Les mémoires et témoignages
Ces textes nous fournissent des informations plus précises et plus vivantes que les documents de la catégorie précédente. Dans ce genre de livres, nous trouvons d’abord les témoignages de membres actuels ou passés du courant lambertiste. Pierre Lambert lui-même évoque son itinéraire dans son livre d’entretiens avec Daniel Gluckstein. Il insiste sur son activité syndicale commencée en 1941 et lui consacre de longs développements. Ainsi, il exprime sa satisfaction d’avoir fait évoluer en 1947 la doctrine syndicale des trotskystes français : ils reconnaissent désormais l’indépendance réciproque des partis et syndicats. Puis, il devient secrétaire de l’organisation des monteurs-levageurs CGT à la demande de ces derniers. Ensuite, il adhère à FO en 1961 ou 1962 et milite au sein de sa minorité « lutte de classes ». P. Lambert insiste sur le congrès national FO de 1969. Lors de ce congrès, il approuve publiquement la résolution de la direction confédérale car celle-ci appelle à voter « non » au référendum à venir. En dehors de son chef, six membres du courant lambertiste ont témoigné sur la période allant jusqu’en 1963 : Pierre Masure, Boris Fraenkel, Stéphane Just, Pierre Broué, Jacques Simon et Claude Bernard (« Raoul »). Si le premier est demeuré dans cette organisation jusqu’à son décès, les trois suivants furent exclus respectivement en 1966, 1984 et 1989. Les deux derniers ont démissionné en 1984 et en 1989. Signalons que le témoignage de Raoul est posthume : après sa mort, P. Broué lui a consacré un long article constitué d’extraits de ses lettres écrites au cours de sa vie militante. Quant à P. Masure, il a écrit ses mémoires politiques dans un ouvrage non disponible à la vente. Boris Fraenkel a été, à partir de 1964, le tuteur de L. Jospin dans l’organisation lambertiste. Dans Profession révolutionnaire, publié en 2004, il raconte comment il a recruté pour le groupe La Vérité de nombreux militants dans les Écoles normales. Néanmoins, l’OCI exclut B. Fraenkel en 1966 pour avoir diffusé parmi ses camarades des textes de Wilhelm Reich. Il juge cette exclusion injuste et brutale. Pourtant, il y a des inexactitudes dans son récit. Ainsi, il prétend ne pas avoir lancé de discussion dans l’organisation sur l’attitude adoptée pendant la guerre d’Algérie28. Néanmoins, il l’a fait, comme nous le verrons plus loin. A la différence de B. Fraenkel, les autres militants cités ne regrettent pas leur engagement de jeunesse. J. Simon reproche seulement à P. Lambert la rupture du PCI majoritaire avec le MNA29. Les témoignages de P. Broué, C. Bernard et S. Just évoquent l’autoritarisme croissant de P. Lambert. Néanmoins, selon eux, durant notre période cela n’a pas de conséquences graves car il n’est pas encore l’autocrate qu’il sera plus tard. De son côté, P. Masure a eu de bons rapports avec P. Lambert et d’autres dirigeants de l’organisation. Son texte manifeste à plusieurs reprises un anticléricalisme convaincu. Enfin, P. Masure raconte comment il a été agressé physiquement sur son lieu de travail par un enseignant communiste. Michel Lequenne, ancien du PCI majoritaire devenu ensuite membre de la Ligue communiste, n’a jamais été lambertiste mais il juge très sévèrement ce courant politique. En 1976, il raconte les trois premières années – 1952 à 1955 – du PCI majoritaire dans son article « Continuité et discontinuité du « Lambertisme » – Contribution à l’histoire d’une dégénérescence ». Il accuse Pierre Lambert d’avoir usurpé le pouvoir dans cette organisation puis d’en avoir exclu ses opposants – dont il faisait partie. De plus, il évoque les accords passés par ce dernier avec la direction de FO afin de casser la tendance de gauche de cette centrale en région parisienne33. Il donne donc une version des événements bien différente de celle de Quelques enseignements… Trente ans plus tard, M. Lequenne réitère les mêmes accusations contre P. Lambert et ses partisans dans son ouvrage sur l’histoire du mouvement trotskyste34. Ce livre retrace aussi l’histoire du PCI majoritaire de 1952 à 1955 mais ne décrit pas l’évolution postérieure du courant lambertiste. Surtout, cet ouvrage est moins précis sur notre sujet que l’article précédent. Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963 23 Il faut ensuite examiner les ouvrages rédigés par des auteurs moins impliqués dans le militantisme d’extrême gauche : les journalistes.
