En dépit de l’impressionnante capacité techno-scientifique des sociétés modernes, et en grande partie justement à ce titre, plusieurs indicateurs ne laissent aucun doute quant à la destruction accélérée de la nature de la planète. En effet, l’étendue des conséquences de l’activité humaine sur la Terre semble d’une telle dimension que, comme l’affirment les scientifiques réunis récemment au Congrès international de géologie 2016, il serait justifié de déclarer une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène ou nouvel âge de l’Homme .
Bien que des signes de cette dégradation aient été perçus à divers moments de l’Histoire et aient connu des réponses plus ou moins efficaces dans les sociétés, c’est un problème essentiellement moderne, puisque c’est à partir de la Révolution Industrielle que l’Homme acquiert l’aptitude technoscientifique nécessaire afin de surmonter la capacité de régénération de la planète. C’est dans ce contexte que, dans le milieu du XIXe siècle, l’Homme prend conscience de son rôle en tant qu’agent de changement environnemental et décide de s’organiser pour combattre les effets négatifs de ces changements. Il s’agit d’un jalon essentiel des objectifs contemporains de protection de l’environnement, qui a eu pour conséquence l’institutionnalisation d’un outil opérationnel privilégié : l’Aire naturelle protégée.
Nées en réaction à la modernité, ces zones se caractérisent traditionnellement par la ségrégation spatiale entre Homme et nature, et par la marginalisation des activités de valorisation des ressources naturelles. Toutefois, comme conséquence d’un nombre important de transformations dans les dernières décennies, on constate une intégration progressive de nouveaux buts aux objectifs traditionnels des Aires protégées. Il est souvent dit que la territorialisation de la règle juridique constitue une des principales caractéristiques de ces aires, et que cette territorialisation correspond à une délimitation spatiale de la règle applicable. Nul ne doute que cette notion nous intéresse, mais il convient de garder à l’esprit que, dans un sens plus large, territorialiser c’est également appliquer à une partie de l’espace « un système d’intentions et d’actions », ce qui correspond à une appropriation des éléments spatiaux présentant une utilité lato sensu . Autrement dit, la complexité progressive des objectifs des Aires protégées conduit à la reconnaissance du fait que les surfaces bénéficiant d’un classement doivent être considérées comme des territoires naturels, et non pas comme des espaces naturels. Alors que ce dernier a un contenu statique et très abstrait , le concept de territoire va au-delà et oblige à reconnaître que les Aires protégées ne sont pas des espaces isolés de la réalité du monde. Au contraire, elles abritent et s’intègrent à un réseau de dynamiques juridiques, sociales, politiques et économiques, entre autres , qui doit être comprise en tant que système par les politiques publiques pour la conservation de la nature.
Dans ce contexte d’émergence des nouveaux objectifs pour les Aires protégées et de reconnaissance de l’intérêt de traiter de manière systémique l’ensemble d’objectifs qui les sont attribués, la notion de valorisation du patrimoine environnemental fait l’objet d’une croissante reconnaissance comme étant capable de répondre aux défis actuels des politiques publiques de protection de la nature. Comme conséquence, les droits nationaux des pays voient de plus en plus l’émergence de dispositifs juridiques pour la valorisation du patrimoine de leurs Aires protégées, mais les mécanismes qui conduisent les États à les développer, et le processus de diversification de ces réponses juridiques dans chaque pays, demeurent mal compris. Ce travail propose de montrer que les dispositifs juridiques de valorisation du patrimoine des Aires protégées du droit brésilien et en droit français se distinguent par leurs approches : lorsqu’en droit brésilien la valorisation priorise l’intégration de l’investissement privé à l’exploitation durable du patrimoine des Aires protégées, en droit français l’approche se concentre surtout sur la valorisation de l’image publique de ces zones. Il s’appuie donc sur l’utilisation de la méthode du droit comparé, et, parce que son sujet s’intéresse surtout au rôle promoteur ou programatique du droit, sa réflexion se situe à la croisée du droit et de la science politique .
