Il est en musique une force étrange, intense, irrésistible, à laquelle je ne peux me soustraire. Un je-ne-sais-quoi, aurait dit Bremond, dont je n’oserais nier l’existence, tant il me contraint à l’éveil, tant il me pousse à écouter, tant il me transperce, sans que je puisse toutefois l’entendre. Et je ne saurais, même si tel était le cas, d’aucune manière vous en inculquer la teneur, tant les mots me font défaut, et tant ce que j’en sais appartient à moi et à nul autre. Ce que je ressens, mais aussi ce que la musique signifie pour moi — ce je-ne-sais-quoi que l’on aimerait nommer « sens » — a quelque chose d’ineffable, mais aussi quelque chose d’inconcevable et d’intransmissible. La puissance du son musical à me-faire-sentir et à pour-moi signifier, surpasse le pouvoir de l’intellect et anéantit aisément la cohérence des discours. La musique ne commence-t-elle pas d’ailleurs, comme le disait si justement Richard Wagner, « où s’arrête le pouvoir de mots » ?
Ce qui rend l’investigation du sens en musique à la fois si complexe et si passionnante, tient au juste à notre difficulté de nous en entretenir, et de notre grande détresse lorsqu’il s’agit de dépouiller nos dires de leur habillage subjectif. La difficulté de l’entreprise tient aussi à la nature fuyante du son musical, dédaignant se figer en objet pour la musicologie. Le phénomène sonore se délite lorsque notre science se dresse, la substance du son se désagrège à son approche. À bien y réfléchir, de tels écueils auraient pu freiner voire désamorcer la conquête du sens en musique, mais ne l’ont nullement fait. En premier lieu peut-être, car l’obstacle de l’objectivité du sens a été reconduit par l’idéalisme philosophique, puis éradiqué par la philosophie postmoderne. La fragmentation du sens au singulier en un sens au pluriel (qu’ont impliqué le morcellement des universaux et le recentrage psychologique et social sur l’individu) ont rendu le problème caduc — sans pour autant l’avoir résolu. En second lieu, car le « subterfuge » de la partition a permis, dans notre tradition occidentale, de transmuer le monde sonore en un monde écrit. Considérée comme un texte ou un langage, la musique devint déchiffrable comme tel, et son sens put alors, grâce à ce changement d’état, se réduire à des données textuelles et linguistiques — se réduire à l’être d’un texte ou d’un langage. …En somme, si cette première analyse est pertinente, les difficultés n’ont pas été surmontées, mais contournées.
DOUTE SUR L’EXISTENCE DU SENS DE LA MUSIQUE
Pourquoi douter de l’existence du sens de la musique ? Scepticisme inutile au regard de l’intuition décrite au début de ce texte. Étrange posture au regard du titre proposé pour notre étude. Drôle d’attitude, dira-t-on, pour un auteur situant ses thèses dans l’héritage de la musicologie du sens, et faisant du sens son principal objet. Justement, le doute vient de l’objet. Plus exactement, il vient d’une aporie de l’objet « sens ». On parle de « sens » communément, comme l’on parle sans retenue de toute autre chose dont la définition nous semble assurément acquise. Mais lorsque l’on s’y penche sérieusement, on a bien du mal à savoir ce que le mot « sens » peut recouvrir comme réalité dans notre monde, à plus forte raison dans notre monde musical. Y-a-t-il une réalité ontologique du sens, comme le pense Sartre ? Le sens est-il objet, qualité, propriété, état de chose, visée intentionnelle de la chose ? Est-il plus généralement la manière dont les choses nous sont données ou se donnent en à nous, leur mode de donation ? Ou le sens a-t-il la consistance d’une image psychique ? Ou encore, n’a-t-il que la qualité idéelle d’un simple irréel philosophique, comme l’est n’importe quel concept ? Ou au contraire, le sens est-il aussi réel que l’est son objet, la musique ?