Les premières expériences militantes de Pierre Lambert
Quand les moliniéristes adhérent au PSOP, Pierre Boussel, membre de ce groupe, y appartient déjà. Au cours de sa longue vie militante, il adoptera toute une série de pseudonymes : Andreï, Temansi, Lamotte, Lambert… P. Levasseur, avec qui il a milité pendant près de cinquante ans, en a estimé le nombre à 2517. Comme P. Boussel sera surtout connu sous le nom de Lambert, nous avons fait le choix de le nommer ainsi dans tout notre document, même s’il utilisera ce pseudonyme seulement à partir de 1945. Il naît à Paris le 9 juin 1920 d’une famille d’immigrants juifs russes18. Ses parents sont pauvres, il passe son enfance avec eux à Montreuil. A 14 ans, il adhère aux Jeunesses communistes. En 1935, il en est exclu comme « trotskyste » : selon lui, à cause de ses questionnements sur l’abandon par le PC de toute propagande antimilitariste. Ensuite, P. Lambert milite dans des organisations socialistes à majorité pivertiste. En mars 1937, à Clichy, la police du ministre SFIO Marx Dormoy tire sur les manifestants ouvriers, faisant plusieurs morts. Cette fusillade révolte profondément P. Lambert. Contacté alors par des membres du groupe Molinier, dont Rodolphe Prager19, il se rallie à leurs positions qui s’apparentent aux orientations politiques du POI et du mouvement trotskyste « officiel ». Signalons néanmoins une particularité du PCI : il dénonce la CGT car il juge sa direction complice du gouvernement et du patronat. Les moliniéristes préconisent une action autonome des travailleurs, hors des syndicats20. Cette méfiance de R. Molinier et de P. Frank envers ceux-ci n’est pas nouvelle, nous l’avons déjà évoquée lors de l’Opposition unitaire. Les moliniéristes axent leur propagande sur la création de conseils d’usine, destinés à se réunir ensuite dans un congrès des entreprises afin de préparer la contre-offensive ouvrière. Sur ce thème, ils organisent un meeting à la Mutualité le 19 novembre 1937, auquel ils convient les travailleurs. Le PCI prépare ce rassemblement avec soin : plusieurs dizaines de milliers de tracts sont diffusés, des centaines d’affiches collées… Près de 500 personnes y participent : sans doute le plus grand nombre jamais atteint par le PCI21 . R. Molinier introduit la réunion puis lui succède une quinzaine d’intervenants appartenant aux corporations les plus diverses. Le meeting se clôt sur une décision organisationnelle : la mise en place d’un comité pour préparer un congrès des entreprises22. Ce congrès n’aura jamais lieu mais la campagne pour le meeting du 19 novembre a mobilisé tous les membres du PCI pendant plusieurs semaines. P. Lambert a dû y participer et il s’en inspirera comme nous le verrons au chapitre II. Tout en étant moliniériste, P. Lambert demeure au sein d’un groupe de jeunes militants pivertistes de Montreuil. Ce groupe rallie le PSOP à sa fondation. P. Lambert milite surtout dans son organisation de jeunesse, les Jeunesses socialistes ouvrières et paysannes (JSOP). En mars 1939, il accède au bureau de la fédération de la Seine des jeunesses pivertistes, grâce à l’appui des moliniéristes entrés au PSOP. Il s’agit là de ses premières vraies responsabilités politiques. On notera qu’il les exerce dans une organisation issue de la social-démocratie et qui en a conservé bien des traits. Ainsi, par exemple, de nombreux cadres du PSOP appartiennent à la franc-maçonnerie, dont Marceau Pivert lui-même. L’élection de P. Lambert au bureau de la fédération parisienne des JSOP ne demeure pas isolée. En fait, les moliniéristes deviennent majoritaires dans cette organisation. Cette situation amène la direction du PSOP à réagir. Elle accuse les ex-PCI d’activités fractionnelles et exclut plusieurs d’entre eux, dont P. Lambert. Ainsi se termine l’entrisme des moliniéristes au PSOP. Celui des trotskystes de l’ex-POI continue mais pour peu de tempsPrivé de son principal dirigeant et très divisé sur la conduite à tenir, le PSOP se disloque dès la fin du mois d’août.
