Dans un contexte de changements globaux où les forêts tropicales humides sont au cœur de l’attention (rôle dans le cycle du carbone, réservoir de biodiversité…), les stratégies de gestion à long-terme des forêts nécessitent de mieux comprendre les différents processus de la dynamique forestière. La détermination et la caractérisation des processus fondamentaux de la dynamique forestière (mortalité, recrutement, croissance) sont cruciales pour la modélisation et la gestion des peuplements forestiers (Clark and Clark 1999). En particulier, il est primordial de caractériser et de modéliser la croissance au niveau des arbres et du peuplement. La complexité des forêts denses humides sempervirentes rend difficile cette caractérisation qui nécessite la collecte de données conséquentes. Dans ce but, de nombreux dispositifs d’étude permanents ont été installés dans des forêts tropicales afin d’assurer un suivi des processus fondamentaux de la dynamique (Beetson et al. 1992, Condit 1995, Sheil 1995) et permettent la constitution de bases de données indispensables à l’exploration des processus impliqués dans la dynamique forestière (Peacock et al. 2007, Phillips et al. 2008, Lewis et al. 2009).
L’installation par l’Institut Français de Pondichéry en 1990 du dispositif d’étude permanent d’Uppangala en forêt non perturbée, dans les Ghâts occidentaux de l’Inde s’inscrit dans cette démarche de compréhension des processus de la dynamique forestière en peuplement tropical hétérogène (Elouard et al. 1997a). Ce dispositif de suivi de la dynamique forestière a déjà permis une première approche des relations entre structure et dynamique (Pélissier 1995) ; une analyse architecturale des espèces principales (Durand 1999) et une modélisation de la dynamique à l’échelle du peuplement (Moravie 1999, Robert 2001) à partir d’une série d’observations couvrant 1990-1998. Les données recueillies après 1998 n’ont pas été exploitées. Après 18 années, les données d’un suivi régulier et précis sur une forêt dense humide sempervirente asiatique à forte saisonnalité sont riches d’informations à tirer sur la dynamique forestière de ce type de peuplement.
L’estimation des caractéristiques démographiques (mortalité et recrutement) et de la croissance permet d’aborder l’évolution de la biomasse du peuplement forestier qui est déterminée par le bilan démographique (mortalité versus recrutement) et la croissance en surface terrière, généralement assez bien corrélée à la biomasse. Cette démarche apporte un éclairage sur le rôle controversé de puits ou de source des forêts tropicales dans le cycle du carbone, dans un contexte de changement climatique (Clark 2004, Cramer et al. 2004, Malhi and Phillips 2004, Lewis et al. 2009). D’autre part, Condit et al. (2006) mettent en avant l’hypothèse d’un rôle de la diversité des caractéristiques démographiques dans le maintien et la coexistence d’un grand nombre d’espèces en forêt tropicale humide (théorie de la niche démographique).
La croissance individuelle des arbres est un processus majeur de la dynamique forestière (Clark and Clark 1999). Sa compréhension est indispensable à la modélisation de la dynamique des populations d’arbres et des forêts, qu’elles soient vues comme un réservoir de biodiversité ou comme un puits de carbone (Bullock 1997). Or il devient de plus en plus nécessaire de mieux comprendre et modéliser la dynamique des forêts naturelles tropicales pour prédire leurs réponses, probablement diverses, face aux changements globaux (Clark 2004). Pourtant peu d’études et d’analyses se sont focalisées sur les divers aspects du processus de croissance en forêts naturelles tropicales. L’écologie des communautés s’est plutôt focalisée sur les traits de vie liés au cycle biologique comme la pollinisation, la production de diaspores et la dispersion ; ou la notion de tempérament qui s’appuie sur la réponse à la lumière disponible (Grime 1974, Swaine and Whitmore 1988, Oldeman and van Dijk 1991). Dans les études correspondantes (Clark and Clark 1992, Favrichon 1994, Condit et al. 1996), les traits liés à la croissance sont souvent simples (taux de croissance moyen, « croissance lente », « croissance rapide »…), évalués au niveau des espèces (la variabilité intra-spécifique est rarement considérée) et parfois approchés indirectement (par exemple via la densité du bois, Ter Steege et al. 2006).
