« Une femme japonaise de l’an mille vous parle, et vous êtes touché . »
C’est en ces termes que, le 7 juillet 2012, Jean-Claude Carrière invitait les auditeurs de France-Culture à lire le Makura no sôshi ʿДƲ (Le Livre-oreiller) et à se laisser émouvoir par le génie de son auteur, Sei Shônagon ̱ǜρє. Ce génie de Sei Shônagon réside selon lui dans le raffinement, et dans la capacité à « s’adresser au monde entier » en quelques mots, sans même savoir elle-même qu’elle parle « en chuchotant » à tout lecteur. Si un texte vieux de mille ans peut sembler si actuel et si intimement proche à Jean-Claude Carrière, peut-être est-ce grâce à la part d’universel des sentiments humains, et aux qualités immortelles de ce texte. Mais n’est-ce pas aussi, peut-être surtout, grâce aux innombrables passeurs qui ont transmis ce livre et ce qu’il contient : copistes de l’époque de Heian et du Moyen Âge, maîtres de poésie de l’époque d’Edo qui l’ont édité et commenté, éditeurs modernes, et enfin traducteurs ? Ne sont-ce pas ces ouvriers du texte qui, en créant des manifestations successives de cet ouvrage qu’aujourd’hui nous appelons en japonais Makura no sôshi l’ont, à chaque étape, insensiblement, rendu plus proche de nous ?
Le Livre-oreiller, de Sei Shônagon – quelques définitions
Paradoxalement, pour la plupart des Japonais d’aujourd’hui, Le Livre-oreiller semblera probablement moins universel qu’aux Français qui le lisent dans la belle traduction d’André Beaujard. Déroutés par une langue difficile et un arrière-plan culturel qu’ils connaissent mal, ils le lisent peu, et n’en connaissent en général que ce qu’ils ont appris à son sujet au lycée. Certains ont retenu par cœur les premiers paragraphes, évocation des quatre saisons associées à des moments du jour, débutant par la formule « Au printemps, l’aurore ! » (Haru wa akebono ʒPʟ). Sans doute auront-ils retenu le nom de son auteur, Sei Shônagon, ainsi qu’une poignée de mots-clés : « l’époque de Heian » (Heian jidai ȄƼʖ Ü), « les écrits au fil du pinceau » (zuihitsu ӧί), « la littérature de ce qui est charmant » (okashi no bungaku k,8Oɿƶ), «les listes » (monozukushi ͒F08), qui déterminent respectivement une période de l’histoire littéraire, l’appartenance générique, une attitude esthétique, un contenu spécifique.
Dans les dictionnaires courants , le Livre-oreiller est défini comme l’un des deux chefs d’œuvre de la littérature en prose de l’époque de Heian (794-1192), à égalité avec le Roman du Genji (Genji monogatari ̶̃͒ѧ). On considère généralement qu’il fut écrit en plusieurs années, approximativement entre l’an 995 et l’an 1000.
Le texte-flux
Un ouvrage littéraire se présente sous la forme d’une constellation formée par un certain nombre d’éléments : un texte, un titre, un auteur, un genre littéraire. L’expérience de la lecture et la possibilité de l’interprétation reposent généralement sur le principe de l’existence tangible de l’objet de cette lecture. Le lecteur doit pouvoir croire que tout autre lecteur que soi peut lire le même texte, qu’il désignera par le même titre et le même nom d’auteur, et qu’il classera dans la même catégorie. Or, le texte des ouvrages nés dans un contexte de transmission manuscrite est toujours multiple ; leurs titres ont souvent été fixés tardivement ; l’auteur — avant l’époque moderne — n’est ni un démiurge ni le propriétaire de sa création, si bien qu’il est délicat de présupposer quelle intention il incarne ; le genre, enfin, est souvent établi a posteriori, afin d’assigner aux œuvres une place dans l’histoire littéraire. C’est pourquoi une œuvre n’est pas — ou pas seulement — une origine qu’il faudrait reconstruire, mais une matière fluide en perpétuel mouvement.
