D’un système de valeurs à l’émergence d’une réglementation

La France dénombre près de quarante-cinq-mille monuments protégés au titre des monuments historiques (dont environ un tiers de monuments classés et deux tiers inscrits). De ce fait, notre pays reste en retrait par rapport à d’autres États européens, tels que le Royaume-Uni ou l’Allemagne, qui dénombrent sept à trente fois plus d’édifices couverts par un cadre juridique similaire. Mais, quel que soit le nombre d’édifices protégés, leur désignation reste le fruit de questionnements, de choix et parfois d’âpres débats, afin d’élargir ou de redéfinir les contours des titres accordés. Notre système de protection, né au sortir de la Révolution française, a fait émerger les premières listes de monuments à préserver avant la parution d’une première législation spécifique, en 1887. Ce cadre, s’inspirant de modèles européens, fut amendé par la loi sur les monuments historiques (1913), développée sur plusieurs niveaux, national et régional. Cette dernière reste de nos jours en vigueur à travers le Code du patrimoine, établi en 2004 et complété d’un volet réglementaire en 2011.

Une valeur monumentale à caractériser 

Depuis près de deux siècles, la législation peine à définir et déterminer précisément quels biens immobiliers méritent cette haute distinction, laissant ponctuellement ce soin à M. le ministre en charge des affaires culturelles ou les représentants régionaux de l’État, consultant les propositions des commissions nationales ou régionales, sans qu’aucune généralisation ne puisse être établie. Plusieurs listes ont ainsi été constituées depuis 1840, puis régulièrement amendées et enrichies, multipliant d’un facteur de quarante le nombre de biens immobiliers bénéficiaires. Toutefois, la détermination de critères de sélection des édifices bénéficiaires soulève de nombreux débats, ravivés par l’émergence de l’expression « tout patrimoine ». Si ce propos reste excessif et erroné – seule une faible proportion des édifices français étant inscrits ou classés au titre des monuments historiques, notamment en regard des protections octroyées dans d’autres pays européens – cette expression rend néanmoins compte d’un changement de paradigme.

Depuis 1887, le titre de monument historique correspond à une appellation juridiquement protégée, dont les édifices bénéficiaires font l’objet d’une publication au Journal officiel. Si la législation se montre avare de détails quant à la qualification des biens susceptibles d’être inscrits ou classés, ces documents réglementaires laissent néanmoins entrevoir une potentielle réversibilité des processus de protection. En effet, dès la fin du XIXe siècle, la Loi pour la conservation des monuments et objets d’art ayant un intérêt historique et artistique (1887) prévoit un droit au « déclassement », une clause permettant de retirer, partiellement ou en totalité, un titre octroyé. Nous avons pu constater que les listes présentant annuellement les nouvelles mesures de protection faisaient dès lors régulièrement mention de radiations officielles de monuments historiques. Cette décision peut notamment survenir lorsqu’un édifice a perdu son caractère patrimonial, par altération ou dénaturation. Si certains monuments « se sont tus » (Melot, 1999), en raison d’un état de dégradation trop avancé, d’un oubli progressif, d’une forme de déshérence, d’autres ont également pu souffrir d’un rejet plus affirmé, d’actes de vandalisme ou de dé-protections intentionnelles, parfois pour des raisons extrinsèques aux édifices concernés (enjeux de développement urbain, spéculation immobilière, etc.). De telles considérations portent à définir précisément les motifs de ces radiations de protection, en discernant les raisons énoncées, les dénominations officielles, d’enjeux parfois plus complexes .

Étude des annulations de protection 

Le jugement porté sur ces édifices, dont la protection a été annulée du point de vue légal, nous semblait présenter une piste d’approfondissement des connaissances sur les systèmes de protection aujourd’hui applicables en France et sur les critères prévalant à toute sélection ou désélection des édifices à sauvegarder. De plus, notre étude préalable des travaux de recherche sur les monuments historiques a démontré qu’une telle thématique restait peu explorée dans le domaine universitaire. Ainsi avons-nous pris le parti d’analyser les cas d’annulations de protections monumentales, par déclassement ou désinscription, partiels ou en totalité, sans autre critère discriminant. Les premières analyses, menées dans le cadre d’un mémoire d’initiation à la recherche à l’E.N.S.A. de Lyon, nous ont apporté de précieuses informations quant à un phénomène en nette augmentation sur le dernier quart de siècle étudié. Comprenant plus d’une centaine d’édifices, ce corpus, réduit à la période la plus contemporaine entre 1990 et 2014, permet alors de questionner les différentes annulations de protection (et re-protections éventuelles), prononcées par décret et publiées au J.O.R.F.

