques encore existante. Les réintroductions du Condor de Californie (Gymnogyps californianus), initiées en 1992 en Californie et en Arizona, illustrent parfaitement un exemple de réintroduction d’espèce dont l’objectif est l’amélioration du statut global de conservation de l’espèce (Walters et al. 2010). Sans ces opérations de réintroduction, cette espèce serait très probablement aujourd’hui éteinte dans la nature. Tandis que la réintroduction du Loup gris (Canis lupus) dans le parc national du Yellowstone aux Etats-Unis illustre un cas de réintroduction dont l’objectif initial de retour de l’espèce a rapidement permis la restauration des interactions trophiques descendantes (« top-down ») et les cascades trophiques associées influençant les rétroactions au sein des écosystèmes (Dobson 2014, Svenning et al. 2016). Enfin, le maintien d’une population viable d’Ours brun (Ursus arctos) dans les Pyrénées à l’aide de translocations d’individus d’origine slovène (Quenette et al. 2001) illustre un cas de renforcement de population.
De manière plus controversée, les introductions de conservation, qui nécessitent l’introduction d’individus en dehors de leur aire de distribution historique, peuvent avoir pour objectif d’éviter l’extinction d’une espèce en l’introduisant dans un habitat favorable, pour la protéger des menaces auxquelles elle peut faire face dans son aire de distribution naturelle (Hoegh-Guldberg et al. 2008). Ces translocations, appelées colonisations assistées, peuvent par exemple faciliter le changement et/ou l’élargissement d’aire de répartition des espèces dans le contexte de changement climatique comme ça a été le cas pour deux espèces de papillons, le Demi-deuil (Melanargia galathea) et l’Hespérie de la Houque (Thymelicus sylvestris) au nord de l’Angleterre (Willis et al. 2009). Les introductions de conservation peuvent également avoir pour objectif de restaurer une fonction écologique perdue à travers l’extinction d’un autre taxon, il s’agit alors des remplacements écologiques (IUCN/SSC 2013, Seddon et al. 2014). Dans la majorité des cas, ce sont les sous-espèces ou les espèces parentes les plus proches de celles qui se sont éteintes, au sein du même genre, qui sont sélectionnées (IUCN/SSC 2013). On peut citer l’exemple de l’introduction de la Tortue géante des Seychelles (Aldabrachelys gigantea) et de la Tortue radiée de Madagascar (Astrochelys radiata) sur l’île Ronde, à Maurice, pour restaurer les fonctions d’herbivorie et de dispersion des graines autrefois assurées par les tortues géantes indigènes (Cylindraspis spp.) éteintes (Griffiths et al. 2013). L’intégration de ces introductions dans le spectre des translocations à des fins de conservation est vivement débattue car même si elles sont précédées d’une évaluation minutieuse des risques, de telles actions sont susceptibles de produire de nombreux effets indésirables involontaires et imprévisibles comme par exemple le bouleversement des interactions écologiques, la création d’une nouvelle compétition pour les ressources, la diminution de la diversité locale en favorisant les hybridations ou encore l’apport de nouveaux agents pathogènes (Ricciardi and Simberloff 2009).
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Table des matières
I. Introduction générale
I.1. Contribuer à enrayer la perte de biodiversité par la restauration des populations
I.1.1. Les translocations de conservation
I.1.2. La restauration des populations par les réintroductions : l’entreprise de la dernière chance
I.1.3. L’évaluation du succès des programmes de réintroduction
I.1.4. La restauration de métapopulation : des défis supplémentaires
I.2. La restauration de métapopulations de Vautours moines en Europe et en France : un cadre d’étude exemplaire
I.2.1. Les vautours : une guilde fonctionnelle singulière
I.2.2. … indispensable et pourtant vulnérable à l’échelle du globe
I.2.3. La restauration de la métapopulation de vautours en Europe, et le cas spécifique du Vautour moine (Aegypius monachus)
I.2.4. Problématique et objectifs de cette thèse
II. Modèle biologique et données analysées
II.1. Le Vautour moine
II.1.1. Distribution du Vautour moine, dans le monde et en Europe
II.1.2. Biologie et écologie générale du Vautour moine
II.2 La réintroduction du Vautour moine en France
II.2.1. Historique des programmes de réintroduction du Vautour moine en France
II.2.2. Description des sites de réintroduction
II.2.3. Les lâchers
II.2.4. Dynamique observée
II.3. Suivi des populations réintroduites en France et description des données disponibles
II.3.1. Suivi des oiseaux marqués
II.3.2. Suivi de la reproduction
II.3.3. Identification des nicheurs
II.3.4. Sexage des oiseaux
II.3.5. Suivi télémétrique
II.4. Suivis d’autres populations natives et réintroduites en Europe
III. Estimation des paramètres démographiques
III.1. Problématique
III.2. Principes généraux de l’estimation des paramètres démographiques
III.3. Survie et mouvement
III.3.1. Survie à long terme élevée et mouvements asymétriques dans une métapopulation réintroduite de Vautours moines
III.3.2. Densité-dépendance et survie dans la population des Causses
III.4. Influence des facteurs environnementaux sur le succès reproducteur des populations de Vautours moines réintroduites en France
III.4.1. Introduction
III.4.2. Méthode
III.4.3. Résultats
III.4.4. Discussion
III.5. Dispersion
IV. Disponibilité d’habitat et utilisation de l’espace
IV.1. Modélisation de la niche favorable à la reproduction pour le Vautour moine en Europe
IV.1.1. Introduction
IV.1.2. Méthode
IV.1.2. Principaux résultats et interprétations
IV.2. Domaines vitaux et utilisation de l’espace
IV.2.1. Introduction
IV.2.2. Méthode
IV.2.3. Résultats
IV.2.4. Discussion
IV.3. Capacité limite du milieu
IV.3.1. Introduction
IV.3.2. Méthode
IV.3.3. Résultats
IV.3.4. Discussion
Conclusion