Du monopole au marché concurrentiel : la lente ouverture d’un marché de service public
Longtemps, le marché des obsèques est resté un marché fermé, sous le contrôle strict de l’Etat et de ses représentants locaux – notamment à l’échelle des communes, à travers les mairies. Pourtant, depuis les années 1980 et la loi Sueur de 1993, le marché s’est ouvert à la concurrence et une multitude d’acteurs privés peuvent aujourd’hui prétendre à la profession d’opérateur funéraire.
Afin de comprendre les éléments qui caractérisent le secteur, j’adopterai ici une démarche en trois temps, me permettant de refléter l’évolution historique des dispositions législatives, conceptions et représentations du secteur dans l’imaginaire collectif français.
En premier lieu, je détaillerai les dispositions qui dotent le marché funéraire de son statut particulier de « monopole de service public ». En effet, il sera important, pour poursuivre mes réflexions, de comprendre l’organisation du marché, d’abord tel qu’il était pensé jusqu’à la fin du siècle dernier, puis tel qu’il l’est aujourd’hui. Dans cette perspective, je m’efforcerai de détailler les continuités comme les ruptures qui existent dans la définition du rôle des entreprises de pompes funèbres au sein de la société française.
En second lieu, je m’attacherai à expliquer comment un leader très puissant, en la qualité du groupe Omnium de Gestion et de Financement – Pompes Funèbres Générales (OGF-PFG), a réussi à émerger puis à s’imposer dans le panorama funéraire français. Je m’intéresserai donc à son développement horizontal et vertical dans tout le pays afin de comprendre les ressorts de son succès. J’évaluerai aussi comment la résistance à ce géant si dangereux pour le maillage de PME qui composait traditionnellement le marché des pompes funèbres a pu s’organiser alors que le groupe leader s’imposait presque partout sur le territoire.
Enfin, dans une troisième partie, j’étudierai l’irruption de la concurrence sur le marché des obsèques et les conditions qui ont permis à la concurrence du groupe OGF-PFG d’émerger. J’entends par-là comprendre les critiques intrinsèques au marché et remobilisées afin de légitimer la pluralité des acteurs, ainsi que l’identité des contestataires qui s’expriment, à partir des années 1980, pour faire évoluer les dispositions législatives. Je montrerai également quels changements ont pu être induits par l’arrivée de concurrents sur le marché, avec notamment l’arrivée du discount sous l’impulsion de la famille Leclerc, déjà connue sur le marché de la grande distribution en France. Je montrerai également que l’arrivée de la concurrence sur le marché amène un bouleversement de taille, à savoir le développement de la communication, de la promotion et de la publicité à grande échelle sur le territoire français, pour ce marché pourtant traditionnellement si discret.
Un monopole de service public
Depuis 1904, les services de pompes funèbres sont considérés, en France, comme un monopole de service public. L’objectif de cette réforme, à l’aube du XXème siècle, était d’empêcher la mainmise de l’Eglise sur le secteur et de donner plus de place à l’Etat dans la gestion et la régulation de la mort et des morts sur le territoire national. En effet, l’Eglise catholique, alors en charge des prestations symboliques autour de la mort, échappait largement au pouvoir de l’Etat, qui entamait à l’époque son processus de laïcisation. Pour remédier à cette situation, l’Etat français décide alors de s’arroger les pleins pouvoirs sur le marché des services funéraires : les communes et collectivités seraient, à l’échelle locale, les décisionnaires et ordonnateurs des prestations funéraires au nom de l’Etat.
Je montrerai ici comment le secteur et les professions qui y sont rattachées ont pu évoluer à partir de 1904 et étudierai comment ceux-ci étaient perçus à l’aube de ce marché public si particulier. On verra ainsi le rôle social des professionnels des obsèques au début du siècle dernier, ainsi que les dispositions légales qui définissent alors ces prestations comme service public dans le cadre d’une économie dite « morale ». Je montrerai ensuite comment les dépositaires de l’autorité publique à l’échelle locale – notamment les mairies – ont commencé à faire appel à des tiers pour la gestion de ce marché, mandatés pour organiser les obsèques au nom des communes concessionnaires.
Un rapport à la mort, au mourant et au défunt largement différent de l’époque contemporaine
A l’heure de la nationalisation du marché de la mort, la situation des mourants et la place qu’ils occupent au sein de la société française sont bien différentes de celles que l’on connait aujourd’hui. En effet, au début du XXe siècle, l’on meurt presque toujours chez soi, à un âge beaucoup moins avancé qu’aujourd’hui. La mort est donc un phénomène massif, qui touche toutes les classes sociales et surtout toutes les classes d’âges de manière beaucoup moins inégale qu’à l’époque contemporaine, la mortalité infantile étant particulièrement élevée au début du siècle. En effet, en 1904, on compte 152,9 décès infantiles (soit des enfants de moins d’un an) pour 1 000 naissances sur le territoire français . À la même époque, l’espérance de vie à la naissance s’établit aux environs de 45 à 50 ans en France , alors qu’elle atteint aujourd’hui presque 83 ans (moyenne des hommes et des femmes, respectivement 79,8 et 85,7 ans en 2019) . La mort est donc présente partout dans la société et est un fait courant : on meurt jeune, et on sait que ses enfants ont une probabilité élevée de mourir jeunes, voire très jeunes. Puisqu’elle est si courante, la mort est alors un fait familier ; elle ne terrifie pas comme elle le fait aujourd’hui, mais constitue plutôt un constat que les individus comme l’Etat doivent prendre en compte. Il faut donc gérer ce phénomène de grande ampleur.
