Transformations au sein des industries culturelles à l’heure du numérique : le cas de l’industrie musicale
Si les textes fondateurs d’Adorno (1964), Eco (1965) puis Morin, présentant l’industrialisation de la culture comme « une seconde industrialisation, qui est désormais l’industrialisation de l’esprit » (Morin, 1961, p. 38) datent quelque peu, ils restent d’une grande pertinence contemporaine, au regard des nombreux travaux scientifiques qui poursuivent cette réflexion en plaçant la culture au sein d’une dyade entre technique et capitalisme (Bouquillion et Combès, 2007 ; Bouquillion, 2008). Le rapprochement entre les entités culturelles et médiatiques, amorcé depuis les années 1980, semble tout à la fois cause et conséquence des mutations de ces deux types d’industries.
Dans ses écrits, Philippe Bouquillion fait état d’une nouvelle conceptualisation de la culture au prisme des médias comme si, désormais, le numérique avait soudé « l’esthétique » au « médiatique » et projeté la création vers des logiques de plus en plus capitalistes (Bouquillion et Combès, 2007 ; Bouquillion, 2008). En ce sens, le concept de « médiacultures », proposé par Éric Maigret et Éric Macé, confirme la volonté de ne plus opposer ces entités .
Le paradigme des cultural studies, qui repose sur une idéologie d’opposition hiérarchisante et verticale (élite/masse, instance de production/instance de réception), semble à relativiser, comme en témoigne la position commune émanant de plusieurs travaux. Ces derniers préfèrent à cette opposition renverser les modèles vers une vision plus horizontale, comme le préconisent Hervé Glévarec et Michel Pinet (2009), par exemple. L’enjeu de ces travaux consiste désormais à centrer notre regard non plus sur l’opposition, mais sur la mise en tension des conflits et de leur intensité, au sein des sphères publiques (Maigret et Macé, 2005, p. 52), ou sur la tension entre le pôle de production et celui de réception, telle que l’ont identifiée Amanda Rueda ou Joëlle Le Marec.
Le numérique a amoindri, dans notre société, un certain nombre de frontières, dont la nouvelle porosité est une problématique nodale des effets du numérique: porosité des frontières entre médias et culture, professionnels et amateurs, producteurs et auditeurs, à laquelle s’ajoutent les « frontières entre des pratiques cloisonnées (écrire pour alimenter un blog, etc.), frontières entre les interdictions éventuelles (regarder sur l’ordinateur ou en MP4 une émission de télévision interdite par les parents…), frontières entre espaces (privé et public), frontières entre les pratiques classiquement distinctives des garçons et des filles » (Octobre et Berthomier, 2011, p. 4). Pour mieux comprendre ce que le numérique a fait aux industries culturelles, nous proposons de revenir succinctement sur une typologie des bouleversements qu’a subis l’industrie musicale.
L’irruption des groupes de télécommunication, comme nouveaux acteurs de l’intermédiation, au sein de la chaîne de production, est venue concentrer les industries culturelles (Le Diberder et Chantepie, 2010, p. 82), parmi lesquels l’exemple de l’industrie musicale est criant . À cette époque, les vagues successives de mise en ligne des catalogues musicaux des différentes majors illustrent leur incapacité à s’associer autour d’une plateforme commune, réunissant l’ensemble des catalogues des majors, pour faire face à la montée du téléchargement illégal. Conséquemment, l’intermédiation s’est vu être rapidement accaparée par les télécoms (Fnac, Amazon, iTunes, etc.).
Panorama des recherches sur la musicalisation du quotidien
À présent que nous avons posé le cadre des mutations dues au numérique, du côté du pôle de production, intéressons-nous maintenant aux pratiques en réception, à travers la littérature scientifique sur le sujet.
Un certain nombre de travaux évoquant de manière centrale ou périphérique l’écoute musicale pense la musicalisation de notre quotidien, dans notre société occidentale, comme étant davantage un état de fait qu’un phénomène en construction : il y aurait « plus » de musique qu’avant. Cette monstration sans explication pose pourtant une double question. La première est de savoir quelles preuves nous avons, dans notre société contemporaine occidentale, et plus précisément française, pour affirmer que la musique est un objet ayant infiltré notre quotidien Si c’est le cas, sous quelles formes le fait-elle ? La seconde se tourne vers l’historicisation de ce phénomène : quelles « étapes » la musicalisation a-t-elle franchi ces dernières décennies, du fait de sa digitalisation ?
Nous aurions pu faire le choix de traiter de la question de la musicalisation dans une perspective historique large, en remontant aux premières formes de musicalisation de notre société occidentale. Mais, dans la mesure où notre recherche se focalise sur la question de l’écoute musicale, sous ses formes numériques, nous avons préféré dresser un panorama de l’existant, en articulant les phénomènes de musicalisation, au travers de ses résurgences médiatiques et des travaux de recherche qui s’y réfèrent. Pour autant, avant d’entrer au cœur de cet état des lieux de la littérature autour de l’écoute musicale, une mise en contextualisation nous paraissait structurante, pour comprendre ce panorama. En effet, si les MAP ont pu infiltrer notre quotidien c’est parce que, conjointement à son évolution du côté de la réception, historiquement et à plusieurs échelles, elles ont bénéficié d’une reconnaissance et d’une légitimation.