Méthodologie employée 

Afin de déterminer les critères implicites de protection des monuments historiques, par l’étude des édifices protégés puis radiés au cours de ces vingt-cinq dernières années (1990-2014), notre thèse en architecture devra nécessairement emprunter des références et des techniques d’investigation propres à de nombreux champs disciplinaires, tels que le droit administratif ou constitutionnel, l’histoire ou l’histoire de l’art, les sciences politiques, etc. Ainsi, notre recherche s’est nourrie des postures et travaux menés autour de la thématique générique du patrimoine architectural, ainsi que de plusieurs thèses récemment soutenues en droit public (V. Coq, 2015 ; R.-J. Gourmelen, 2016 ; P. Iogna-Prat, 2009 ; V. Theofilidis, 2010), droit privé (C. Lazarus, 2009), histoire des institutions culturelles (R. Leroy, 2001), histoire (N. Malabre, 2006), histoire de l’art (W. F. Denslagen, 1987), géographie (M. Gigot, 2013), voire en sciences de l’information et de la communication (J. Pasquier Jeanne, 2016). Pour autant, la présente recherche a clairement été menée par un architecte, titulaire d’un D.E.A. délivré en 2012 par l’E.N.S.A. de Lyon, non-juriste, non-historien, bien que nos travaux se trouvent à la jonction de ces différentes sciences.

L’une des explications principales tient au caractère fédérateur de la sphère architecturale, qui parcoure, convoque et transpose plusieurs disciplines à défaut d’être pluridisciplinaire. En effet, l’architecture, récemment reconnue dans le champ académique, ne superpose pas mais questionne les disciplines préexistantes entre elles, afin de faire émerger ses propres données, à la croisée des sciences sociales. Ainsi, la thématique de la conservation des monuments historiques, maintes fois traitée par les disciplines précitées, ne s’intéresse bien souvent qu’à un aspect spécifique de ce vaste sujet, étudiant l’évolution du cadre législatif (J.-P. Bady et alii, 2013), dressant une analyse statistique des protections octroyées (A.J.D.A., 2013) ou questionnant leur pertinence et représentations sociales (J.-Y. Andrieux & F. Chevallier, 2014). Or, la protection des monuments historiques, ses mutations et controverses, est un sujet complexe, multiscalaire, ayant jusqu’alors peu bénéficié de l’approche de chercheurs dont la formation portait spécifiquement sur la maîtrise d’œuvre, sur l’ordonnancement, le pilotage et la coordination de chantiers (O.P.C.).

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Table des matières

Introduction générale
Première partie. État de l’art
Épistémologie de la notion de « monument historique »
Chapitre I. Des notions à expliciter
I.1. Définir le « monument »
I.2. Émergence de l’expression « monument historique »
Chapitre II. Construction de la valeur monumentale
II.1. Une protection jugée indispensable
II.2. Définir la valeur d’ancienneté
II.3. Les représentations culturelles évoluent
II.4. Une caractérisation intégrant différentes valeurs
Chapitre III. D’un système de valeurs à l’émergence d’une réglementation
III.1. Mise en place d’un cadre juridique et institutionnel
III.2. Un cadre juridique et un partage des responsabilités qui évoluent
III.3. Des législations européennes disparates
Chapitre IV. Entre monumentalité et patrimonialité
IV.1. Le « tout patrimoine »
IV.2. Étude de « monuments atypiques »
IV.3. Une seule législation pour des édifices si disparates ?
Chapitre V. Quelles limites à la patrimonialisation ?
V.1. Le « tout patrimoine » remis en question
V.2. Multiplicité des protections partielles
V.3. Multiplicité des protections à l’échelle urbaine
V.4. Développement des labels
Deuxième partie Caractériser la perte d’« intérêt » monumental
Chapitre I. Radiations de protections au titre des monuments historiques
I.1. Une législation spécifique dès 1887
I.2. Procédure juridique
I.3. Débats et controverses
I.4. Singularité ou indice révélateur
Chapitre II. Détermination de critères de radiation
II.1. Actes de vandalisme
II.2. Destructions accidentelles
II.3. Spoliations par négligence ou omission
II.4. Décisions d’abaissement du niveau de protection
Chapitre III. Caractérisation de critères officieux
III.1. Destructions accidentelles
III.2. Décisions d’abaissement de la protection
III.3. Actes de vandalisme
III.4. Spoliations par négligence ou omission
Conclusion générale

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