La division persistante des trotskystes français
En septembre 1939, quand commence le nouveau conflit mondial, les trotskystes français entreprennent leur réorganisation de façon indépendante mais ils se heurtent à de nombreuses difficultés. D’abord, ils perdent la majorité de leurs dirigeants car ceux-ci quittent le mouvement ou partent à l’étranger pour garantir les liaisons internationales – comme le font R. Molinier et P. Frank. Pourtant, ces liens deviennent de plus en plus ténus à partir de l’invasion de la France en mai 1940. Les trotskystes français se trouvent désormais séparés des autres sections de la IVe Internationale. L’assassinat de Trotsky en août 1940 aggrave ce sentiment d’isolement et les affecte profondément : le mouvement ne dispose pas d’autres dirigeants de cette stature. D’autre part, dès le début du conflit, la police française recherche les opposants à la guerre, parmi lesquels les trotskystes. Ces derniers doivent opter pour la clandestinité et s’organiser en conséquence. Malgré cela, des arrestations se produisent. Ainsi, suite à une distribution de tracts, la police arrête le 15 février 1940 P. Lambert et une dizaine de ses camarades. Inculpé d’atteinte à la sûreté de l’Etat, il adopte lors de son procès une attitude « patriotique ». Le 8 mai 1940, le tribunal militaire de Paris le condamne à trois ans de prison ferme. Quelques jours plus tard, l’invasion de la France par l’armée allemande commence. P. Lambert parvient à s’évader pendant un transfert. A l’été 1940, il revient à Paris où il reprend son activité militante. Pourtant, l’occupant allemand rend celle-ci encore plus difficile et dangereuse. De 1940 à 1944, les trotskystes français paient un lourd tribut à la répression. L’historien J-M. Brabant évalue le nombre de ces militants à 250 au début de la guerre et à 450-500 à la fin. Selon lui, 120 d’entre eux auraient été arrêtés ou déportés. De plus, les trotskystes français demeurent divisés. Ils se répartissent jusqu’en mars 1944 entre trois groupes :
– le premier continue le POI d’avant-guerre. La IVe Internationale le considère comme sa section française. Par simplicité, nous le nommerons POI bien qu’il change plusieurs fois d’appellation et ne reprenne ce patronyme qu’en janvier 1943.
– le second rassemble les moliniéristes. Toujours par souci de clarté, nous nommerons Comité communiste internationaliste (CCI) leur organisation bien qu’elle adopte ce nom seulement en février 1943.
– le troisième ne réunit que quelques militants autour de David Korner, dont le pseudonyme est Barta. Cette équipe commence à diffuser un périodique, Lutte de classes, en octobre 1942.
Pourquoi cette division persistante ? A la fin des années 1930, les trotskystes ont convenu que l’attitude à adopter lors du conflit mondial à venir reposerait sur deux principes. Le premier, le défaitisme révolutionnaire, a été établi par Lénine. Selon lui, en temps de guerre, les révolutionnaires des pays capitalistes doivent refuser tout accord ou soutien à la bourgeoisie de leur pays. Leur préoccupation doit être de préparer une révolution ouvrière, donc de transformer la guerre impérialiste en guerre civile. Le second principe consiste à prôner une défense inconditionnelle de l’URSS, sans cesser de dénoncer les crimes commis par la bureaucratie russe. Pourtant, l’effondrement français du printemps 1940 et le triomphe des armées nazies surprennent et étonnent les trois groupes trotskystes. Ils déclarent maintenir leur fidélité aux principes trotskystes mais élaborent des politiques divergentes. Le POI insiste sur la lutte à mener contre l’envahisseur et se déclare prêt à s’allier à une fraction « nationale » de la bourgeoisie française. Il espère ainsi sortir de son isolement et gagner en influence, quitte à négliger le défaitisme révolutionnaire. Le CCI juge cette politique opportuniste. Pour lui, la question nationale est réglée depuis longtemps en France. Les ex-moliniéristes veulent aller à l’encontre des sentiments nationalistes, ils refusent tout appui ou participation à la Résistance. Cela explique pourquoi les membres du POI les traitent de sectaires. Pourtant, Henri Molinier – un dirigeant du CCI – va aller encore plus loin que ses camarades. Selon ce frère du fondateur de La Commune, les Allemands vont gagner la guerre. Les révolutionnaires doivent s’adapter à cette situation et entreprendre un travail dans les mouvements fascistes appelés à devenir des organisations de masse. En conséquence, ce militant adhère à un parti collaborateur, le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Quant à l’URSS, H. Molinier ne la considère plus comme un état ouvrier