Contexte historique du problème
En 1959, Sir G. Taylor et P. G. Saffman publient A note on the motion of bubbles in HeleShaw cell and porous media [1] dans lequel ils expliquent le déplacement d’une interface entre deux fluides visqueux non miscibles dans une cellule de Hele-Shaw. Celle-ci fut inventée par Henry Selby Hele-Shaw (Figure 1.1) et consiste en la confection d’une boîte 2D dans laquelle s’écoule un fluide. Elle a d’abord été utilisée pour visualiser l’écoulement autour d’obstacles [2] et créa la polémique lorsque Osborne Reynolds prédit l’apparition de turbulences… En réalité, Hele-Shaw montra que l’écoulement d’un fluide suffisamment confiné était toujours laminaire !
Dans l’article de Taylor et Saffman, l’étude sur les bulles est alors une simple annexe au problème classique de la croissance de ’doigts visqueux’ car l’apparition de bulles est récurrente et gênante dans ces expériences. La résolution partielle de ce problème expérimental porte sur une bulle de taille finie, en mouvement stationnaire dans une cellule de Hele-Shaw remplie d’un fluide visqueux soumis à un gradient de pression. Les auteurs font l’hypothèse de viscosité négligeable à l’intérieur de la bulle (pression uniforme) et ignorent la gravité ce qui leur permet de calculer la vitesse du fluide. Ensuite, en définissant correctement les fonctions de courant et de potentiel des vitesses, Taylor et Saffman décrivent le problème différentiel. Les conditions aux limites sont prises à l’interface en tenant compte du saut de pression qui est constant le long de l’interface. De plus, ils considèrent que la bulle mouille la paroi (pas de film de lubrification entre la goutte et les parois). En somme, la bulle est considérée cylindrique et le gaz en contact avec la paroi. Grâce à ceci, ils trouvent une infinité de solutions analytiques.
La résolution mathématique finale montre que la vitesse de la bulle Ud normalisée par la vitesse du fluide porteur Uf peut prendre une infinité de valeurs entre 1 et +∞. Les auteurs se rendent ensuite compte que physiquement, une seule de ces vitesses est sélectionnée mais les justifications ne sont pas évidentes. Cependant, la valeur Ud = 2Uf semble correspondre à leurs observations expérimentales et correspond au cas où la goutte est circulaire. A cette époque, on considère donc qu’une goutte va deux fois plus vite que le fluide qui la transporte avec cependant de fortes réserves quant à la validité de ce résultat.
A la fin des années 1980, l’hypothèse du saut de pression constant à l’interface est revue par Tanveer intégrant la tension de surface dans les équations [3]. L’arrivée de l’informatique et l’introduction de ce nouveau paramètre permet au mathématicien de lever la dégénérescence des équations établies par Taylor et Saffman. On s’intéresse alors aux différentes formes que peuvent prendre les bulles quand elles sont soumises à un déplacement. En particulier, en 1988, Kopf-Sill et Homsy font une étude systématique de la dynamique des bulles [4] : pour différentes vitesses, ils relèvent la forme des bulles. Ils pensent pouvoir classifier celles-ci dans six catégories mais la conclusion rend compte du potentiel et formidable champ de la physique des fluides qu’ils découvrent : ’The bubble problem is as rich and complex as the viscous fingering problem.’
C’est dans ce contexte que nous avons abordé les problèmes de dissipation visqueuse dans les milieux confinés en microfluidique. Le développement récent des méthodes microfluidiques et l’apport des simulations et de la matière molle portent un nouveau regard sur les transports de gouttes à ces échelles. Les interactions entre hydrodynamique et physico-chimie aux interfaces amènent une richesse et un potentiel scientifique à la fois fondamental et appliqué. Dans ce premier chapitre, nous exposerons les différentes spécificités de ce travail au niveau hydrodynamique et physico-chimique.
Hydrodynamique des systèmes confinés
Depuis l’antiquité et la compréhension de la statique des fluides, l’hydrodynamique est une partie des sciences les plus étudiées de par ses applications pour la société et ses expériences souvent très visuelles et esthétiques. Cet énoncé est aujourd’hui encore d’actualité et de nombreux groupes à travers le monde étudient tous les types d’écoulements imaginables. La microfluidique, science des écoulements aux échelles micrométriques, s’est développée rapidement depuis une vingtaine d’année [5, 6, 7, 8, 9]. Cet outil technologique, profitant de la miniaturisation des techniques liées à l’électronique, a permis de mieux comprendre les phénomènes liés aux écoulements poreux, aux écoulements sanguins [10] ainsi qu’aux assemblages micrométriques [11] par exemple. L’écoulement d’un fluide quelconque nécessite avant tout de définir les propriétés du fluide, puis du type d’écoulement et enfin de la géométrie.
Propriété du fluide
Une des propriétés essentielle qui nous vient à l’esprit pour décrire l’écoulement d’un fluide est sa viscosité. Plusieurs grandeurs physiques y sont en réalité liées. C’est une quantité tensorielle mais il est possible, en général, de l’exprimer sous la forme d’une grandeur scalaire µ. Elle peut être vue comme la résistance à l’écoulement des différentes couches d’un fluide les unes sur les autres. Si l’on considère deux couches d’un fluide notées S1 et S2 ayant une vitesse relative dv, on peut écrire la force F qui s’exerce sur la couche S2 séparée de S1 par une distance dz.