Sauf prétention inutile, on concevra aisément que le sens n’est pas chose aisée. Pour paraphraser Jankélévitch, le sens est cosa mentale, nous ne savons ni à quoi il tient, ni en quoi il consiste, ni même s’il consiste en quelque chose, ni où l’assigner. Il n’est ni dans le sujet, ni dans l’objet, mais semble passer furtivement de l’un à l’autre comme un influx. Le sens est flou. Un flou bien réticent à se dissiper, telle une brume cévenole un peu tenace. D’où notre difficulté rationnelle à l’attribuer à quelque chose ou à quelqu’un, et à le définir de manière simple et méthodique. Il est en outre une pierre d’achoppement de la philosophie, dans une tradition remontant au moins jusqu’à Kant, ce qui est pour nous la preuve de son évidente inévidence. L’attribution du sens est excessivement ardue, car on ne sait ni où il est, ni ce qu’il est. Pour nous en convaincre, envisageons la question « le son musical a-t-il un sens ? ». Cette interrogation est à peu près du même ordre que la suivante : « un homme a-t-il une âme ? » Les mots sont simples et nous aimerions trancher par l’affirmative. D’ailleurs, cette question n’appelle de réponse que péremptoire. Car lorsque l’on cherche à dépasser le choix hémiplégique du oui ou du non, la réponse devient infiniment complexe à formuler, et l’argumentation s’enlise à coup sûr dans les affres de la croyance. Complexe, non pas parce que l’on ignore ce qu’est la musique ou ce qu’est un homme — encore que cette assertion soit, nous en sommes conscient, fortement sujette à caution —, mais parce que l’on ignore quelle réalité recouvre le sens et quelle réalité recouvre l’âme. D’où nos tentatives laborieuses pour les « localiser », les attribuer, les définir. Nous ne savons pas si l’âme et le sens ont une réalité, ou s’ils sont, par exemple, des illusions dues à nos intuitions, ou encore des mésinterprétations intellectuelles de nos sensations. En fait, nous n’avons aucune preuve de leur existence réelle, ni même de leur consistance idéelle.
Et sans preuve de leur existence, nous ne pouvons que douter. Le scepticisme sur cette question est donc de rigueur, nous tenions absolument à le préciser. Le lecteur comprendra peutêtre mieux nos réserves, ainsi que notre première — et surprenante — hypothèse. Cette hypothèse est celle de la négation. Comme l’indique Sartre dans L’Être et le néant , une question comme « Quel est le sens de la musique ? » semble de prime abord ne pas comporter de réponse négative ; pourtant, il serait toujours possible de répondre à une telle question par « Non, un tel sens n’existe pas ! » .
Ayant établi cela, le lecteur en conviendra, le sens n’en devient que plus opaque. D’ailleurs, il peut s’obscurcir ou se teinter davantage, si l’on étend notre scepticisme à la sémantique du mot « sens ». Lorsque l’on dit sens de…, on n’est guère éloigné, semble-t-il, de l’essence de…, de la substance de…, de l’être de…. Il est tout à fait probable que la question du sens et la difficulté ontico-ontologique qu’elle pose, ne tiennent en réalité qu’à une mauvaise utilisation du langage. Lorsque l’on convoque le mot sens, il est extrêmement difficile de savoir si ce qu’il recouvre ne se dilue pas dans les essences, les substances, les êtres qui, sauf faiblesse d’esprit, ne visent pas autre chose que ce que la chose (la musique) est en-soi. Dans cette optique, la question « qu’est-ce que la musique ? » peut possiblement se substituer à notre problématique « quel est le sens de la musique ?» Et si l’on en croit la démonstration de l’esthéticien et phénoménologue Mikel Dufrenne, selon laquelle le sens de la musique est la musique ellemême, la proposition « sens de la musique » désignerait alors deux fois son objet (la musique). C’est en cela que le mot sens n’a possiblement pas de raison d’être : il ne serait que terme redondant, superfétation, mauvaise utilisation du langage, car désignant une fois de trop l’objet (la musique).
