Si certaines recherches partent d’une idée, d’une théorie à explorer, à vérifier, à tester, à contester, la nôtre est née avec notre terrain, la Mauritanie. Nos pérégrinations, nées du désir de rencontrer l’autre, une autre culture, un autre monde, se sont arrêtées en Mauritanie, et plus exactement à Sélibaby. Notre quotidien dans cette petite ville, nos rencontres au marché avec les femmes, au lycée avec les professeurs nous ont amenée à entendre le plurilinguisme fait de rythmes et de sonorités différentes, à voir un monde pluriculturel. « La Mauritanie en noir et blanc », écrivait en 1989 C. Taine-Cheikh . Deux ensembles culturels différents, par la couleur, l’habillement, la langue, etc. Lorsque l’on s’intéresse aux questions de langues en Mauritanie, l’élément le plus prégnant est la tension qui existe entre l’arabe et le français, les deux langues d’enseignement. Enjeu social, enjeu politique, bref, enjeu de pouvoir, elles sont au centre de nombreuses réformes du système éducatif, elles sont à l’origine de plusieurs manifestations et conflits dans la capitale, elles sont l’objet de discussions animées autour du thé. Mais, le plurilinguisme mauritanien ne se résume pas aux deux langues d’enseignement et à leur rivalité. Le plurilinguisme c’est aussi les langues premières des Mauritaniens : hassanya, soninké , pulaar, wolof, bambara. Comprendre les tensions qui existent entre l’arabe et le français nécessite de prendre du recul, d’éclairer cette question par une vision globale de la situation sociolinguistique en prenant en compte les relations que les locuteurs entretiennent avec ces langues, mais aussi et surtout avec leur(s) langue(s).
Comme le précise D. de Robillard :
Il n’est pas possible d’étudier les langues des hommes sans les hommes, leur contexte, leur histoire, leurs représentations (l’histoire est une représentation). D. de Robillard, 2007 : 22 .
En effet, « une langue n’existe que parce que les locuteurs intériorisent son existence via des/leurs pratiques linguistiques tant représentées qu’effectives » . Il nous semblait donc indispensable de dépasser la vision première, macro-sociolinguistique, faite de diglossie et autres conflits linguistiques, pour s’intéresser à une vision micro-sociolinguistique, qui s’intéresse aux rapports que les locuteurs ont avec leur(s) langue(s) et celle(s) des autres. Au fur et à mesure de nos lectures et de nos discussions nous avons pu entendre, écouter l’insécurité linguistique en français notamment, que manifestaient les jeunes scolarisés et les enseignants. Ces constats ont orienté nos travaux de master 1 et 2 sur l’insécurité linguistique des jeunes mauritaniens scolarisés.
Dans son article intitulé « L’insécurité linguistique et les situations africaines », extrait de l’ouvrage Une ou des normes ? Insécurité linguistique et normes endogènes en Afrique francophone, L.-J. Calvet propose un ensemble d’orientations de recherche sur l’insécurité linguistique qui ont guidé notre réflexion. Il explique :
La notion d’insécurité linguistique est née dans des contextes monolingues ou du moins dans des analyses qui considéraient le groupe ou la communauté étudiés comme monolingues. Or les situations africaines ne sont jamais monolingues et l’on devra réfléchir sur les rapports entre insécurité et plurilinguisme : l’insécurité linguistique, liée […] à la forme de la langue, peut-elle être aussi liée à sa fonction? L.-J. Calvet, 1998 : 17 .
Effectivement, les contextes plurilingues et pluriels nécessitent de réinterroger les phénomènes d’(in)sécurités linguistiques dans la mesure où ils mettent en évidence de nouvelles dynamiques, de nouvelles formes d’insécurité linguistique qu’il convient de prendre en compte, de décrire et d’analyser. Alors que bon nombre de travaux s’intéressent principalement à la perception de la compétence ou incompétence des locuteurs, L.-J. Calvet s’intéresse à la fonction identitaire de la langue et à son statut comme éléments pouvant générer une insécurité linguistique. Les travaux de A. Bretegnier montrent que l’insécurité linguistique n’est plus seulement liée à la compétence du locuteur, mais au moins autant à la situation de communication. Le champ des recherches liées à ce concept prend donc de l’envergure, mais comme le regrettent de nombreux chercheurs l’objet « insécurité linguistique » n’est pas véritablement théorisé. Pour notre part, l’insécurité linguistique apparaissait comme un concept pertinent pour l’étude de la situation mauritanienne même si nos lectures laissaient apparaître que les typologies établies par les chercheurs sont diverses peu définies, et souvent spécifiques à un terrain ou à une langue.