dégénéré – comme la qualifiait Trotsky – mais le siège d’un capitalisme d’état, frère jumeau des états fascistes. D’ailleurs, avant-guerre il avait fait voter lors du congrès du PCI une déclaration définissant ainsi l’Union soviétique malgré l’opposition de R. Molinier et P. Frank, partisans de la thèse trotskyste traditionnelle. Les idées d’H. Molinier influencent la direction du CCI en 1940-1941 et y provoquent un âpre débat. Celui-ci s’achève le 22 juin 1941 quand l’Allemagne attaque l’Union soviétique. Pour la direction du CCI, cela prouve que ces deux états possèdent des systèmes sociaux profondément antagonistes et que le nazisme ne recèle aucun caractère progressiste. Le groupe rejette donc l’analyse d’H. Molinier. Celui-ci, d’ailleurs, reconnaît son erreur. Par contre, le CCI maintient son refus de participer à la Résistance et privilégie l’action au sein de la classe ouvrière. A partir de 1941, cette organisation commence un travail d’implantation dans des usines. Ses militants tentent d’y impulser des « groupes ouvriers » qui mettent en avant les revendications essentiellement économiques : salaires, conditions de travail… Le CCI envoie des étudiants travailler en usine, particulièrement dans la banlieue industrielle du nord-ouest de Paris. Le rayon Puteaux-Suresnes – une subdivision du CCI – constitue la plus belle réussite de cette volonté d’implantation en milieu ouvrier. Ses militants parviennent à diffuser régulièrement des feuilles d’usine et un périodique – Le soviet de Puteaux-Suresnes – dans plusieurs grandes entreprises (Farman, la SACAM, Blériot, Renondin…) et aux cités avoisinantes. Pendant bien des années, ce succès sera montré en exemple dans le courant lambertiste. Quand au troisième groupe trotskyste, Lutte de classes, il adopte une ligne politique proche de celle du CCI. Au fil du temps, la stratégie du POI – s’appuyer sur les revendications nationales des masses – se révèle infructueuse. D’autre part, la prolongation de la guerre et les souffrances qu’elle inflige aux travailleurs amènent un renouveau des luttes ouvrières (manifestations, grèves…). Tout cela amène le POI à se rapprocher des positions du CCI. Comme ce dernier, il entreprend de s’implanter dans les usines. En décembre 1942, le POI adopte la stratégie du Front ouvrier visant à regrouper en dehors des organisations ouvrières traditionnelles (PC, SFIO, syndicats…) les cadres ouvriers les plus combatifs. Surtout, le POI partage de plus en plus la conviction du CCI de l’imminence d’une crise révolutionnaire. Pour les deux groupes, la Seconde Guerre mondiale connaîtra la même issue que la première : une révolution européenne succédera à la révolution russe. Afin de mieux se préparer à cette explosion révolutionnaire, le POI et le CCI mènent une discussion en 1943 puis préparent leur fusion. Par contre, le petit groupe dirigé par D. Korner refuse l’unification et demeure isolé.
Le PCI à la Libération
Le 6 juin 1944, les armées anglo-américaines débarquent en Normandie. Après de durs combats, elles percent le front le 1er août à Avranches et refoulent les troupes allemandes. A la fin du mois de septembre 1944, la plus grande partie du territoire français est libérée. La rapidité de cette victoire des Alliés s’explique en partie par l’action de la Résistance et l’appui de la population française. Par exemple, Paris se soulève dans la semaine du 19 au 25 août, facilitant l’arrivée de la division blindée du Général Leclerc et la capitulation de la garnison allemande. Le PCI participe aux combats. Au cours de ceux-ci, H. Molinier trouve la mort, tué le 23 août par un obus allemand. Le PCI réussit à animer des comités d’usine. Le rayon Puteaux-Suresnes, précédemment évoqué, parvient à organiser des occupations d’entreprises et quelques milices ouvrières52. Toutefois, les travailleurs sont entrés en lutte en appui aux « libérateurs » anglo-américains, mais pas pour leur propre compte comme leur conseillait le PCI. Dans la France libérée, il règne un climat de joyeux patriotisme bien éloigné de l’explosion sociale prévue par les trotskystes. Les organisations traditionnelles de la classe ouvrière – partis et syndicats – connaissent un afflux d’adhésions. En particulier, le Parti communiste attire à lui les couches les plus larges du prolétariat. Son prestige se trouve à son zénith mais il ne s’en sert pas pour œuvrer à une révolution socialiste. Les communistes reconnaissent l’autorité du général de Gaulle, arrivé à Paris dès le 25 août, et participent – avec les socialistes – à son gouvernement. Ils font de la guerre contre l’Allemagne et de la reconstruction économique les tâches prioritaires des