Mais alors, dira-t-on, que faites-vous de tous les textes qui traitent précisément du sens de (l’art, la vie, (l’)être, l’existence, le réel, le sacré, le divin, ad lib.) ? Que faites-vous de la phénoménologie, de l’herméneutique, de la philosophie analytique, de la philosophie du sens, de la philosophie de l’action qui ont esquissé quelques réponses véritables sur le sujet ? Ne sontelles pas la preuve que le sens existe et peut être questionné ? Nous y reviendrons longuement. Mais étrangement, lorsqu’une philosophie s’éprend pour le sens — qu’il soit considéré comme hors-être, comme être, comme mode de donation de l’être, comme manière dont l’être des choses nous est idéalement donné, comme raison d’être, etc. —, un problème ontologique majeur refait toujours surface : une philosophie ne peut parler convenablement du sens que lorsque celui-ci se meut en sens de… quelque chose, c’est-à-dire lorsqu’on « l’oppose » à l’être. La preuve tient en un unique exemple : l’herméneutique de Heidegger dans Être et temps se préoccupe bien du sens de… être. Le sens pose toujours un problème ontologique, directement ou indirectement, et entretient toujours un rapport de quelque nature avec l’être. Il ne saurait donc, en principe, y avoir de sens autre que sens de… Que résulte-t-il de cela ? Il résulte que lorsque l’on s’intéresse au sens de quelque chose, on en apprend en général bien plus sur la chose que sur le sens en lui-même, comme le remarque J.M. Salanskis. Les nombreuses études et philosophies sur le sens de sembleraient a priori rendre légitime un questionnement sur le sens de la musique, mais ne constituent, en raison de ce problème ontologique (quelque peu indépassable, anticipons un peu sur nos résultats), nullement la preuve que la musique, comme toute autre chose, puisse être questionnée sous le mode du sens, ou même que le sens de la musique existe ou puisse exister.