Concernant l’insécurité linguistique des jeunes mauritaniens, la première question que nous nous posions était de savoir dans quelle mesure ces jeunes mauritaniens se sentaient sécurisés ou insécurisés face à leur(s) langue(s) et à celle(s) des autres. En effet, nous avons pu percevoir, sur le terrain, une insécurité linguistique formelle en français de certains francophones. Mais qu’en est-il des personnes non scolarisées, peu ou pas francophones ? Et concernant les autres langues (l’arabe, le pulaar, le soninké, le hassanya), suscitent-elles aussi une insécurité linguistique ? Si oui, de quelle insécurité s’agit-il ? Pour reprendre l’hypothèse de L.-J. Calvet, l’insécurité linguistique des jeunes mauritaniens peut elle être liée à autre chose que la compétence en langue ?
D’autre part, peut-on identifier les causes de leur insécurité linguistique ? Les recherches de W. Labov (1976) mettent en avant la pression sociale dont seraient victimes les locuteurs de la petite bourgeoisie, cherchant à adopter « les formes de prestige usitées par les membres plus jeunes de la classe dominante. » M. Francard (1993) a montré que l’école, par la norme prescriptive qu’elle véhicule, favorisait l’insécurité linguistique des francophones. Selon C. Canut (1998), l’insécurité linguistique est la résultante de l’activité épilinguistique du locuteur. D. de Robillard (1994), dans ses enquêtes sur l’Ile Maurice, montre que l’appartenance ethnique joue un rôle dans la construction de la légitimité linguistique. A. Bretegnier (1999), de son côté, insiste sur la situation d’interaction comme facteur d’émergence de l’insécurité linguistique. À partir de ces résultats de recherches, la question que nous nous posions était donc de savoir si la pression sociale, l’école, la situation de communication, l’appartenance ethnique favorisaient l’insécurité linguistique des jeunes mauritaniens, et si l’on pouvait identifier d’autres causes.
Formulation d’un questionnement de recherche
Description du contexte de la recherche
Les hasards de la vie nous ont conduite en mai 2007, à nous installer en Mauritanie pour une période initiale de deux ans. Ce vaste territoire (1 030 700 km², soit près de deux fois la superficie de la France), situé entre le Maroc et le Sahara Occidental au Nord et le Sénégal au Sud, se trouve à la périphérie du monde arabe et de l’Afrique noire. Qualifié de trait d’union par le premier président Moktar Ould Daddah, C. Lechartier (2005) préfère parler de « jonction » pour cet état. C’est cette position géostratégique notamment qui a conduit les Français, lors de l’époque coloniale, à s’intéresser à ce territoire permettant de réunir le Maroc, l’Algérie et l’Afrique-Occidentale Française. La Mauritanie possède une côte de 600 km sur l’océan Atlantique et se trouve également limitrophe de l’Algérie au nord et du Mali à l’est. Vivre en Mauritanie nous a amenée à nous poser un certain nombre de questions sur l’organisation de la société, les relations entre les différents groupes ethniques, les relations entre les différentes langues présentes sur le territoire. En effet, la Mauritanie, à la périphérie de l’Afrique noire et du Maghreb, réunit des peuples appartenant à des ensembles culturels différents. Comme le souligne A. Choplin (2006),
(…) cet espace n’est pas « naturellement » partagé entre deux cultures – un simple retour sur le passé précolonial suffira à s’en convaincre –, mais (…) cette vision a été élaborée sur un temps plus ou moins long. Comme l’a démontré Edward W. Saïd à propos du discours culturel et des échanges à l’intérieur d’une culture, « ce qui est couramment mis en circulation par ceuxci n’est pas la « vérité”, mais des représentations » (2005 : 35) A. Choplin, 2006 : 16 .