Le Livre-oreiller est objet littéraire atypique et hétérogène. Atypique, il ne ressemble à aucune autre œuvre ; ce n’est qu’à l’ère Meiji qu’il fut clairement classé dans le genre des « écrits au fil du pinceau ». Hétérogène, il est difficile d’enfermer la diversité de ce qui le compose dans une définition unique, ou de caractériser ce qui pourrait assurer sa cohérence. L’auteur est identifié, depuis le Moyen Âge du moins, comme étant une dame de cour du nom de Sei Shônagon. Mais sa biographie est mal connue, et surtout il est difficile de cerner la nature de cette entité auctoriale : il n’est pas simple de pouvoir postuler l’existence d’un individu, nommé Sei Shônagon, qui ait rédigé l’intégralité du Livre-oreiller. Le sens du titre est obscur. Les différentes familles de manuscrits présentent entre elles des différences profondes. De ce fait, le texte du Livre-oreiller est bien plus instable encore que ceux d’autres œuvres : plusieurs versions profondément différentes coexistent et, fait unique parmi les classiques de l’époque de Heian, le texte de base choisi par les éditeurs a radicalement changé au cours du XXe siècle.
Tout texte né dans un contexte de transmission manuscrite est par nature multiple, évolutif et fuyant, mais c’est peut-être le cas du Livre-oreiller plus que de tout autre. Œuvre atypique, hétérogène, au texte mal établi, dont l’interprétation est changeante et l’auteur indéfinissable : autant de caractéristiques négatives. Mais ce sont précisément autant de raisons qui font du Livre-oreiller un terrain d’investigation privilégié pour voir comment une œuvre s’élabore progressivement, au fil des réécritures, des copies et des éditions.
Kigin
Le nom du poète et commentateur de textes anciens Kitamura Kigin ļʸƵŢ (1624-1705) apparaît dans la préface de la traduction par André Beaujard du Livre-oreiller , ainsi que dans la préface de la traduction par Charles Grobois et Yoshida Tomiko des Heures oisives .
Kitamura Kigin et l’histoire de la littérature de commentaires au Japon
La pratique des commentaires d’œuvres littéraires classiques au Japon est ancienne. Inspirée de pratiques similaires en Chine , elle s’applique aux œuvres en langue vernaculaire à partir de l’époque de Kamakura (1192-1333). Il convient de nommer en premier le poète Fujiwara no Teika ЮŅǀlj (1162-1241), dont le travail d’exégète constitue une étape importante dans l’histoire de l’étude des lettres. En effet, à la fin de sa vie, Teika copie et annote des œuvres du passé, dont notamment les grandes anthologies poétiques, le Roman du Genji, les Contes d’Ise (Ise monogatari ãĹ͒ѧ ; début du X e siècle). Ce faisant, il construit le socle de ce qui deviendra plus tard le canon littéraire japonais.
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Table des matières
Introduction
PARTIE I : Avant Kigin
Chapitre 1) Que savons-nous du Livre-oreiller ?
A) Récit de la genèse de l’œuvre — forme et intention
1. Le texte de l’épilogue
2. Un récit qui légitime l’œuvre
3. Une possibilité de datation ?
B) Un livre dont on fit un « oreiller » — le titre
1. Comment naissent les titres
2. Anciens titres attestés du Livre-oreiller
a) Titres possibles
b) De « Sei Shônagon » à « Makura »