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Table des matières
I — INTRODUCTION
1.1. DOUTE SUR L’EXISTENCE DU SENS DE LA MUSIQUE
1.2. PRÉSÉANCE DU MONDE SONORE
1.3. SURFACE ET PROFONDEUR DU SENS
1.4. SENS & EXISTENCE
1.4.1. Les principaux écueils
1.4.1.1. L’écueil de la compréhension du sonore musical
1.4.1.2. L’écueil du signe sonore musical
1.4.2. Quelques arguments en la faveur de l’existence d’un sens sonore de la musique
1.5. TOUT FAIT-IL SENS EN SON MUSICAL ?
II — LE SENS DE NOTRE ENTREPRISE
2.1. SUR L’ENTREPRISE MUSICOLOGIQUE DU SENS
2.1.1. Pourquoi le sens ?
2.1.2. Pour une redéfinition de l’objet musicologique
2.1.2.1. Définir le son musical comme objet-réel-comme-un-autre
2.1.2.2. L’objet sonore musical est un objet sans objet
2.1.3. L’invérifiabilité théorique du sens musical
2.2. LES CONFUSIONS POSSIBLES DE L’ENTREPRISE MUSICOLOGIQUE DU SENS.
2.2.1. Le sens de la musique n’est pas le sens linguistique
2.2.1.1. Le sens des choses n’est pas la signification des mots
2.2.1.2. Sens, langage, et signification de la musique
2.2.2. Le sens de la musique ne peut se résumer au sens de la vie, ou au sens de mon existence
2.2.2.1. Le sens de la vie et de mon existence comme réquisit au sens des choses
2.2.2.2. Le sens est nécessaire au sens, le sens est une possibilité
2.2.3. Sens et vérité
2.2.3.1. La « question du sens » se confond-elle avec « la question de la vérité » ?
2.2.3.2. Le sens se confond-il avec la vérité ?
2.2.4. Le sens commun
2.2.4.1. Le bon sens
2.2.4.2. Sensus communis
2.2.4.3. Le sens commun comme préscience
2.2.4.4. Gout commun
2.2.4.5. Objectivité du sens commun et du gout commun : le sens culturel
III — LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DU SENS
3.1. LE SENS À PARTIR DE LA RÉVOLUTION KANTIENNE
3.1.1. Sens interne et sens externe
3.1.2. Temps, états internes, sens
3.2. LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DU SENS AU XXE SIÈCLE
3.2.1. Phénoménologie : l’intentionnalité comme notion fondatrice des philosophies modernes. Le sens et l’intentionnalité
3.2.1.1. Rappels sur l’intentionnalité
3.2.1.2. Rapport du sens à l’intentionnalité chez Frege et Husserl
3.2.1.3. Relation ontologique entraine la superfétation de l’intentionnalité sur la question du sens
3.2.2. Sens et forme chez Thom
3.2.2.1. Une phénoménologie thomiste ?
3.2.2.2. Relativisme de la forme et du sens, & rapide débat sur cette relativité constitutive de la question du sens
3.2.3. L’herméneutique
3.2.3.1. Relativisme herméneutique du sens
3.2.3.2. Entente de l’être et être du sens
3.2.4. Le sens chez Deleuze. La manière d’être évènementielle
3.2.4.1. Le sens entre la chose et la proposition
3.2.4.2. L’événement
3.2.5. Le sens chez Salanskis
3.2.5.1. L’adresse du sens
3.2.5.2. L’enveloppement du sens
3.2.5.3. Le sens vu sous le prisme du hors-être
3.2.5.4. La double directionnalité du sens
3.3. ÊTRE, HORS-ÊTRE, RAISON D’ÊTRE : UNE PREMIÈRE TRILOGIE DU SENS
3.3.1. L’être de la musique
3.3.1.1. Familiarité du sens et de l’être de
3.3.1.2. Limites de la familiarité du sens et de l’être de… / le possiblement-être
3.3.1.3. Critique de la métaphysique de l’être en musique
3.3.2. Le sens comme hors-être, l’expérience traversée
3.3.2.1. Essai de description éthanalytique de la musique
3.3.2.2. Une cartographie du hors-être du musical
3.3.3. La raison d’être
3.3.3.1. Le sens comme but et comme fonction
3.3.3.2. La raison d’être comme le bienfondé de l’existence
3.3.4. Synthèse
3.3.4.1. Aspect général du sens en musique
3.3.4.2. Les modes d’accusation de la musique
IV — LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DU SENS EN MUSICOLOGIE
4.1. LE MATÉRIALISME MUSICOLOGIQUE
4.1.1. Aspects du matérialisme musicologique
4.1.1.1. Sur l’expressivité et l’expressionnisme
4.1.1.2. Immanence et expression
4.1.2. L’œuvre intemporelle et intemporalité de l’œuvre
4.1.2.1. Un matérialisme paradoxal sur la question de l’œuvre, en réaction à l’émotivisme passé
4.1.2.2. L’œuvre intemporelle, ou la conception matérialiste de l’œuvre
4.1.3. La forme du point de vue matérialiste
4.1.3.1. Ouverture schloezérienne au psychologisme
4.1.3.2. Systèmes mécaniques, systèmes composés et systèmes organiques
4.1.4. L’éternel problème de l’immanence
4.1.4.1. L’immanence chez Meyer
4.1.4.2. Le sens comme rencontre de deux plans d’immanence
4.2. L’IDÉALISME MUSICOLOGIQUE
4.2.1. Phénoménologie musicale
4.2.1.1. L’objet esthétique ou l’œuvre idéaliste
4.2.1.2. La forme du point de vue idéaliste
4.2.1.3. La (ré)conciliation sujet / objet
4.2.1.4. La concrétisation et la re–présentation
4.2.1.5. Synthèse
4.2.2. L’esthétique intuitiviste
4.2.2.1. L’intuition suffit-elle au sens ?
4.2.2.2. La description intuitiviste du sens est-elle possible ?
4.3. LE RÉALISME HERMÉNEUTIQUE
4.3.1. L’entreprise du réalisme herméneutique
4.3.2. Le sens musical comme (re)construction : L’anthropologie musicale historique
4.3.3. L’épineuse question herméneutique
4.3.3.1. L’hermeneia silencieuse du musical, langagiarité et musicienneté
4.3.3.2. Quelques réserves concernant l’expérience herméneutique du musical
V — CONCLUSION