travailleurs et s’opposent aux grèves. Le PC liquide progressivement les quelques comités ouvriers impulsés par les trotskystes. Malgré ses espoirs, le PCI demeure bien faible. Il constate le retard de la révolution et l’explique par la force du PCF, le poids de l’impérialisme américain et la renaissance des illusions démocratiques. Néanmoins, selon lui, la bourgeoisie française n’arrivera pas à améliorer la situation économique et sociale, cela amènera une nouvelle crise révolutionnaire. Pour la préparer, l’organisation trotskyste ajuste son programme à l’automne 1944. Elle remplace l’appel à la formation des milices ouvrières par la mise en œuvre d’un plan de reconstruction de l’économie du pays. La CGT devrait élaborer celui-ci et en contrôler l’exécution. Désormais, le PCI insiste sur la nécessité d’améliorer les conditions de vie et de travail53. Il constate l’appui de la classe ouvrière à ses organisations traditionnelles, en premier lieu le PCF et la SFIO. En conséquence, il appelle ces derniers à rompre avec le général de Gaulle, jugé réactionnaire, et avec un parti « bourgeois » comme le Mouvement républicain populaire (MRP), lequel participe au gouvernement. Le PCI somme les deux partis ouvriers de constituer un front unique. Nous allons expliciter cette tactique élaborée en 1921-1922 par l’Internationale communiste (IC). Celle-ci constatait que les jeunes partis communistes demeuraient minoritaires dans la classe ouvrière face aux organisations réformistes. L’IC préconisait aux PC de proposer publiquement à ces organisations de lutter ensemble pour satisfaire les revendications syndicales et politiques communes à tous les travailleurs. En fait, cet appel à constituer un front unique visait aussi à démasquer les dirigeants réformistes devant les prolétaires. A la Libération, le front unique préconisé par le PCI est purement propagandiste vu la faiblesse numérique de ce dernier. Le parti avance aussi le mot d’ordre de gouvernement ouvrier et paysan, déjà présent dans le Programme de transition. Quand, le 8 mai 1945, l’Allemagne capitule enfin, la situation économique conforte les trotskystes dans leur attente d’une crise révolutionnaire. La France se trouve, comme toute l’Europe, dans une situation dramatique. Les travailleurs connaissent d’énormes difficultés de ravitaillement et les lenteurs de la reconstruction. Le général de Gaulle démissionne en janvier 1946 mais les gouvernements tripartites – PCF, SFIO, MRP – qui lui succèdent mènent la même politique. Ils bloquent les salaires alors que les prix continuent d’augmenter. Le mécontentement des ouvriers permet aux trotskystes de participer à certaines de leurs luttes. Ainsi, ils participent au mouvement de grève de l’été 1946 aux PTT. Celui-ci s’explique par les revendications salariales des postiers et leur crainte d’être désavantagés dans le statut de la fonction publique en préparation. La Vérité titre « Vive la grève des postiers » et consacre tout un numéro au mouvement54. Deux postiers, membres du PCI, se distinguent au cours de la lutte : Charles Margne et Henri Lafièvre. Sur leurs lieux de travail respectifs, le central télégraphique et le bureau central du XIIIe arrondissement, ils contribuent à la mise en place de comités de grève élus démocratiquement par des assemblées générales. Comme prévu lors de l’unification en 1944, le PCI organise ses militants par cellules. Celles-ci relèvent de trois types :
– les cellules d’entreprise. Le PCI les qualifie ainsi quand plusieurs de ses membres travaillent dans la même usine ou le même établissement administratif. Ils y mènent une activité syndicale mais aussi politique en y propageant les mots d’ordre du parti. La majorité des activités de la cellule concernent cet établissement, même si ses militants interviennent ponctuellement dans des usines proches.
– les cellules corporatives regroupent des militants exerçant le même métier mais dans des établissements différents. Ce mode de groupement leur permet d’abord de coordonner leurs activités syndicales. Ainsi, il y aura plus tard des cellules Instituteurs, Employés, Postiers…
