Du fondement de l’identité à sa mise à mal dans la maladie neurodégénérative de type Alzheimer
L’identité personnelle ne découle pas de manière instantanée du concept d’identité. En effet, il est tout à fait possible de parler du concept d’identité sans recourir à l’existence humaine. Il nous faudra donc dans un premier temps étudier comment la notion plus générale d’identité fait apparaître la notion plus particulière propre à un individu qu’est l’identité personnelle. Cette entrée dans l’argumentation, semblant au premier abord éloignée du problème posé, nous permettra de faire émerger trois concepts centraux liés à l’identité : la ressemblance, la reconnaissance et l’identification. Si l’identité personnelle et l’identité logique semblent distinctes au premier abord, elles se retrouveront intimement liées une fois rattachées au sein d’un sujet et grâce aux notions communes que nous venons d’évoquer. Ce processus de glissement s’opère par la temporalité qui est au cœur de leur articulation.
La référence à Ricœur dans ce début d’argumentation et notamment à son ouvrage Soimême comme un autre nous permettra de comprendre comment s’opère le passage entre l’identité comme identique et l’identité comme mêmeté puis ipséité, opération permettant de glisser petit à petit de l’identité chose (l’identité comme identique) à l’identité du sujet, individuelle et personnelle (l’identité comme mêmeté et ipséité).
La dimension temporelle qui se dégagera des deux points nous permettra d’entrevoir comment le socle identitaire d’un individu peut être ébranlé, notamment par une maladie remettant en question tout ce qui semblait faire office de support à l’identité, à savoir l’exemple de la maladie d’Alzheimer.
Définition commune de l’identité
L’identité comme l’identique
L’identité n’est pas de prime abord une notion rattachée à l’existence individuelle puis personnelle. On parle d’abord d’identité dans le domaine de la logique et de la mathématique pour désigner ce qui est identique à lui-même, à savoir ce qui est A est A ou encore A = A. Recourir à la notion d’identique suppose donc une base immuable non soumise au changement, garante de la permanence de l’objet et donc de son identité propre. Cette permanence permet à l’identité de se découpler en deux pôles, à savoir l’identité numérique et l’identité qualitative. Définissons ces dernières et faisons apparaître leurs conséquences. La première souligne l’unicité de l’objet à lui-même. Identifier cet objet, c’est l’identifier comme étant identique à lui même. L’identité qualitative souligne quant à elle la ressemblance de l’objet à lui même, notamment par ses qualités intrinsèques. Connaître cet objet, c’est le reconnaître tel qu’il est lui-même. Il semble donc exister des critères de l’identité ; à la fois des critères basés sur l’unicité de l’objet avec lui-même que l’on pourrait appeler de critères internes mais aussi des critères garants de la reconnaissance de celui-ci, à savoir des critères externes.
Ce double aspect de l’identité soulève l’importance de la notion temporelle dans le processus double de la ressemblance et de l’identification. Tout processus de ressemblance et d’identification se situe inéluctablement dans une problématique de la temporalité. L’identité doit se prouver à chaque instant t qui s’écoule. Dès lors, la temporalité est une épreuve au concept même d’identité. En effet, le temps est le vecteur par excellence de dissemblance ou d’obstacle à la reconnaissance, notamment lorsque l’identité concerne les individus humains. L’exemple le plus parlant reste celui du changement physique des corps, changement physique qui pourtant ne modifie pas l’identité de l’individu.
Mais un problème majeur se pose si l’on s’en tient à la définition de l’identité comme identique chez l’individu. La notion d’identique semble être coincée dans un présent suspendu, l’on pourrait même dire hors temporalité, ce qui est peu pensable dans le cas de l’identité personnelle car irrémédiablement, les individus changent. Pour comprendre comment le changement peut affecter un individu car c’est cela qui va nous occuper en propre, il nous faudra plutôt recourir à la notion de mêmeté : Je reconnais x comme étant le même malgré le temps qui passe. Je ne dis pas de lui qu’il reste identique mais je dis de lui qu’il reste le même. Dans le cas d’individus humains, c’est la vieillesse qui opère comme un des principaux facteurs de dissemblance, notamment par la vieillesse physiologique à savoir celle des corps.
La problématique de l’identique semble donc doucement se transformer en problématique de la mêmeté, notamment dans un questionnement sur l’identité personnelle qui sera le centre de notre attention. Mais pour comprendre comment ce glissement s’effectue, il nous faut étudier ce qui dans l’individu fait office de support à cette mêmeté dans le changement.