Surfactants
Un surfactant est un composé amphiphile qui permet d’abaisser la tension de surface. Il s’adsorbe naturellement aux interfaces car il est composé d’une partie hydrophile et d’une partie hydrophobe (figure 1.5.a). Dans la plupart des cas, la partie hydrophobe est formée de chaînes aliphatiques CH3(CH2)n. La partie hydrophile est en général un ion (cation ou anion) qui forme une tête polaire ou alors une chaîne courte soluble dans l’eau (possibilité de liaisons-H). Par analogie avec les pH des acides ou des bases, Griffin [15] a défini la balance hydrophile-lipophile (HLB) qui détermine si un surfactant est soluble plutôt dans l’eau (HLB>7) ou plutôt dans l’huile (HLB<7). Lorsque ces surfactants se retrouvent dans une phase en volume, ils peuvent s’associer sous forme de micelles (figure 1.5.b). Ils mettent alors en commun leurs parties hydrophiles (pour des surfactants dans l’huile) de manière à n’exposer au liquide que des parties hydrophobes. Ce comportement apparaît au delà d’une concentration appelée concentration micellaire critique (cmc). Les micelles peuvent avoir différentes formes et il existe pour un surfactant donné un diagramme de phase potentiellement complexe décrivant la structure géométrique résultant de l’association des surfactants (sphères, feuillets, cordes…) [16, 17]. La cmc est aussi caractéristique puisqu’elle définit la concentration au delà de laquelle l’ajout de surfactant en volume ne fait plus varier la tension de surface (figure 1.5.c). La présence de ces molécules diminuant la tension de surface, s’il existe à l’interface une inhomogénéité spatiale de concentration, il y aura une inhomogénéité de la tension de surface. Un gradient de tension de surface crée un écoulement à l’interface qui peut entraîner une partie du fluide et générer un écoulement en volume.
Pression de disjonction oscillante
Dans certaines conditions, un autre terme de pression de disjonction est à prendre en compte, d’origine stérique lui aussi, mais lié au phénomène de stratification. Jean Perrin observe pour la première fois en 1918 ce phénomène [25] : lorsqu’un film de liquide contenant des surfactants à une concentration importante par rapport à la cmc draine, l’épaisseur diminue par sauts discrets : h, h – δh, h – 2δh, etc… La nouvelle épaisseur apparaît par nucléation puis ce domaine s’étend. Le saut d’épaisseur δh est typiquement de l’ordre de 10 nm . Plus tard, ce phénomène est attribué à la présence de micelles. Au-dessus d’une certaine fraction volumique, les micelles forment une couche stratifiée qui est expulsée lors du drainage [26, 27, 28]. La stratification peut être étendue également aux colloïdes ou agrégats lorsqu’ils atteignent une fraction volumique suffisante dans le film [29]. Dans le cas de micelles, la fraction volumique critique à partir de laquelle la stratification est observée est estimée à 5% en l’absence de sel [26] et croît avec la concentration en sel.
Une isotherme de pression de disjonction est la mesure de la pression de disjonction en fonction de l’épaisseur du film. Il existe différentes méthodes pour la caractériser. Elle dépend du système complet surfaces+film et peut donc être symétrique (cas d’un film d’eau dans l’air) ou pas (cas d’un film lubrifiant une goutte d’huile dans un canal). La méthode la plus classique pour mesurer la pression de disjonction pour des films d’eau dans l’air (films d’intérêts pour les mousses), est la méthode dite de la balance à film mince (TFB).
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Table des matières
Introduction
1 Dynamique de gouttes – aspects généraux
1.1 Contexte historique du problème
1.2 Hydrodynamique des systèmes confinés
1.2.1 Propriété du fluide
1.2.2 Équations du mouvement
1.2.3 Équation de Stokes et nombres adimensionnés
1.2.4 Géométrie de Hele-Shaw
1.3 Effets de surface : physico-chimie
1.3.1 Capillarité, surfactants et mouillage
1.3.2 Pression de disjonction
1.4 Écoulements biphasiques en microfluidique
1.4.1 Bulles
1.4.2 Gouttes
1.5 Objectifs de la thèse
2 Dispositif expérimental
2.1 Dispositif microfluidique
2.1.1 Objectifs
2.1.2 Fabrication
2.1.3 Caractérisation et gonflement
2.2 Dispositif optique
2.2.1 Introduction à la RICM
2.2.2 RICM adaptée à la microfluidique
3 Mesure et caractérisation de la pression de disjonction
3.1 Introduction
3.1.1 TFB
3.1.2 SFA
3.1.3 AFM
3.2 Dispositif ’Bike Wheel’
3.3 Dispositif ’Pression de Laplace’
3.3.1 Épaisseurs différentes
3.3.2 Longueurs de Debye différentes
4 Dynamique de film de lubrification
4.1 Théorie
4.1.1 Écoulement dans un film de lubrification : équation maîtresse
4.1.2 Bretherton : cas des bulles
4.1.3 Cas d’une goutte visqueuse
4.1.4 Effet de la pression de disjonction
4.2 Expériences
4.2.1 SDS, 0.6 CMC
4.2.2 SDS, 2 CMC
4.3 Pour aller plus loin
4.3.1 Discussion
4.3.2 Ouverture
5 Joystick microfluidique
5.1 Introduction
5.1.1 Contexte
5.1.2 Effets thermiques
5.2 Résultats
Conclusion