Du siège au terrain : le genre dans les projets de coopération

UN ANCRAGE INSTITUTIONNEL INFLUENT

La dimension institutionnelle peut être étudiée sous un angle historique à partir du moment fondateur mais aussi à partir des tensions régulières avec l’ordre institutionnel.
L’intérêt de ce positionnement de l’analyse réside dans sa capacité à révéler la normalisation dont l’association est immanquablement l’objet. La genèse d’une association est le tuteur de sa trajectoire historique. Le contexte extérieur vient en parallèle modeler cette trajectoire et éventuellement produire des effets de récupération et de banalisation. Il s’agit ici de s’écarter d’une vision restreinte desinstitutions qui les appréhende par leurs seuls effets d’inertie. Il convient de restituer la complexité du processus d’institutionnalisation et de mettre au jour les formes d’interactions entre les acteurs qui en découlent et qui vont orienter l’action collective.
La structure institutionnelle de la Croix-Rouge française s’inscrit dans une dimension historique relativement ancienne puisque sa reconnaissance officielle remonte à 1940, date à laquelle trois associations nées en 1864 à l’initiative d’Henri Dunant se sont regroupées en une unique entité au sein du Mouvement Croix-Rouge. C’est dire si l’aspect historique a une empreinte conséquente et une influence constante sur l’organisation.
Pour prendre conscience du message historique porté par la Croix-Rouge française en son sein, nous retranscrirons les grandes orientations de l’association en tâchant de rester proche du discours des acteurs afin de percevoir les valeurs et injonctions corporatistes qui y sont diffusées. Cela ouvrira une première piste de compréhension des codes et des interactions des acteurs.
Nous observerons ensuite comment les logiques qui régissent l’association tendent, aujourd’hui, à se rapprocher de celles de l’entreprise.

De l’associatif au management d’entreprise

Une empreinte historique forte

Entre innovation et reproduction, une association délimite ses orientations et construit ses pratiques à partir de son historicité. Elle est la base fondatrice de l’identité actuelle et est une des principales clés de compréhension des interactions entre les acteurs de l’organisation. Il est donc essentiel de débuter par une immersion au cœur de la structure institutionnelle.
La genèse et les grands principes fondateurs du Mouvement international de la CroixRouge et du Croissant-Rouge sont issus de la volonté d’assister et de protéger lesvictimes en cas de conflit. Secourir, assister et protéger les populations, tels sont les principes humanistes dont se revendique Henri Dunant lorsqu’il impulse la création du Comité International de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge (CICR) en 1863, suite à la bataille de Solferino.
L’histoire, relatée par les acteurs de la Croix-Rouge, raconte qu’arrivé sur le champ de bataille, Henri Dunant fut profondément choqué par le traitement réservé aux blessés et aux victimes collatérales. Pour remédier à cela, il décide de fédérer des notables au sein d’une organisation et autour d’un projet commun : créer des règles de conduite lors des conflits armés.
Le but premier était de permettre à chaque victime de conflits d’être secourue sans discrimination aucune. Ainsi, en 1864 nait le Mouvement International de la CroixRouge, alors composé de 16 pays, et les principes du Droit International Humanitaire (DIH) à travers la première Conférence de Genève. Cette première convention « pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne » prévoit que soient créés dans chaque pays des comités de secours dont l’emblème sera une croix rouge sur fond blanc et entérine également les règles internationales définissant le sort des personnes aux mains de l’ennemi et de celles qui ne participent pas au combat.
Dès son origine, la Croix-Rouge s’impose donc comme un mouvement international d’aide et d’assistance aux victimes. Mais elle se positionne aussi comme garant du droit International Humanitaire qui évoluera au fil du temps grâce aux quatre conventions de Genève et ses deux protocoles additionnels.
Le Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge est animé par sept principes fondateurs, qui structurent son identité et sa spécificité. Ils ont été proclamés pour la première fois lors de la XXème Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en 1965, ont été révisés lors de la XXVème Conférence internationale de la Croix-Rouge en 1986, puis de nouveau amendés en 1995 et 2006.
Ces sept principes sont explicités comme suit dans les statuts du Mouvement International de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge :
Humanité : Né du souci de porter secours sans discrimination aux blessés des champs de bataille, le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, sous son aspect international et national, s’efforce de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances des hommes. Il tend à protéger la vie et la santé ainsi qu’à faire respecter la personne humaine. Il favorise la compréhension mutuelle, l’amitié, la coopération et une paix durable entre tous les peuples. Impartialité : Ne faire aucune distinction de nationalité, de race, de religion, de condition sociale et d’appartenance politique. Le Mouvement s’applique seulement à secourir les individus à la mesure de leur souffrance et à subvenir par priorité aux détresses les plus urgentes.
Neutralité : Afin de garder la confiance de tous, le Mouvement s’abstient de prendre part aux hostilités et, en tout temps, aux controverses d’ordre politique, racial, religieuse et idéologique. Indépendance : Le Mouvement est indépendant. Auxiliaires des pouvoirs publics dans leurs activités humanitaires et soumises aux lois qui régissent leurs pays respectifs, les Sociétés nationales doivent pourtant conserver une autonomie qui leur permette d’agir toujours selon les principes du Mouvement.
Volontariat : Il est un Mouvement de secours volontaire et désintéressé.
Unité : Il ne peut y avoir qu’une seule Société de la Croix-Rouge ou du Croissant Rouge dans un même pays. Elle doit être ouverte à tous et étendre son action humanitaire au territoire entier.
Universalité : Le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, au sein duquel toutes les Sociétés ont des droits égaux et le devoir de s’entraider, est universel.
Les 264 établissements de la Croix-Rouge française sont les structures sanitaires, sociales, médico-sociales et les structures de formation initiale et continue de l’association. Chaque établissement concourt, dans sa filière, à la réalisation des missions de la Croix-Rouge française par son action et en complémentarité avec les autres établissements, les unités locales et les délégations de l’association. Les établissements sont supervisés par un conseil de surveillance.
Lesdomaines d’action de l’organisation sont scindés en cinq grandes catégories qui, de manière générale, sont toutes représentées au sein de ce maillage territorial. L’urgence et le secourisme comptent plus de 100 000 secouristes bénévoles à travers la France qui sont opérationnels 24 heures sur 24. Ils interviennent via des postes de secours lors de grands rassemblements ou sur des opérations d’urgence. Ils offrent aussi des formations grand public ou spécialisées dans les premiers secours.
L’action sociale de la Croix-Rouge française porte sur le soutien psychologique, la protection de l’enfance, la petite enfance et la famille, la promotion de la santé, les hébergements d’urgence, l’aide aux migrants ou encore lalutte contre l’illettrisme. Des actions en milieu carcéral sont également dispensées et des établissements sont disponibles pour permettre de mener à bien ces missions. Ces actions sociales regroupent 32 000 bénévoles œuvrant auprès des personnes les plus démunies pour lutter contre l’exclusion et la précarité.
L’action de formation permet que 17 000 professionnels soient formés chaque année par l’organisation. Un corps de formation est spécialement réservé à l’urgence, mais il existe également des écoles de formation sanitaires et sociales.
Par son action de santé et d’aide à l’autonomie, la Croix-Rouge française intègre le système de santé français et pallie à ses déficits. Un effort est consacré à l’accès aux soins des personnes en situation de précarité, l’aide et les soins à domicile, l’hébergement médicalisé des personnes âgées dépendantes, l’accompagnement des personnes handicapées. Ces activités s’accompagnent de soutien psychologique et matériel.