Les Aires protégées
Aire protégée, zone protégée, espace protégé, unité de conservation, parcs : les expressions désignant les territoires naturels protégés par le droit sont nombreuses . De même pour les descriptions qui leur sont attribuées : des « instrument[s] de tutelle de la nature » ; des « territoires spécifiques » qui servent de cadre à «l’application de règles adaptées à la gestion de tel ou tel milieu »; « de[s] environnement[s] délimités de manière raisonnée, où les actions de l’Homme sont programmées à priori » ; des « zones ayant des caractéristiques naturelles dont la valeur est importante » et « gérées en fonction des régimes spéciaux de protection», des « territoire[s] défini[s] » qui servent à « déterminer le champ d’application d’une norme » de protection .
Toutefois, d’un point de vue scientifique, les différentes expressions désignant les dispositifs juridiques de protection du milieu naturel se caractérisent par des contenus qui leur sont propres, et l’expression Aire protégée ne désigne qu’une partie de ces dispositifs. Sans préjudice pour les descriptions précitées, qui soulignent des caractéristiques communes à la plupart des instruments juridiques de protection de l’environnement naturel, dont les Aires protégées, dans ce travail, celles-ci correspondent à tout « espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre » en vue « d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés ».
Les Aires protégées sont habituellement présentées comme les principaux outils juridiques pour la protection de la nature, comme un des principaux instruments pour l’effectivité du droit fondamental à un environnement de bonne qualité, et en général comme une stratégie permettant de protéger la biodiversité, de fournir aux sociétés de l’eau et de l’air propres, ainsi que d’atténuer le changement climatique mondial croissant. Sans surprise, les instruments juridiques des Aires protégées font partie aujourd’hui du droit de la plupart des pays et sont à l’origine de chiffres éloquents. Selon le Protected Planet Report 2016, publié par le Programme des Nations unies pour l’environnement et par son Centre de surveillance de la conservation de la nature, en 2016 les Aires protégées couvrent 14,7% de la surface terrestre (soit une zone à peu près équivalente à l’Amérique du Nord) et 10,1% de la surface des eaux territoriales des pays. De plus, ces chiffres devraient continuer à croître dans la mesure où les engagements les plus récents de la Convention sur la diversité biologique (en particulier ceux énoncés dans les Objectifs d’Aichi) visent à étendre la protection à 17% de la surface terrestre (une dimension équivalente à celle du continent africain) et 10% des zones côtières et des océans.
Ces chiffres ne doivent cependant pas occulter que le succès des Aires protégées auprès des gouvernements est un phénomène relativement récent dans la plupart des pays du monde, amorcé dans les années 1960 et intensifié dans les années 1970. Comme certaines études l’ont montré, entre ces années-là et le début du XXIe siècle, la surface couverte par les Aires protégées dans le monde a été multipliée environ par sept, transformant cette stratégie, qui occupait jusque-là un rôle marginal dans les politiques publiques, en un des principaux instruments contemporains d’aménagement du territoire.