Ainsi, la Mauritanie a construit son histoire sur des représentations séparant et parfois opposant différents peuples. Aujourd’hui, l’espace mauritanien abrite des populations qui se rattachent à des ensembles culturels différents et qui ne parlent pas la même langue.
Ces représentations distinguent :
● l’ensemble maure regroupant les Maure blancs (Beydane) et les Maure noirs (Haratin) ;
● et l’ensemble négro-mauritanien composé des Peul, Soninké, Wolof et Bambara.
Parmi le groupe maure, les Maure blancs et les Maure noirs ont un statut social radicalement différent, puisque les Maure noirs sont les anciens esclaves affranchis des Maure blancs ou leurs descendants. Les Haratin sont d’origine négro-africaine, mais ont adopté la langue, la tenue vestimentaire (melhafa) et les traditions des Maure blancs, c’est pourquoi ils apparaissent fréquemment dans le groupe « maure ». Cependant, au niveau politique, le parti politique l’Alliance Populaire Progressiste dirigé par Messaoud Ould Boulkheir, soutenant les Maure noirs est l’un des principaux partis politiques mauritaniens. Selon Ould Saleck El Arby (2000), la captation de l’électorat haratin est devenue un enjeu majeur lors des élections. En effet, ils sont dans une position charnière entre les Maure blancs et les Négro-mauritaniens et leur nombre de voix peut faire basculer les résultats. Mais, comme le rappelle S. Caratini :
Il n’est de l’intérêt de personne de les dénombrer, de les particulariser et de risquer de leur faire prendre conscience de la force sociale qu’ils seraient susceptibles de constituer. S. Caratini, 1989 : 26 .
D’ailleurs, les statistiques concernant le poids démographique de chaque ethnie ne sont plus publiées depuis 1977 étant donné les tensions politiques qui entourent cette question. Les auteurs qui se hasardent à des estimations se contredisent, évidemment. Schématiquement, le nord et l’est du pays sont principalement peuplés par les Maure, de culture nomade, tandis que le sud, appelé « la vallée du fleuve Sénégal », est peuplé en majorité par les Négro mauritaniens. Toutefois, il serait malaisé de délimiter la « frontière » entre ce nord et ce sud du pays, celle-ci est bien évidemment poreuse et les grandes villes sont des zones de brassage où toutes les ethnies cohabitent, où toutes les langues se parlent. Les cartes ne sont qu’une représentation de la réalité qui vise à la simplifier et à la rendre plus facile d’accès. Reprenant une expression de D. Retaillé (1996), nous cédons, nous aussi, à « l’impératif cartographique » pour illustrer la répartition spatiale des langues en présence en Mauritanie. Gardons cependant à l’esprit que les situations de monolinguismes sont plutôt rares et que les langues, comme les individus, se côtoient en permanence. Mais une langue va dominer dans une région, plutôt qu’une autre.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE. DE LA PROBLEMATIQUE AU TERRAIN
CHAPITRE 1 FORMULATION D’UN QUESTIONNEMENT DE RECHERCHE
CHAPITRE 2 L’INSECURITE LINGUISTIQUE
CHAPITRE 3 LA COMMUNAUTE LINGUISTIQUE
CHAPITRE 4 UN TERRAIN, LA MAURITANIE
DEUXIEME PARTIE. METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE : UNE APPROCHE ETHNO-SOCIOLINGUISTIQUE
CHAPITRE 5 METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 6 LE CORPUS D’ENTRETIENS
CHAPITRE 7 LE CORPUS DE FILMS
TROISIEME PARTIE. ANALYSES ET RESULTATS
CHAPITRE 8 LES SONINKE
CHAPITRE 9 LES MAURE
CHAPITRE 10 LES PEUL
CHAPITRE 11 LES PRATIQUES LANGAGIERES ENTRE PAIRS
QUATRIEME PARTIE. SYNTHESES ET CONCLUSIONS
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
INDEX DES AUTEURS
INDEX DES NOTIONS
TABLES