Une perspective genre balbutiante

Un mimétisme étatique

La trajectoire associative de la Croix-Rouge française ne peut être autonomisée par rapport à celles de l’Etat social. Malgré une historicité construite sur une volonté de pallier les carences d’accompagnement des plus démunis, nous avons pu noter le rapport étroit de l’organisation avec les pouvoirs publics français. Il existe une réelle interdépendance entre ces deux acteurs. A l’origine, construite en réaction à un manque d’intervention de l’Etat, l’association s’est ensuite mise en conformité avec l’ordre institutionnel établi. Son insertion dans le cadre institutionnel contribue à sa normalisation. L’attribution de subventions publiques est l’un des nombreux rouages incontournables qui contraignent les associations à se soumettre aux exigences explicites et injonctions tacites du gouvernement. L’analyse de la contingence parle d’une orientation situationnelle des priorités de l’institution, influencée par l’adaptation de l’organisation à son environnement . Ainsi, dans sa quête de légitimité, la CroixRouge s’est en effet inscrite dans un schème bureaucratique au fil de sa construction institutionnelle.
Tout au long de son action, l’association s’adapte au contexte et adopte des mimétismes étatiques.
Comme nous l’avons vu, il suffit de lire quelques lignes de la bibliographie des divers dirigeants de la Croix-Rouge française pour se rendre compte de l’ampleur du lien qui existe entre l’association et les gouvernements successifs. Nous pouvons reprendre l’exemple Jean-François MATTEI, Président de la Croix-Rouge française de 2004 à 2013, il avait succédé à Bernard KOUCHNER au Ministère de la Santé de 2002 à 2004.
Les présidents de l’association ont tous, depuis sa création, été des professeurs de médecine, des ambassadeurs, des avocats, des marquis ou des comtes. Quant à ses directeurs généraux, ils ont des curriculum vitae tout aussi bien fournis avec eux aussi de forts liens avec le monde politique. L’institution est donc au plus proche du gouvernement et, par son statut d’auxiliaire des pouvoirs publics, travaille en étroite collaboration avec ce dernier. En effet, l’association vient bien souvent combler les carences de l’Etat en matière de politiques sociales. D’une manière générale, la Croix Rouge française s’inscrit dans les lignes directrices des politiques mises en place par le gouvernement. Malgré son action de plaidoyer, l’association n’affronte jamais frontalement l’Etat, en accord avec son principe de neutralité. Pour autant, elle agit en complémentarité avec l’institution politique. Dans un soucis de légitimation aux yeux du grands publics et des instances politiques, d’entretien des relations de partenariat entre les dirigeants de l’association et des membres du gouvernement mais aussi parce qu’il est plus aisé d’obtenir des subventions pour des activités qui relèvent de thématiques portées par l’Etat lui-même, la Croix-Rouge calque ainsi ses orientations stratégiques sur les thématiques qui ont le vent en poupe au sein du gouvernement.
Depuis 1981, avec la « Convention des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes » et notamment suite à la décennie des Nations-Unies pour la femme (1975-1985), de nombreux Etats ont accéléré l’intégration de l’approche genre au sein de leurs politiques. En 1975, le gouvernement français promulguait la loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse et la loi Habby qui créait le collège unique mixte, une loi qui sanctionnait dès lors les discriminations fondées sur le sexe, en particulier en matière d’embauche et le divorce par consentement mutuel fut rétabli. Une forte dynamique d’instauration de l’égalitéentre les femmes et les hommes était en phase. Quelques décennies plus tard, après avoir créé le réseau Genre en Action, qui développe un portail internet francophone, le ministère des Affaires étrangères a créé en 2006 la plate-forme interministérielle Genre et développement, qui réunit ministères, organisations de la société civile et de la recherche, collectivités et élus. En 2007, en coopération avec les acteurs dela société civile et les points focaux genre nommés dans ses services sectoriels, le MAEE a publié un document d’orientation stratégique Genre (DOS) adossé à la stratégie française de gouvernance. En 2008, un groupe de travail genre a été constitué au sein de la Commission « coopération développement », lieu de concertation avec les ONG. Des mécanismes financiers en faveur des projets intégrant le genre et renforçant les capacités des femmes, notamment dans le domaine économique ont été mis en œuvre en 2009 au niveau du MAEE, avec un Fonds de solidarité prioritaire (FSP) Genre et développement économique. L’Agence française de développement, opérateur de l’aide française, intègre le genre dans sa politique de responsabilité sociale et environnementale.