– les cellules locales dont toutes les activités concernent une commune ou un quartier de celle-ci : vente régulière de La Vérité, organisation de réunions de sympathisants, suivi des activités de la municipalité, travail dans des organisations locales… Nous citerons comme exemple la cellule Banlieue Sud qui intervient surtout au quartier la Butte Rouge de Chatenay-Malabry. Cette classification se révèle parfois peu opératoire : certaines cellules possèdent des caractéristiques de deux des catégories citées. Ainsi, la cellule XVIIe -XVIIIe intervient dans ces deux arrondissements parisiens tout en menant un travail parmi les employés. Le PCI, comme la conférence européenne57, privilégie la création de cellules d’entreprises58. Proches de la classe ouvrière, elles lui paraissent susceptibles de prendre la direction d’usines ou d’établissements en cas de mouvement social. Surtout, le PCI vise leur mise en place dans la métallurgie, où avaient commencé les grèves du Front populaire. Le parti atteint partiellement son objectif à l’été 1946 : sa première cellule d’entreprise relève de cette branche. Elle regroupe sept ouvriers de la grande usine d’aviation Caudron, située à Issy-les-Moulineaux. Simonne Minguet, figure de proue de la cellule, a raconté son histoire dans un livre de souvenirs consacré à cette époque59. Les sept militants occupent des responsabilités syndicales à des échelons divers et diffusent périodiquement une feuille d’usine, La Vérité-Caudron60. Les mois suivants, le PCI parvient à créer quelques autres cellules d’entreprise, selon nous pas plus d’une demi-douzaine. Comme Caudron, les plus actives se trouvent dans la banlieue ouest : à la Régie Renault – dont nous évoquerons la naissance un peu plus loin – et dans les sociétés Chausson et Unic – situées respectivement à Asnières et à Puteaux61. La cellule de l’usine Chausson a pour principal animateur un jeune métallurgiste nommé Daniel Righetti62. En butte aux menées patronales et à celles du PCF, ces cellules d’entreprise mènent une existence difficile. Ainsi, en février 1947, la direction de Caudron profite d’un plan de licenciement pour éliminer cinq des sept membres de la cellule ! Surtout, le PCI recrute bien moins d’ouvriers que d’étudiants. Ainsi Pierre Broué64, jeune ardéchois inscrit en khâgne au lycée Henri IV, rejoint alors le PCI. Il essaye d’attirer à l’organisation ses relations du lycée mais il se heurte à la consigne : recruter trois ouvriers pour un étudiant65. Le PCI aspire à recruter des travailleurs « du type normal : mariés, pères de famille, travaillant en semaine et sortant le dimanche ». Pourtant, malgré les quelques progrès accomplis, son implantation dans les entreprises demeure marginale : de l’ordre de la centaine de militants. Sur le plan électoral, le PCI présente des candidats aux élections constituantes puis législatives de 1946 destinées à mettre en place les institutions de la IVe République. Il subit pour cela de nouvelles attaques du Parti communiste qui sabote les campagnes électorales des trotskystes. Par exemple, nous évoquerons les incidents survenus durant celle de Gérard Bloch. Né en 1920, ce dernier adhère au POI en 1938. Déporté à Dachau pendant la Seconde Guerre mondiale, sa santé en restera irrémédiablement affectée. A son retour, G. Bloch rejoint le PCI. Ce dernier le présente comme tête de liste dans le Puy-de-Dôme aux élections de juin 1946. Le PCF le traite d’« hitlérien » dans son hebdomadaire local et par voie d’affiches. G. Bloch intente alors un procès en diffamation aux responsables du périodique. Le tribunal lui donne raison. Finalement, malgré quelques résultats encourageants, les scores électoraux du PCI s’avèrent médiocres : ses 16 listes départementales obtiennent quelques 60 000 voix aux élections de novembre 1946. Pour préparer l’explosion révolutionnaire qu’ils pensent proche, un certain nombre de militants du PCI se dépensent sans compter. Cet activisme paraît même exagéré à la direction. L’organisation n’arrive pas à fonctionner de manière méthodique et ordonnée car chez de nombreux militants à des phases d’activité frénétique succèdent des périodes d’abattement. En conséquence, beaucoup de nouveaux adhérents abandonnent au bout de quelques mois, épuisés. Le comité central juge très mauvais l’état de santé de nombreux militants du parti. Après quelques progrès, l’effectif de celui-ci stagne entre 700 et 800 membres. La direction le qualifie de « parti-passoire ». Selon Cornélius Castoriadis, le PCI ne compte comme membres en février 1949 que le dixième de ceux qui y ont adhéré depuis 1944. Le « piétinement » du PCI provoque en son sein des discussions sur la stratégie à adopter. En 1946, elles aboutissent à la constitution de quatre tendances que nous allons présenter succinctement. La tendance « droitière » – nommée ainsi par les autres courants du PCI – a pour principaux animateurs d’anciens dirigeants du POI : Albert Demazière, Paul Parisot, Yvan Craipeau et Roland Filiatre. Elle regroupe approximativement la moitié des membres du PCI. Ce courant se veut réaliste : il pense peu probable une prochaine crise révolutionnaire. En fait, il se montre sceptique sur la possibilité de