De l’identité identique à l’identité mêmeté de l’individu : la problématique temporelle
Pour être reconnu comme étant le même de l’instant t1 passé à l’instant t2 présent, il faut que le temps ne soit pas vecteur de dissemblance. Comme principal facteur de dissemblance, nous avons déjà évoqué la vieillesse des corps. Plus la distance dans le temps est grande, plus il est difficile de réidentifier du moins physiquement l’individu marqué par le temps qui passe. Afin de trouver ce qui dans l’individu officie comme invariant, il faut recourir à un autre critère en plus de l’identité numérique et de l’identité qualitative que nous avons introduites plus haut concernant l’identité comme l’identique. Il s’agit de la continuité ininterrompue. Ricœur l’introduit dans sa cinquième étude « L’identité personnelle et l’identité narrative » de Soimême comme un autre :
« C’est la faiblesse de ce critère de similitude, dans le cas d’une grande distance dans le temps, qui suggère que l’on fasse appel à un autre critère, lequel relève de la troisième composante de la notion d’identité, à savoir la continuité ininterrompue entre le premier et le dernier stade du développement de ce que nous tenons pour le même individu . »
Cette notion qu’est la continuité ininterrompue suppose comme dans la problématique de l’identique une base, un principe permanent dans le temps qui permet de reconnaître l’individu comme étant le même. Il faut donc chercher ce qui dans l’individu ne change pas et fait office de support identitaire. Ricœur propose l’idée d’une « organisation d’un système combinatoire » ou encore « l’idée de structure ». On peut légitimement poser que dans un individu, ce qui semble donc primer c’est son organisation génétique. Cette dernière, malgré le temps, ne change pas et le définit en propre tout en le distinguant des autres. Le code génétique est donc cette substructure qui est la condition de possibilité de notre existence singulière, de notre ressemblance à nous-même et de notre unicité. On retrouve bien ici les critères internes et externes que nous avons posés plus haut concernant l’identité logique .
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Table des matières
Introduction
I. Du fondement de l’identité à sa mise à mal dans la maladie neurodégénérative de type Alzheimer
1. Définition commune de l’identité
a. L’identité comme l’identique
b. De l’identité identique à l’identité mêmeté de l’individu : la problématique temporelle
2. D’une identité générale à une identité du sujet : émergence de l’identité personnelle
a. Permanence substantielle
b. Permanence non substantielle
3. Apparition et formation du soi
a. Formation du soi comme conscience de soi
b. Le rôle de la mémoire dans le processus d’attribution
4. Ebranlement du soi
a. Maladie d’Alzheimer, maladie du soi
b. Diagnostic et identité
II. L’identité personnelle à l’épreuve de la maladie d’Alzheimer
1. La situation pré-diagnostique
a. Observation d’une anomalie dans le quotidien : un sujet qui s’éprouve de moins en moins
b. L’événementiel comme moteur de prise de conscience : d’une anomalie passagère à une anormalité constitutive
c. Un diagnostic en attente : une identité mise à l’épreuve
d. Performativité du diagnostic et installation dans la pathologie : une identité ébranlée
2. Étiologie de la maladie et répercussions sur l’identité
a. Étiologie de la maladie d’Alzheimer : un individu probablement atteint
b. De la distinction entre sénescence et sénilité
c. Maladie insidieuse, progressive et inéluctable : la démence
3. L’épreuve de l’identité dans la maladie : d’une adaptation des traitements pour une adaptabilité au milieu et à soi
a. La prise en charge de la maladie : interventions médicamenteuses comme soutiens à l’identité
b. Traitements non médicamenteux : aménagement d’une nouvelle spatio-temporalité. Une identité au cœur des interventions
c. Un sujet malade qui n’est pas isolé : la prise en charge de l’entourage dans le parcours de soin
4. Une identité pathologique partagée : proches et soignants
a. L’épreuve de la reconnaissance
b. Un proche malade devenu objet de soin. Un parent devenu aidant
c. La question du recours au placement
III. Le paradigme de l’institutionnalisation
1. Autonomie, consentement et dépendance
a. L’autonomie comme principe et comme capacité à l’épreuve de la fragilité
b. Dépendance : du sujet comme acteur rationnel au sujet agent de la maladie
c. Du consentement au proche comme personne de confiance
2. Du chez-soi aux nouveaux lieux de vie
a. Du chez-soi comme lieu de vie au chez-soi comme lieu de soin. De l’impossibilité d’y vivre.
b. Structures d’accueil : « deuil anticipatoire du chez soi »
c. Structures d’hébergement : vers un nouveau lieu de vie institutionnalisé
3. Vie sociale et vie affective en institution
a. Consentir à partir
b. Un proche réduit au statut de visiteur
c. Reproduire la vie quotidienne. Réalité ou apparence de l’institution ? Vers la vie normale.
4. Soins, chronicité et fin de vie
a. Maladies chroniques : le fardeau de la durée
b. D’une logique curative à une logique palliative
c. Enjeux d’identité dans les soins de la fin de vie ?
IV. D’un ‘’vivre avec’’ vers un horizon de ‘’mieux vivre’’ : mise en difficulté de l’identité ?
1. Repenser une relation avec la maladie
a. Ce qu’est désormais ‘’vivre avec’’
b. L’éthique du care face à la maladie : pour une éthique de la sollicitude
c. De la reconnaissance à la responsabilité : relation de bienveillance
2. Changer les représentations sociales pour changer le regard
a. Un vocabulaire déprécié et dépréciant
b. Accueillir l’altérité : le regard comme témoin de l’existence
c. Repenser la maladie par un autre regard et un nouveau réseau de termes : faire place à la personne derrière la maladie
3. Réinventer un rapport à soi et aux autres
a. Penser un nouveau rapport à soi
b. De la figure de soi à la figure de l’autre
c. Faire exister en étant co-auteur de la personne
Conclusion générale
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