Une timide mise en application

Malgré les nouvelles orientations étatiques en matière de genre, la réalité des inégalités femmes-hommes au sein des grandes organisations persiste. Et, comme nous l’avons vu précédemment, la Croix-Rouge est à l’image de la société française. Malgréune volonté d’amélioration des réalités sociales, l’association reproduit les inégalités qui façonnent la société dans laquelle elle évolue, notamment les inégalités de sexe.
Les femmes sont très majoritaires au sein de l’association dans son ensemble et représentent 65% des bénévoles des délégations de la Croix-Rouge française. En revanche, au sein de la direction globale de l’organisation, elles sont ostensiblement minoritaires. Elles représentent 17% des 18 Président-e-s de Délégations régionales et 32% de la Gouvernance nationale, c’est-à-dire des instances dirigeantes élues. Si l’on observe de façon plus approfondie la composition de cette gouvernance, les femmes composent 31% du Conseil d’administration, 30% du Bureau national, 50% du Comité des sages, 25% de la Commission nationale de surveillance et 57% du Comité de prévention des risques. De plus, la présidence de l’association a depuis sa création en 1940 toujours été tenue par des hommes. Ce revirement de la gouvernance de l’association est pour le moins radical alors même que la Croix-Rouge française est née de l’Union des Dames de France et de l’Association des Femmes de France. Ces comités ont été systématiquement dirigés par des femmes de 1867 à 1940 jusqu’à ce qu’ils fusionnent et deviennent la Croix-Rouge française. Depuis lors, une seule femme a été présidente de l’association, Georgina Dufoix, de 1989 à 1992.
Autrement dit, la représentativité des femmes au sein de la direction élue est inversement proportionnelle à la composition majoritairement féminine de l’association.
On peut observer le même phénomène au sein des Sociétés nationales Croix-Rouge d’Europe où les femmes représentent en moyenne 58% des volontaires et 65% du personnel. Lorsque l’on monte dans la hiérarchie, le pourcentage de représentativité féminine s’amoindrit. En effet, 53% des postes de direction sont occupés par des femmes quand bien même elles représentent plus des deux tiers du personnel. Quant à leur présence dans les instances de gouvernance, autrement dit les représentants élus au
Conseil de direction, la parité est une notion presque méconnue puisque les femmes ne représentent que 35% de ces représentants alors qu’elles constituent 58% de la base des volontaires.

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Table des matières
INTRODUCTION
I. UN ANCRAGE INSTITUTIONNEL INFLUENT
A. De l’associatif au management d’entreprise
1) Une empreinte historique forte
2) Des logiques isomorphes grandissantes
B. Une perspective genre balbutiante
1) Un mimétisme étatique
2) Une timide mise en application
II. UN SCHEMA OPERATIONNEL CLOISONNE
A. L’influence d’un consensus international
1) Des approches en constante évolution
2) Des orientations guidées par les bailleurs
B. Du siège au terrain : le genre dans les projets de coopération
1) Une approche de surface
2) Une approche transversale en devenir
CONCLUSION

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