construire un grand parti révolutionnaire, section française de la IVe Internationale. La « droite » propose donc de réviser le programme trotskyste afin de pouvoir constituer un regroupement « large » avec d’autres organisations. Les « droitiers » se concertent déjà avec les Jeunesses socialistes (JS), car celles-ci partagent les critiques des trotskystes sur la politique suivie par le gouvernement et jugent néfaste la participation des socialistes à ce dernier. D’ailleurs, plusieurs « droitiers » constituent une fraction clandestine au sein des JS. L’un d’entre eux, André Essel, devient même un des dirigeants des Jeunesses sous le pseudonyme de Dunoyer. La tendance dite « de gauche » du PCI se veut d’une stricte orthodoxie trotskyste : cela la conduit parfois à céder au dogmatisme. Elle attend un développement révolutionnaire « à la 36 » où le stalinisme serait débordé. Aussi, cette tendance se veut attentive à tous les frémissements de la lutte des classes afin d’y intervenir aussitôt. D’ailleurs, elle regroupe un peu moins de la moitié des membres de l’organisation mais la grande majorité des militants d’entreprise. Présentons les principaux dirigeants de la « gauche ». Parmi ceux-ci, P. Frank est le plus âgé et le plus expérimenté. Arrivé en Grande-Bretagne à la veille de la déclaration de guerre, il est arrêté par les autorités anglaises en octobre 1940 puis interné dans l’île de Man jusqu’en novembre 1943. Libéré, il reprend ses activités militantes et entre en relation avec les trotskystes anglais dont Gerry Healy, futur dirigeant de la section britannique. Revenu à Paris en février 1946, P. Frank devient membre du Secrétariat International et du bureau politique du PCI. Il dirige la revue en français de la IVe, Quatrième Internationale73. Nommons aussi Marcel Bleibtreu. Il a rejoint les trotskystes en 1934, à 16 ans. Médecin, il continue de militer et devient secrétaire politique du PCI en février 194674. Citons aussi J. Grinblat, la fonctionnaire au ministère du Travail Lucienne Abraham – que nous nommerons par son pseudonyme Michèle Mestre – et le postier Marcel Gibelin – spécialisé dans les questions syndicales. Pour clore cette liste, mentionnons P. Lambert dont nous examinerons plus loin les raisons de son ascension. L’ancien clivage entre POI et moliniéristes semble dépassé : M. Gibelin et M. Bleibtreu viennent du premier, P. Frank, J. Grinblat et P. Lambert de l’autre groupe. Après la présentation des deux tendances principales du PCI en 1946-1948, nous allons examiner les deux autres, aux effectifs très restreints. Leur point commun réside dans le rejet radical du système stalinien, ce qui les amène à contester la caractérisation trotskyste de l’URSS comme un état ouvrier dégénéré. Le courant animé par Cornélius Castoriadis et Claude Lefort envisage la bureaucratie stalinienne comme une nouvelle forme de société de classe et d’exploitation qu’on ne saurait défendre. Selon lui, les communistes français constituent l’embryon de cette classe bureaucratique dans notre pays. Pour empêcher celle-ci de prendre le pouvoir et d’exploiter les travailleurs à la place de la bourgeoisie, les révolutionnaires doivent donc combattre énergiquement le PCF. La seconde tendance, animée par Marcel Pennetier et Jacques Gallienne, analyse l’URSS comme une société de « capitalisme d’état ». Depuis longtemps, le mouvement trotskyste discute de la nature de l’URSS. Ainsi, nous avons cité précédemment le cas d’H. Molinier qui refusait de considérer celle-ci comme un état ouvrier dégénéré. En 1946, sur ce sujet, les tendances Castoriadis-Lefort et PennetierGallienne provoquent un nouveau débat qui paraît ésotérique à bien des militants. Surtout, l’existence de ces quatre tendances pose problème au PCI dans la mesure où leurs divergences ne cessent de s’accentuer. Ce parti, difficilement unifié en 1944, devient la proie d’âpres débats internes qui accentuent ses difficultés. Nous venons d’examiner la situation du PCI à l’issue du second conflit mondial. En complément, il nous paraît indispensable de résumer celle du mouvement trotskyste international. Celui-ci continue de se réorganiser à partir du Secrétariat européen animé par M. Pablo. En 1946, une conférence de l’Internationale se tient à Paris avec des délégués de dix sections. L’assemblée élit un nouveau Comité exécutif international (CEI), lequel désigne à son tour un Secrétariat international (SI) où M. Pablo conserve la prééminence. La conférence programme la tenue d’un congrès mondial. Surtout, elle se refuse à changer la perspective énoncée par Trotsky huit ans plus tôt d’une guerre imminente, de la disparition des régimes bourgeois démocratiques et du déferlement d’une puissante vague révolutionnaire. L’assemblée se situe donc sur la même ligne que la gauche du PCI.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I LE PREMIER ÂGE DU TROTSKYSME FRANÇAIS (jusqu’en 1948)