Si quelques modèles de dynamique considèrent la variabilité inter-spécifique, au moins au travers de groupes fonctionnels d’espèces (Gourlet-Fleury et al. 2005, Delcamp 2007), très peu d’études prennent en compte la variabilité intra-spécifique de la croissance et son impact sur la dynamique globale du peuplement et sur les prédictions à long-terme des modèles de dynamique (Vincent and Harja 2008, Vieilledent 2009). A fortiori, la variabilité temporelle « intra-individuelle » de la croissance et des allocations de ressources entre les diverses parties d’un arbre, est encore plus rarement prise en compte. De plus, le suivi est effectué sur de courtes périodes à l’échelle de la vie des individus (Condit et al. 1993) et sur un nombre de sites de référence limité, comparé à la variété des types forestiers humides dans la bande intertropicale. La question de l’extrapolation de la caractérisation de la croissance à toute la durée de vie des individus et à large échelle spatiale se pose donc.
L’objectif majeur de la présente étude est de caractériser la croissance des principales espèces arborescentes d’une forêt tropicale humide sempervirente des Ghâts occidentaux en Inde. Nous tenterons de mettre en évidence les différentes stratégies de croissance des principales espèces d’Uppangala qui leur permettent d’accéder aux ressources les plus limitantes (notamment la lumière), d’occuper l’espace tridimensionnel et d’atteindre leur strate de prédilection (sous-bois, canopée, émergent). D’après Westoby (1998), la stratégie écologique d’une espèce est l’ensemble des adaptations spécifiques qui permettent le maintien de cette espèce dans une communauté. Nous définirons comme « stratégie de croissance » l’allocation préférentielle des ressources à la croissance en diamètre ou en hauteur du tronc et/ou à l’extension latérale ou verticale du houppier. Pour une espèce donnée, cette stratégie peut évoluer au cours de l’ontogénie (Clark and Clark 1992, Dalling et al. 2001, Yamada et al. 2005) et en fonction des conditions locales (Bloor and Grubb 2004). Nous nommerons ‘trajectoire de développement’ d’un individu la séquence des stratégies de croissance en fonction des stades de développement et la variabilité des ces stratégies (‘plasticité’) en réponse à la diversité des conditions environnementales locales rencontrées à un stade donné. Ces stratégies jouent un rôle dans la compétition pour l’occupation de l’espace et pour l’accès aux ressources, elles influencent donc le succès d’un individu, au sens de sa survie et de l’accomplissement de son cycle biologique, et au-delà de l’individu, l’abondance relative, voire le maintien de l’espèce dans le peuplement. On peut donc leur supposer un rôle dans la coexistence des espèces en forêt.
Démographie et croissance du peuplement forestier à Uppangala
Les caractéristiques démographiques (mortalité, recrutement) des forêts tropicales ainsi que leur croissance en biomasse suscitent un intérêt accru, pour deux raisons principales, l’une liée à leur biodiversité (Wright 2002, Leigh et al. 2004), l’autre à leur rôle dans le cycle global du carbone (Clark 2004, Cramer et al. 2004, Malhi and Phillips 2004, Lewis et al. 2009). La grande diversité des espèces d’arbres des forêts tropicales reste l’objet de plusieurs hypothèses alternatives mais pas forcément exclusives. Parmi celles relevant du concept de la niche écologique (Hutchinson 1965), l’hypothèse basée sur une dimension démographique (« demographic niche ») a récemment fait l’objet d’un nouvel intérêt (Condit et al. 2006). Cette théorie, expliquant la coexistence des espèces par leurs différences en termes de « traits démographiques » (incluant les caractéristiques de croissance), se réfère à un compromis, souvent invoqué en écologie, entre vitesse de croissance et durée de vie qui favoriserait la coexistence des espèces et la diversité totale. Du point de vue de la place des forêts tropicales dans le cycle du carbone, le débat porte sur un rôle possible des forêts naturelles tropicales dans la séquestration