Pour Philippe Ariès, la fin du XIXe et le début du XXe siècle constituent un tournant dans l’histoire du rapport à la mort en Occident : la mort devient avant tout ce qui arrive à l’autre, elle est « la mort de toi ». C’est à cette période, écrit-il, que la mort prend un tour dramatique, exalté et proprement particulier : « la mort, romantique, rhétorique, est d’abord la mort de l’autre ; l’autre dont le regret et le souvenir inspirent aux XIXe et au XXe siècle le culte des tombeaux et des cimetières ». A cette époque, les pompes funèbres portent donc bien leur nom – les funérailles et les sépultures étant au centre du rapport entretenu avec la mort et avec les morts. Les obsèques sont alors célébrées en grandes pompes, c’est-à-dire dans un « déploiement de faste, de décorum », signe du respect envers le défunt, mais aussi de son statut social, de celui de ses proches survivants et de la douleur provoquée par son deuil. On retrouve ici une conception assez commune des honneurs après la mort : en effet, aujourd’hui encore, on considère que les sommes dédiées à un enterrement et aux objets qui y sont attachés, les soins apportés à un tombeau ainsi que le niveau de fleurissement de celui-ci sont des marques de respect et de maintien du lien avec le défunt. Pourtant, deux grandes différences demeurent, au delà de ces similitudes avec notre époque contemporaine : d’abord, à la fin du XIXe et du début du XXe siècle, « la mort redoutée n’est […] pas la mort de soi mais la mort de l’autre . » Si aujourd’hui on redoute la mort de ses proches, on redoute également, si ce n’est plus, sa propre mort : c’est ici que réside la première différence avec le début du siècle dernier, où l’on ne se prépare pas à sa mort de manière particulière, bien que l’on pleure publiquement la mort de l’autre sous des apparats aujourd’hui disparus. De plus, le tombeau prend, au moment où est adoptée la loi de 1904 régissant les activités professionnelles autour des corps morts, une signification nouvelle : il devient un lieu de visite, de recueillement et de famille et « on va donc visiter le tombeau d’un être cher comme on va chez un parent ou dans une maison à soi, pleine de souvenirs », chose qu’il demeure d’ailleurs aujourd’hui. Cette analyse est d’ailleurs corroborée par la publicité intitulée «Déjeuner de Famille » du groupe PFG . En effet, comme l’indique le titre de la publicité, l’organisation des obsèques constitue une réunion de famille, qui donne l’occasion à tous de se revoir après ce qui semble être un long moment d’absence. Ensuite, la seconde différence réside dans le fait que l’on peut pleurer publiquement ses morts, sans apparaître inconvenant aux yeux du reste de la société. Si aujourd’hui les signes apparents du deuil sont tolérés un temps, ils ne sont pas les bienvenus sur une période longue et semblent inconvenants dans bien des situations. Bref, ce qui aurait été jugé inconvenant il y a un siècle (ne pas pleurer ses morts), est aujourd’hui devenu la conduite à tenir.
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Table des matières
INTRODUCTION
Cheminement de la démarche et choix du sujet de recherche
Problématique et hypothèses
Eléments de méthodologie et corpus
Plan
I – Du monopole au marché concurrentiel : la lente ouverture d’un marché de service public
1 – Un monopole de service public
a. Un rapport à la mort, au mourant et au défunt largement différent de l’époque
contemporaine
b. Une économie morale et de service public
c. La toute-puissance des concessionnaires publics
2 – Emergence et toute-puissance du géant OGF-PFG
a. D’une puissance intra-régionale au développement horizontal et vertical d’un acteur unique
b. La résistance à la colonisation du marché par un acteur unique à l’échelle locale
3 – Entrée de la concurrence sur le marché
a. Evolution du rapport à la mort et au deuil : vers la remise en question du
monopole
b. Michel Leclerc : contestations, disruption du secteur et évolutions législatives
c. La naissance des discours promotionnels et publicitaires dans le secteur
funéraire
II – La mort et ses clients
1) La mort est-elle vraiment taboue ?
a. La mort comme promenade ou comme voyage
b. Le bonheur d’avoir vécu
c. Dépasser la mort par la transmission
2) Vendre de la qualité de biens et services
a. Une communication basée sur l’expertise métier
b. Industrialisation de la prestation et confiance : comment les groupes abordent-ils un marché traditionnel ?
3) Standardisation et diversité de l’offre : dans quelle mesure la concurrence est-elle
moteur de variété ?
a. Une standardisation des offres et des prix qui ne se retrouve pas dans la manière de communiquer
b. La professionnalisation du rituel
c. Des pompes funèbres pour une communauté ?
III – Du client au consommateur : l’entrée du futur mort sur le marché
1) La nouvelle concurrence des acteurs du funéraire sur le marché de la prévoyance
a. Les différents types de contrats obsèques
b. Prévoyance et publicité : comment représenter le contrat ?
2) L’homo economicus survit-il à ses obsèques ?
a. Les motivations du consommateur à signer un contrat obsèques
b. Un déni de la mort ?
c. Faire un choix personnel
3) La prévoyance implique-t-elle de sacrifier le symbolisme au profit de la
personnalisation ?
a. Une rupture symbolique dans la tradition
b. Prévoyance rime-t-elle vraiment avec personnalisation ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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