Même si « les années Malraux » se sont fondées sur des ambitions de démocratisation culturelle tous azimuts (Moulinier, 2001), seules les musiques dites « savantes » ont d’abord trouvé une légitimité à figurer parmi les politiques publiques, trouvant ainsi une forme d’écho aux théories critiques de la pensée bourdieusienne. L’ostracisme auquel ont dû faire face les MAP, que ce soit en matière de formations musicales, grâce au Plan Landowski (1965) qui tend à structurer les conservatoires de musique, ou de spectacle vivant (François, 2008, p. 48-53), s’est peu à peu desserré, à partir des années 1980. Cela, en faveur d’une lente reconnaissance, par les pouvoirs publics et d’une « sectorialisation des musiques actuelles » (Teillet, 2007, p. 271-272). Les différents rapports commandités par le ministère de la Culture, ces dernières années, en témoignent (Zelnik, Toubon et Cerutti, 2010 ; Jacques Renard, 2011 ; Riester et al., 2011 ; Lockwook, 2012 ; Lescure, 2013 ; Phéline, 2013).
Dernièrement, deux dispositifs ont mis en lumière à la fois l’avancée en matière de visibilité et de reconnaissance des MAP par les pouvoirs publics et la difficulté globale de structuration de cette filière :
● Le label SMAc (Scène de Musiques Actuelles) est un label national, créé en 1998, par le ministère de la Culture, pour favoriser la création de salles de concert dédiées aux musiques actuelles . Soumis à une convention et un cahier des charges, notamment à propos de la programmation, ce label a pour vocation de favoriser l’ascension de groupes locaux à des scènes nationales, voire internationales, et ainsi permettre d’élargir l’éventail de la diversité culturelle, sans cesse remis en question. Les vagues de labellisation se sont multipliées, mettant en évidence les difficultés successives à intégrer ce dispositif à des salles de concert de musiques actuelles non labellisées, mais existantes depuis plusieurs décennies.
● La création d’un Centre National de Musique (CNM), équivalent musical du CNC, est une proposition faite dans le rapport Riester (Riester et al., 2011), alors très attendue dans le secteur musical. Les constats de ce rapport font état d’une aide publique globalement limitée, dont la majeure partie des aides directes reposent sur des mécanismes de redistribution interne. La création de valeur ne provenant pas, ou peu, de sources extérieures, les ressources tarissent d’autant plus rapidement. Le second problème tient à l’éclatement des dispositifs d’aides et de soutiens. L’État finance ou cofinance un grand nombre de fonds de soutien à travers une multiplicité d’acteurs.
Ce problème de la dispersion des organismes de soutien devait être résolu à l’ouverture du CNM en les réunissant tous, en vue d’une meilleure lecture des aides publiques – pour les artistes, en premier lieu qui, aujourd’hui encore, multiplient à perte les dossiers d’aides – et pour qu’une répartition plus équitable voie le jour – évitant ainsi un double ou triple financement de projets musicaux déjà subventionnés par une aide gouvernementale. À l’investiture de François Hollande, en 2012, Aurélie Filipetti, nommée alors ministre de la Culture, annonce la poursuite de ce projet avant de faire machine arrière, quelques mois plus tard, pour cause de crise économique.
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Table des matières
Introduction générale
Partie I : Du numérique dans la musique. De la musique dans la société. Une société en numérique
Introduction partie I
Chapitre 1 – État de la littérature autour de l’écoute musicale
1. Transformations au sein des industries culturelles à l’heure du numérique : le cas de l’industrie musicale
2. Panorama des recherches sur la musicalisation du quotidien
3. Peut-on dater la musicalisation de notre société ?
Chapitre 2 – Mesurer la consommation musicale
4. La musique au prisme des variables sociologiques
5. Musique enregistrée
6. La radio
7. Des lieux pour écouter la musique : le cas du concert et du festival
Chapitre 3 : La controverse « moderne » autour du téléchargement illégal
8. Perspective historique des technologies et réseaux de téléchargement illégal de musique
9. Hadopi en réponse au téléchargement illégal
10. La controverse « moderne » autour de la figure du pirate
11. Analyse théorique du téléchargement illégal et de ses effets
Conclusion partie I
Partie II : Portraits d’adolescents en famille et de leurs pratiques d’écoute musicale
Introduction partie II
Chapitre 4 : Une ethnographie « chemin faisant »
12. Penser une méthodologie combinatoire
13. Interroger et observer des adolescents
Chapitre 5 : Monographie d’adolescents et de leur famille à l’étude de leurs pratiques d’Écoute musicale
Margritt, Astrid et Hugo
Martin et Basile
Éléonore et Rébecca
Rémy
Jeanne et Louise
Conclusion Partie II
Partie III : Musicalisation du quotidien en régime numérique – Analyse transversale
Introduction partie III
Chapitre 6 : Musiques en individuation
14. Introduction : temps d’écoute, réflexe et addiction
15. Usages et équipements
16. Modes d’écoutes et classification
17. Quelques leviers de compréhension de l’expérience d’écoute musicale en régime numérique
Conclusion intermédiaire
Chapitre 7 : Musiques en médiations
18. Découvrir la musique
19. La musique en médiations
Conclusion intermédiaire
Chapitre 8 : Musique numérique et consentement à payer
20. Ce que le numérique fait à l’écoute musicale
21. Téléchargement illégal et consentement à payer
Conclusion chapitre 8
Conclusion générale
Bibliographie