Cette transformation rapide est la conséquence, à la fois, de la crise environnementale et de profonds changements opérés au cours des dernières décennies sur les objectifs du droit et des politiques publiques de protection de la nature. Elle est une conséquence de la crise environnementale parce qu’à partir de 1960, le monde voit l’émergence de l’environnementalisme avec un engagement politique fort, qui se traduit par l’institutionnalisation de l’environnement et l’expansion des surfaces protégées. Mais elle est une conséquence des changements profonds des objectifs du droit et des politiques publiques de conservation de la nature pour deux raisons. D’une part, bien que les Aires protégées soient apparues comme une réponse à l’industrialisation et à la modernité, c’est bien cette opposition à la logique moderne – qui le plus souvent implique une réjection des objectifs de valorisation directe et indirecte des biens naturels et culturels des Aires protégées – qui a placé ces aires à la marge des politiques publiques au cours de la majeure partie de leur histoire. Ainsi, la réconciliation des objectifs de protection de la nature avec la modernité – par le biais, tout d’abord, de l’écodéveloppement, puis du développement durable – contribue de manière significative à ce que les Aires protégées obtiennent le soutien des gouvernements pour leur expansion. D’autre part, parce qu’une importante critique dirigée directement contre le mouvement de conservation de la nature, concernant le déplacement fréquent des populations locales pour la création d’Aires protégées, a pour conséquence la création progressive de nouveaux instruments juridiques pour les Aires protégées. Ces Aires protégées, qui nécessitent des budgets et des actions de gestion beaucoup plus élaborés afin d’intégrer les populations locales aux objectifs de protection, se caractérisent par des régimes de protection plus souples et ne nécessitant pas des expropriations de terres, et sont par conséquent plus faciles à créer.
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Table des matières
Introduction
I. Définitions
A. Les Aires protégées
B. La valorisation du patrimoine environnemental
C. Objectifs spécifiques et méthode de recherche
II. L’évolution normative des Aires protégées : de la marginalisation à la progressive intégration de la valorisation
A. Les origines du droit des Aires protégées : la valorisation marginalisée
B. L’internationalisation de la conservation : la diffusion d’une approche spécifique de conservation
C. L’émergence de la conservation intégrée : l’intégration progressive de la valorisation aux objectifs des Aires protégées
III. Description du plan de l’œuvre
Première partie : Vers un cadre comparatif pour les Aires protégées
1 Les synthèses conceptuelles scientifiques et juridiques des instruments de protection des espaces naturels
1.1 Les concepts de la conservation
1.2 Les synthèses conceptuelles des droits français et brésilien de protection des espaces naturels
2 Le concept d’Aire protégée de l’UICN
2.1 L’utilisation du concept d’Aire protégée de l’UICN par le droit
2.2 Le contenu du concept d’Aire protégée
2.3 La mise en application du concept d’Aire protégée aux instruments juridiques brésiliens et français
Deuxième partie : La prise en compte scientifique, politique et juridique de l’objectif de valorisation
3 La prise en compte au niveau technico-politique
3.1 Les successifs Congrès mondiaux des parcs de l’UICN
3.2 La Conférence de la biosphère de l’UNESCO de 1968
3.3 La Déclaration de Stockholm de 1972
3.4 La Stratégie mondiale de la conservation de 1980
3.5 Le Rapport Brundtland de 1987
3.6 Le rapport Sauver la planète de 1991
3.7 Le rapport Global Biodiversity Strategy de 1992
3.8 Le Sommet mondial pour le développement durable de 2002
3.9 La Conférence l’ONU sur le développement durable de 2012
4 La prise en compte au niveau politico-juridique
4.1 Les normes programmatiques des Aires protégées brésiliennes et françaises
4.2 Conclusion partielle
Troisième partie : Dispositifs juridiques pour la valorisation du patrimoine des Aires protégées françaises et brésiliennes
5 Introduction à la troisième partie
6 Dispositifs de valorisation de l’ensemble patrimonial des Aires protégées
6.1 Les contrats de délégation des services touristiques des Aires protégées à des personnes physiques et morales privées
6.2 Les marques des Aires protégées et de leurs produits et services : les identités des Aires protégées à service de la valorisation de leur patrimoine
6.3 Les licences pour l’exploitation des identités des Aires protégées par des personnes physiques et morales privées
7 Dispositifs de valorisation du patrimoine forestier des Aires protégées
7.1 Les contrats de concession forestière : l’exploitation durable de produits et services forestiers par des personnes morales privées
8 Dispositifs de valorisation du patrimoine audiovisuel des Aires protégées
8.1 Les autorisations pour la prise de vues et de sons des Aires protégées : la valorisation des éléments identitaires des Aires protégées
Conclusion
Bibliographie
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