Genèse du mouvement trotskyste
L’entrisme à la SFIO
La fondation de la IVe Internationale
Les premières expériences militantes de Pierre Lambert
La division persistante des trotskystes français
P. Lambert durant l’Occupation
Naissance du PCI
Le PCI à la Libération
L’ascension de P. Lambert
Syndicalisme révolutionnaire et trotskysme
Le tournant de 1947
Scission au PCI
CHAPITRE II NAISSANCE DU « PABLISME » (avril 1948 – juin 1952)
La « divine surprise » yougoslave
Quelques données sur le PCI
La quête d’un regroupement syndical
La nouvelle stratégie de M. Pablo
Le débat dans la section française
Le IIIe congrès mondial
Reprise de la lutte fractionnelle
Le compromis du Xe plenum
La fin de L’Unité
Une scission inéluctable
CHAPITRE III LA CONQUÊTE D’UNE ORGANISATION (juillet 1952 – mars 1953)
Les militants majoritaires
Une situation difficile
Le VIIIe congrès des exclus
Echec dans l’Internationale
La remise en route
L’implantation syndicale des majoritaires
Les hésitations du PCF et de la CGT
Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963
Un nouveau débat au PCI majoritaire
La victoire des « syndicalistes »
CHAPITRE IV L’AFFIRMATION DU COURANT LAMBERTISTE (mars-décembre 1953)
Portrait de P. Lambert
Un nouveau débat sur l’URSS
« Fonctionner comme une fabrique »
L’échec des CRC
Le retour de L’Unité syndicale
Une grève exemplaire
Le mouvement pour les Assises
Les déceptions de l’automne 1953
Une victoire contre le « pablisme »
CHAPITRE V LA DERNIÈRE LUTTE DE TENDANCE (janvier 1954-avril 1955)
Une nouvelle crise au PCI
Constitution du groupe Raoul
L’intervention syndicale
Les dissensions demeurent
L’enlisement du Comité international
L’ultime divergence : Messali Hadj
Synthèse des désaccords
La rupture finale
CHAPITRE VI LE SOUTIEN AUX MESSALISTES (jusqu’au début de 1956)
Nationalistes algériens et trotskystes
Les raisons d’une alliance
Les événements de 1954-1955
L’orientation lambertiste
Les activités clandestines du PCI
Le soutien public du PCI
Les alliés des lambertistes
Le Comité Messali
Une alliance fragile
Les lambertistes contre le FLN
CHAPITRE VII « LA CLASSE OUVRIÈRE MONTE A L’ASSAUT » (avril 1955 – juin 1956)
L’état du parti lambertiste
Une direction pointilleuse
Le fonctionnement du PCI
Le groupe Raoul toléré
Encore les Assises
Le retour des luttes ouvrières et leurs suites
Le revirement du gouvernement Guy Mollet
L’appui au MNA continue
Retour à Amiens
Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963
CHAPITRE VIII CONTRE SUEZ ET BUDAPEST (juin 1956 – avril 1957)
Les lambertistes et l’unité des révolutionnaires
Suez et l’aggravation de la guerre
La crise du mouvement communiste
« Notre printemps en octobre »
Un congrès mouvementé
Naissance du CLADO
Avec E. Morin et Arguments
Les comités de lutte et le premier congrès lambertiste
CHAPITRE IX LES DÉCONVENUES (avril 1957 – juin 1958)
Le revirement du SWP
Le travail ouvrier à la peine
Le semi-échec du CLADO
L’essoufflement de La Vérité
L’effondrement du MNA
La crise du 13 mai
CHAPITRE X LE RÉARMEMENT (juin 1958 – décembre 1959)
Crise de l’organisation et tournant politique
L’abandon du nom PCI
La Vérité mensuelle
Naissance d’Informations ouvrières
Retour aux confédérations syndicales
L’entrisme au PSA
Vers la jeunesse
L’accord avec Voix ouvrière
La convalescence perdure
CHAPITRE XI L’ARRIVÉE D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION (décembre 1959 – novembre 1961)
La fin de l’entrisme au PSA et ses suites
Une nouvelle priorité : le renforcement du groupe
Le retour des GER
Une organisation toujours clandestine
L’arrivée de jeunes
Guerre d’Algérie : au-dessus de la mêlée
La dénonciation de l’intégration
Avec la FEN dans le combat laïc
L’éloignement de Voix ouvrière
Les résultats prometteurs du travail jeunes
L’implantation aux auberges de jeunesse
Naissance du CLER à l’université
Enfin, un congrès
CHAPITRE XII CONTRE L’INTÉGRATION (novembre 1961 – novembre 1963)
Pour la démocratie ouvrière
La dénonciation des « corporatistes » dans les confédérations
Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste jusqu’en 1963
Le combat au PSU
La révolution cubaine et l’éclatement du CI
Pour tourner la page algérienne
Un « événement formidable » : la grève des mineurs
L’éviction de la FUAJ
Le développement du CLER
Un appareil omniprésent
CONCLUSION
ANNEXES
SOURCES
SOURCES PRIMAIRES
SOURCES SECONDAIRES
INDEX
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