de carbone. Dans le contexte actuel de changement climatique, il apparait primordial de déterminer le rôle potentiel des forêts tropicales en tant que puits ou sources de carbone (Clark 2004). Le faible nombre de dispositifs de mesures des échanges gazeux au-dessus de la canopée (du type « tours à flux ») des forêts tropicales imposent de considérer l’approche complémentaire (dite « bottom-up »), basée sur le suivi de la démographie (mortalité, recrutement) et de la croissance des arbres sur la base de parcelles forestières permanentes, régulièrement inventoriées et mesurées. Les prédictions sur l’évolution des forêts tropicales en réponse aux changements climatiques, passant par le développement de modèles prédictifs de la dynamique forestière, peuvent être améliorées en prenant en compte les réalités écologiques de la biodiversité et de la compétition pour la lumière (Purves and Pacala 2008). Il n’existe actuellement pas de consensus sur les évolutions de la dynamique forestière et sur les relations entre dynamique et biomasse, bien que les études à large échelle se multiplient. Cependant, la méthodologie employée dans ces études est contestée: le comportement des forêts est probablement sous la dépendance des conditions locales (climat, sols, histoire de la forêt), qui sont variables au travers des tropiques et souvent mal connues (du point de vue de l’histoire anthropique ou climatique) en un site donné (Fisher et al. 2008). Dans une étude portant sur 40 sites en forêt tropicale, Phillips et Gentry (1994) mettent en évidence une accélération du turnover (mesuré par la mortalité et le recrutement) depuis 1950 et surtout à partir de 1980 et Phillips et al. (2008) concluent au rôle de puits joué par la forêt Amazonienne. Baker et al. (2004) notent également une augmentation de la biomasse aérienne sur 59 sites de forêt Amazonienne. Lewis et al. (2004) observent une augmentation de la biomasse aérienne, de la croissance et de la mortalité sur 50 dispositifs d’étude permanents en Amérique du Sud. Une autre étude plus récente (Lewis et al. 2009) utilisant les parcelles de suivi permanent disponibles en Afrique, conclut, elle-aussi a un stockage net de carbone dans les forêts naturelles africaines. Laurance et al. (2009) mettent en évidence une variation significative des paramètres de la dynamique forestière entre 1981 et 2003 en Amazonie Centrale, Brésil : ils observent une augmentation significative de la mortalité, une augmentation significative mais moins élevée du recrutement, un comportement plus variable de la croissance (accélération générale mais qui varie avec l’intervalle de mesure, et minimum quand la mortalité est maximale), une augmentation de la surface terrière mais pas de tendance significative concernant la densité. Les causes possibles évoquées pour expliquer ces changements sont la fertilisation par l’augmentation du CO2 atmosphérique et les variations des températures régionales, des précipitations, du rayonnement solaire disponible ou des dépôts de nutriments.
Au contraire, Feeley et al. (2007) concluent à un déclin de la croissance sur des dispositifs permanents de 50 ha à Barro Colorado Island (Panama) entre 1981 et 2005 et à Pasoh (Malaisie) entre 1990 et 2000. Clark et al. (2003a) observent également une diminution de la croissance des arbres entre 1984 et 2000 au Costa Rica. Des événements ponctuels peuvent également jouer un rôle important sur la dynamique forestière. Enquist et Leffler (2001) soulignent l’effet dépressif des périodes sèches bien marquées (notamment les années El Niño) sur la croissance dans les forêts de terre ferme et Phillips et al. (2009) observent une perte de biomasse marquée à l’échelle du bassin amazonien corrélée à la sécheresse de 2005. De plus, Wielicki et al. (2002) ont montré que le bilan énergétique radiatif tropical était dynamique et variable en fonction de la couverture nuageuse moyenne. Il est donc important de prendre en compte la variabilité interannuelle des variables climatiques et des processus dynamiques.
