Dynamique d’une socialité modeste
Bratman tente d’élaborer un modèle de socialité un peu plus complexe que les simples activités coopératives partagées, ce qu’il ne parvient pas vraiment à faire. Tout au plus, il tente de préciser comment les agents en viennent à se coordonner pour atteindre des objectifs communs. Dans ce but, il ajoute deux éléments aux intentions partagées (2006), des structures interpersonnelles et des formes de construction de la socialité qlÙ se déroulent dans le temps.
Les structures interpersonnelles
Les structures interpersonnelles influencent les activités coopératives partagées. Elles aident à la coordination et à l’organisation de notre activité et de ce qui y est associé, soit la planification, la négociation et la délibération. Elles contiennent, outre le complexe d’ intentions partagées, une volonté commune d’ accomplir l’activité partagée, donc une valorisation partagée de l’activité commune.
Les intentions partagées sont la base des structures intentionnelles qui rendent la socialité possible. Les intentions partagées sont analysées à partir bien sûr du contenu des intentions, mais aussi de l’interaction de ces intentions qui doit être connue de tous puisqu’elle se déroule dans un contexte qui est public. Pour Bratman il y a plus qu’une simple accessibilité de l’ information ou de connaissance commune des intentions des autres. Plutôt, plusieurs interconnexions sémantiques, causales, épistémologiques et explicatives des intentions des participants sont nécessaires. 105 Ces nombreuses interconnexions permettent d’expliquer l’évolution des interactions dans le temps, en particulier pour l’agencement des sous-plans.
Cette exigence à l’égard de l’accessibilité de l’information est trop forte. Dans la plupart des cas, lorsque nous possédons une attitude collective, nous ne faisons que percevoir la réalité de façon aspectuelle. Ce qui implique que dans bien des cas nous nous trompons puisque nous n’avons pas accès à toute l’information. S’ il fallait que nos intentions soient interconnectées de cette façon pour créer la société, cette dernière ne serait pas si complexe et si changeante.
L’autre composante des structures interpersonnelles est la volonté commune. Celle-ci est une orientation partagée à l’endroit d’un raisonnement pratique. Il s’agit, autrement dit, d’une façon d’effectuer une action partagée qui est acceptée par plusieurs agents. Il peut s’agir par exemple d’une façon de faire en sorte que les sous-plans des agents ne se contredisent pas. Cette orientation est une intention, puisque pour valoriser une activité, nous devons avoir une orientation partagée de considérer cette activité comme justifiant notre engagement et l’orientation de notre action. Cela se produit habituellement dans le cadre d’une délibération. Nous pouvons déterminer ce qu’est une telle orientation en analysant les intentions partagées qui sont contenues dans les actions partagées.
Bratrnan effectue une distinction entre la volonté commune comme type d’intention et comme jugement sur la valeur de l’activité commune. Cela permet d’expliquer comment les agents agissent parfois de façon opposée à leurs propres besoins et motivations, ce qui est souvent le cas lorsque nous agissons à l’intérieur de structures institutionnelles. Ainsi, un agent peut valoriser certaines choses tout en reconnaissant qu’il n’y a aucune convergence entre son orientation et celle des autres, ce que Bratman nomme la rationalité interpersonnelle. 106 Un effet important à cette distinction est que la volonté commune n’implique pas la similitude des jugements de valeur des participants, ce qui encore une fois représente bien comment les choses se déroulent habituellement. Lorsqu’il y a volonté commune de « X» , cela signifie que nous devons accorder du poids à « X» dans nos délibérations.
Par ailleurs, je peux avoir une volonté commlme de « X» sans pour autant moi-même vouloir « X». Je peux avoir une volonté commune de « X » seulement parce que cela est voulu par l’autre agent, et que cela fait partie de nos engagements partagés de se soutenir de cette façon. Les raisons des agents pour partager l’intention ou la valorisation ne doivent pas nécessairement être les mêmes. Nous pouvons participer pour des raisons différentes, mais notre volonté commune établit tout de même un cadre commun.
Les structures interpersonnelles nécessaires à l’élaboration de la socialité sont constituées des intentions partagées et d’une volonté commune. Bratman n’ajoute rien pour l’instant. Il ne fait que réitérer les rôles des intentions partagées liés à la coordination et à la planification qui mèneront à l’activité coopérative partagée. La volonté commune semble être ce qui permet cette planification et cette coordination, puisqu’elle engendre un engagement à l’égard de l’activité commune.
Les formes de construction de la socialité
Bratman reconnaît lui-même deux problèmes à son analyse des activités coopératives partagées, ceux de stabilité et de profondeur. Des problèmes d’instabilité peuvent survenir parce que les agents s’engagent pour différentes raisons, ce qui peut entraîner l’effondrement de l’activité si la raison d’agir de l’un des participants n’ est plus présente, ce qui explique mal l’habituelle stabilité avec laquelle nous effectuons des actions avec les autres. Pour Bratman les normes de stabilité des intentions individuelles évoquées précédemment sont suffisantes pour résoudre ce problème. Il s’agit de normes de non-reconsidération qui sont centrales à la théorie de la planification des intentions préalables et qui sont nécessaires à la poursuite d’ objectifs complexes.
Par surcroît, des normes favorisant l’intégrité des attitudes des agents caractérisent aussi les intentions individuelles. Étant donné que ces intentions individuelles sont interconnectées entre elles pour former une intention partagée, les pressions rationnelles en faveur de la stabilité des intentions individuelles s’appliquent aussi aux intentions partagées. La stabilité des intentions de chaque agent induit la stabilité des intentions partagées.