3. Qu’est-ce qu’un « oreiller » ?
C) Sei Shônagon : l’auteur-texte
1. Shônagon, de la famille Kiyohara
2. Une dame au service de l’impératrice Teishi
3. Sei Shônagon, épouse et mère
4. Les médisances de Murasaki Shikibu
D) Les différents visages du Livre-oreiller — les variantes
1. Les manuscrits : quelques données de base
2. Les quatre branches de la tradition manuscrite : Sankan, Nôin, Sakai, Maeda
a) Les livres à texte mélangé — branches Sankan et Nôin
b) Les manuscrits à texte classifié — la branche Sakai et le manuscrit Maeda
3. Un texte introuvable
Chapitre 2) Lectures du Livre-oreiller à l’époque de Heian et au Moyen Âge
A) La poésie, Sei Shônagon et le Livre-oreiller
1. Sei Shônagon, poète 100
a) Le Recueil de poèmes de Sei Shônagon (Sei Shônagon shû ̱ǜρєӬ)
b) Poèmes de Sei Shônagon dans les anthologies et les listes de poètes
2. Le Livre-oreiller et le vocabulaire poétique
a) Une réserve de vocabulaire poétique
b) Au printemps, l’aurore
B) Sei Shônagon hors le texte
1. À l’origine des récits médiévaux : le Livre-oreiller et le personnage de Sei Shônagon dans le Journal de Murasaki Shikibu
2. Le mythe de la déchéance de Sei Shônagon
3. Les anecdotes contenues dans les Propos sur les choses du passé : Sei Shônagon au masculin
C) Des lectures savantes ?
1. La mise en place d’un canon de textes classiques en japonais
2. Commentaires savants portant sur le Livre-oreiller antérieurs à l’époque d’Edo
a) Les annotations de Suetsune
b) Les annotations des manuscrits portant colophon de l’an 2 de l’ère Antei
c) Le commentaire de Yorimoto
d) Une « glose ancienne » du Livre-oreiller
D) Le Livre-oreiller dans Les Heures oisives de Yoshida Kenkô
1. Références au Livre-oreiller dans Les Heures oisives
2. La postface du Livre-oreiller et la préface des Heures oisives
PARTIE II : Le Commentaire de l’aurore au printemps – perspective historique et matérialité
Chapitre 3) Kitamura Kigin, passeur de textes – le contexte historique –
A) La révolution des éditions commentées
1. Le spectaculaire développement du livre imprimé au XVIIe siècle
2. Les contenus — la vogue des classiques
3. Les éditions commentées
B) L’école Teimon et la transmission de la poésie
1. Teimon et le haikai
2. L’école Teimon et la transmission secrète
C) Kigin et l’art d’étudier les textes
1. Origines familiales et formation
2. Kigin et le haikai
3. Kigin, commentateur
4. À Edo, auprès du shôgun
Chapitre 4) Mise en texte et mise en page
A) Présentation générale du Commentaire du printemps et de l’aurore
1. Données de base
2. Répartitions des volumes
B) Titre(s)
C) Le texte des éditions commentées de 1674
1. À la recherche d’un « bon texte »
2. Quel texte éditent Kigin et Bansai ?
3. Livres portant colophons et livres de Sakai
D) Découpage du texte
E) Mise en page
1. Élaboration progressive de la mise en page
2. La mise en page du Commentaire de l’aurore au printemps
a) Description d’ensemble
b) Mise en rapport du texte principal et des notes
c) Contenu des notes et emplacement des notes
PARTIE III : La glose dans le Commentaire de l’aurore au printemps
Chapitre 5) La glose (1) – typologie –
I. Annotations éditoriales
A) Identification des mots
1. Restitution d’un ou plusieurs sinogrammes
2. Indication d’une lecture
B) Renforcement de la ponctuation
C) Signes auxiliaires et diacritiques
D) Problèmes textuels
1. Annotations signalant des variantes
a) Variantes concernant un seul mot
b) Variantes ayant une incidence sur l’organisation du texte
2. Note signalant que le texte est corrompu
II. Annotations littérales
A) Annotations lexicales
1. Définition ou traduction
2. Paraphrase en contexte
B) Annotations grammaticales
C) Annotations dénotatives
1. Identification d’un personnage
2. Identification d’un moment
3. Identification d’un lieu
D) Annotations énonciatives
Conclusion
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