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Table des matières
1. INTRODUCTION
2. DEMOGRAPHIE ET CROISSANCE DU PEUPLEMENT FORESTIER A UPPANGALA
2.1. INTRODUCTION
2.2. METHODE
2.2.1. Présentation dispositif
2.2.1.1. Situation géographique, climat, pédologie
2.2.1.2. Caractéristiques du peuplement forestier
2.2.1.3. Échantillonnage, plan du dispositif
2.2.2. Données de suivis de la démographie et de la croissance des arbres
2.2.2.1. Protocole de suivi de la croissance des arbres
2.2.2.2. Protocole de suivi de la mortalité et du recrutement
2.2.3. Calculs et analyses
2.2.3.1. Variables de peuplement ; comparaison entre pente forte et pente faible
2.2.3.2. Comparaison du peuplement et des sous-populations des principales espèces sur pente forte et sur pente faible
2.2.3.3. Analyse des suivis de croissance, relation avec le climat
2.2.3.4. Calcul des taux de mortalité et de recrutement
2.2.3.5. Évolution de la surface terrière
2.3. RESULTATS
2.3.1. Variables de peuplement ; comparaison entre pente forte et pente faible
2.3.2. Comparaison du peuplement et des sous-populations des principales espèces sur pente forte et sur pente faible
2.3.3. Croissance
2.3.3.1. Variations interannuelles de la croissance moyenne du peuplement, relation avec la pluviométrie
2.3.3.2. Variations saisonnières de la croissance des espèces principales entre 1990 et 1995
2.3.4. Mortalité et recrutement
2.3.4.1. Estimations sur l’ensemble des arbres du dispositif permanent
2.3.4.2. Estimations par espèces
2.3.5. Évolution de la surface terrière
2.4. DISCUSSION
2.4.1. Structure du peuplement, effet de la pente du terrain
2.4.2. Évolution de la croissance radiale au cours de la période de suivi
2.4.3. Caractères démographiques
2.4.4. Bilan démographique
3. TYPOLOGIE DES SERIES DE CROISSANCE DE 1990 A 2008
3.1. INTRODUCTION
3.1.1. Les rythmes de croissance des arbres
3.1.2. Les composantes de la croissance
3.1.3. Caractérisation des séries de croissance
3.1.4. Typologie des courbes de croissance
3.2. METHODE
3.2.1. Données
3.2.2. Calcul de l’accroissement annuel et correction des données
3.2.3. Analyse de la tendance des séries de croissance
3.2.4. Caractérisation de la structure temporelle des séries de croissance
3.2.4.1. Analyse de la forme des trajectoires de croissance
3.2.4.2. Typologie des séries de croissance
3.3. RESULTATS
3.3.1. Toutes espèces confondues
3.3.1.1. Tendance des séries de croissance
3.3.1.2. Typologie des séries de croissance
3.3.1.3. Test de l’effet espèce
3.3.1.4. Test de l’existence d’une structuration spatiale des groupes
3.3.1.5. Effet de la taille, de l’accroissement total et de la variabilité de l’accroissement
3.3.2. Analyse des cinq espèces principales
3.3.2.1. Tendance des séries de croissance pour les cinq espèces principales
3.3.2.2. Typologies des cinq espèces principales
3.3.2.3. Caractérisation des groupes
3.4. DISCUSSION
4. CROISSANCE DIAMETRIQUE POTENTIELLE ET MOYENNE ET EFFET DE L’ACCES A LA LUMIERE CHEZ DIPTEROCARPUS INDICUS, VATERIA INDICA, KNEMA ATTENUATA ET HUMBOLDTIA BRUNONIS
4.1. INTRODUCTION
4.1.1. Étude de la croissance en forêts tropicales
4.1.2. Caractérisation par la méthode croissance potentielle*réducteur
4.1.3. Les facteurs de variation de la croissance
4.1.4. Application à Uppangala
4.2. METHODE
4.2.1. Données
4.2.1.1. Estimation de l’accès à la lumière
4.2.1.2. Calcul des accroissements diamétriques
4.2.2. Équations de croissance
4.2.2.1. Modèles avec asymptote sur le dbh : équation de Chapman-Richards, de Gompertz et logistique
4.2.2.2. Modèle sans asymptote
4.2.3. Ajustement d’une courbe de croissance moyenne
4.2.4. Ajustement d’une courbe de croissance potentielle par régression par quantile
4.2.5. Extrapolation de l’évolution du dbh en fonction de l’âge
4.2.6. Régression en fonction des classes de CP sur les résidus de l’ajustement de la croissance potentielle
4.3. RESULTATS
4.3.1. Ajustement de la croissance moyenne
4.3.2. Ajustement de la croissance potentielle par régression quantile
4.3.2.1. Ajustement aux données de Dipterocarpus indicus
4.3.2.2. Ajustement aux données de Vateria indica
4.3.2.3. Ajustement aux données de Knema attenuata
4.3.2.4. Ajustement aux données de Humboldtia brunonis
4.3.2.5. Comparaison des espèces
4.3.3. Prise en compte de la compétition pour la lumière
4.4. DISCUSSION
5. CONCLUSION