Contrairement à Gilbert (2000), qui croit que pour que les intentions partagées soient stables elles doivent être accompagnées d’obligations, Bratman ne croit pas que ce soit nécessaire dans tous les cas. Il doit seulement y avoir une interdépendance de la persistance de chacun pour qu’une intention partagée fonctionne correctement. La persistance de l’ intention de l’un est dépendante de la persistance de l’intention de l’autre.
Pour Bratman, cela n’implique pas d’ obligation mutuelle, bien que les intentions partagées, au fil du temps, nécessitent une sorte d’assurance mutuelle qui quelques fois peut être sous la forme d’une obligation mutuelle de persistance. Nous pouvons nommer une intention partagée faible lorsqu’il n’ y a pas d’engagement par obligation, et intention partagée forte lorsqu’il y a ce type d’engagement par obligation.
Le deuxième problème était celui de la profondeur. Même si l’ensemble des intentions partagées procure une certaine stabilité, il demeure plutôt mince et précaire.
Nos actions collectives ne peuvent pas être construites à partir de motivations aussi faibles.
Pour résoudre certains conflits par exemple, une simple volonté commune d’accorder de l’importance à une chose plutôt qu’une autre ne serait pas très efficace. Différentes raisons pour agir chez les agents feraient en sorte qu’il serait difficile de répondre à la complexité inhérente aux actions partagées ou collectives. Un arrière-plan commun 108 et une procédure commune seraient plus efficaces (Shiffrin, 2008).
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Table des matières
LE STATUT ONTOLOGIQUE ET LES PROBLÈMES ÉPISTÉMOLOGIQUES LIÉS AUX ATTITUDES ET ACTIONS COLLECTIVES
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ
INTRODUCTION
CHAPITRE 1: LE MODÈLE DE L’INTENTIONNALITÉ INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE EN PHILOSOPHIE ANALYTIQUE
1.1 Les actes de discours
1.1.1 Les actes de discours de second niveau
1.2 L’intentionnalité individuelle
1.2.1 Le statut ontologique des états intentionnels
1.2.2 L’arrière-plan et le réseau
l.3 Les intentions et les actions individuelles
1.3 .1 Le lien entre intention et action
1.3.2 Intention préalable et intention en action
1.3.3 Les actions complexes
1.3.4 La sui-référentialité
CHAPITRE 2: LES ATTITUDES PARTAGÉES ENTRE AGENTS SELON BRATMAN
2.1 Intentions partagées et activités coopératives partagées
2.1.1 Les intentions partagées
2.1.2 Les activités coopératives partagées
2.2 Les thèses épistémologiques de l’individualisme méthodologique
2.2.1 Les eftèts subjectifs des facteurs extérieurs à l’ individu
2.2.2 Le point de départ empirique
2.2.3 La réduction de l’ explication et non des phénomènes eux-mêmes
2.3 Les objets collectifs comme problème ontologique
2.4 Dynamique d’une socialité modeste
2.4 .1 Les structures interpersonnelles
2.4 .2 Les formes de construction de la socialité
CHAPITRE 3: L’INFLUENCE DU GROUPE CHEZ TUOMELA
3.1 Intentions communes et intentionnalité conjointe
3.1.1 La composition des intentions communes
3.l.2 Les groupes au mode singulier et ceux au mode pluriel
3.1.3 L’action collective
3.2 La priorité méthodologique et épistémologique du groupe
3.2.1 Une méthodologie macro-macro
3.2.2 Le problème du point de vue du groupe
3.2.3 Le problème de l’influence objective du groupe
3.3 Le statut ontologique des attitudes de groupe
3.3.1 Le réductionnisme au niveau de l’action
3.4 La construction collective de la société
3.4.l L’importance du mode plurieL
3.4.2 La création collective de la réalité sociale
3.4.3 Les effets constitutifs de l’acceptation collective
CHAPITRE 4: L’INTENTIONNALITÉ COLLECTIVE SELON SEARLE
4.1 Les intentions collectives
4.1.1 L’ irréductibilité des attitudes collectives
4.l .2 La structure formelle des intentions collectives
4.1.3 La présupposition de l’autre comme condition cognitive
4.1.4 Le sens de l’autre
4.1.5 Le subjectivisme de l’intentionnalité collective
4.2 Le réductionnisme ontologique des attitudes collectives
4.2.1 L’évolution de l’individualisme méthodologique
4.3 Les problèmes épistémologiques de la coopération
4.3.1 L’ influence de la structure et des institutions
4.4 Les problèmes épistémologiques découlant de l’ontologie au «je»
4.4.1 Le problème de l’existence de la société
4.4.2 Le problème du subjectivisme
4.5 La réalité sociale en tant que construction
4.5 .1 L’assignation de fonction par l’intentionnalité collective
4.5.2 L’assignation de pouvoirs
4.5.3 Les règles constitutives
4.5.4 L’importance de la signification
CHAPITRE 5: LE MODÈLE DU SUJET PLURIEL SELON GILBERT
5.l Intention partagée et sujet pluriel
5.1.1 Les caractéristiques des intentions partagées
5.1.2 L’agent collectif
5.1.3 La formation du sujet pluriel par le groupe
5.2 Les problèmes soulevés par le subjectivisme et le psychologisme
5.2.1 L’absence de distinction entre concepts et réalité
5.2.2 Le problème ontologique de l’agent collectif et du sujet pluriel
5.3 Les formes les moins contraignantes d’individualisme
5.3.1 L’abandon des thèses subjectivistes
5.3 .2 L’évolution des thèses ontologiques
5.3 Les groupes sociaux et la société politique
5.3.1 L’élaboration des institutions
5.3.2 Diftërentes formes d’institutions sociales et de règles
5.3.3 Le modèle du sujet plUliel, l’engagement commun et les règles
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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