L’anaphylaxie peropératoire requiert un diagnostic rapide pour initier un traitement le plus précocement possible. Diagnostiquer à tort un choc anaphylactique entraine l’éviction de produits utiles et a contrario, méconnaitre celui-ci peut entrainer le décès. Avec une incidence estimée entre 1/10 000 et 1/20 000(1)(2), le diagnostic d’anaphylaxie en anesthésie peut être complexe puisque toutes les molécules utilisées sont des potentiels allergènes entrainant une réaction systémique évocatrice de réaction allergique. Les principales molécules incriminées sont les curares, les antibiotiques et le latex avec un ordre de fréquence variant selon les études. Selon les pays, l’hypersensibilité représente 9 à 19 % des complications associées à l’anesthésie avec un taux de mortalité de 4 à 9 % selon Mertes et al. 2016(3). La World Allergy Organization recommande un dosage de la tryptase 15 minutes à 3 h après le début des symptômes pour la valeur du pic et à partir de 24 heures pour la valeur basale (4). Les tryptases sont des protéases du mastocyte libérées :
• de manière continue, sous forme immature
• brutalement, sous forme mature, lors de la dégranulation mastocytaire
Il existe 2 principales isoformes de la tryptase : α et β. Le dosage de la tryptase sérique totale est actuellement utilisé dans le diagnostic de l’anaphylaxie, comprenant à la fois les tryptases α et β, matures et immatures. Depuis 2012, un consensus est établi d’après lequel la tryptase doit être interprétée selon la différence entre la valeur du pic et la valeur basale, avec un seuil de 120% + 2 µg/L signant la dégranulation mastocytaire (5). Cependant, il reste peu appliqué dans les pratiques médicales courantes. L’objectif principal de cette étude était de déterminer la valeur prédictive positive (VPP) du dosage de la tryptase circulante sanguine pour le diagnostic d’anaphylaxie peropératoire chez l‘adulte. Les objectifs secondaires étaient la recherche d’une relation entre la concentration de tryptase et la gravité de la réaction anaphylactique, et la description des différentes molécules impliquées.
Patients et méthodes
Population étudiée
Cette étude rétrospective a recensé les patients âgés de 18 ans et plus, ayant eu une intervention chirurgicale entre novembre 2011 et mai 2017 sur un des hôpitaux de l’AP-HM :
Nord, Timone, Conception, Sainte Marguerite, ayant présenté au cours d’une anesthésie, des symptômes faisant évoquer une réaction anaphylactique et chez lesquels au moins 2 dosages séquentiels de tryptase ont été effectués. Le diagnostic d’anaphylaxie a donc été défini selon les critères de la European Academy of Allergy and Clinical Immunology 2014 .
Les patients qui ne remplissaient pas ces critères ont été classés comme choc d’origine non anaphylactique. Au terme de la consultation allergologique et en fonction des tests cutanés, et test de réintroduction, les produits responsables étaient identifiés. Certains diagnostics ont été rétablis a posteriori après consultation des compte-rendus d’hospitalisation. Les tests cutanés ont été réalisés avec des procédures standardisées selon les recommandations de la Société Française d’Anesthésie et Réanimation (SFAR) 2011(7) . Une vérification préalable de la réactivité normale de la peau un test témoin négatif et un test témoin positif induisant un œdème de diamètre égal ou supérieur à 3 mm dans les 20 minutes. Le critère de positivité d’un prick test était l’apparition après 20 minutes d’un œdème de diamètre supérieur de 3 mm à celui obtenu pour le témoin négatif ou de diamètre égal ou supérieur à la moitié du diamètre de l’œdème obtenu avec le témoin positif . Le critère de positivité de l’intra-dermo-réaction était l’apparition après 20 minutes d’une papule érythémateuse dont le diamètre était au moins égal au double de celui de la papule d’injection.
Informations recueillies
Les données recueillies comprenaient l’âge, le sexe, l’existence d’un terrain atopique (défini par un asthme ou rhinite allergique aux allergènes aéroportés, une allergie alimentaire ou une allergie au latex), les comorbidités évaluées selon les score de l’American Society of Anesthesiologists (ASA) et le score de Charlson, le type de chirurgie, les symptômes cliniques survenus, le score de gravité selon la classification de Ring et Messmer (8), le bilan allergologique comprenant la consultation allergologique et selon le cas le dosage des IgE spécifiques, des tests cutanés, des tests de réintroduction, des tests d’activation des basophiles. Les symptômes cliniques étaient classés en symptômes cutanés (éruption généralisée, prurit, flush, oedème des lèvres, langue ou luette), digestifs (nausées, vomissements, crampes, diarrhée), respiratoires (dyspnée, désaturation, majoration de l’oxygénodépendance), cardiovasculaires (hypotension avec pression artérielle systolique (PAS) < 90 mmHg ou chute de la PAS > 30 % par rapport à la valeur de base, tachycardie avec FC > 100 battements/min, bradycardie avec FC < 50 battements/min). Les prélèvements de tryptase étaient mesurés à l’aide de la méthode ImmunoCAP® Tryptase (Thermo Fisher Scientific, Suède).
Deux méthodes de calcul ont été utilisées pour évaluer la variation de tryptase sur les prélèvements séquentiels:
• un seuil de 1,20 × taux basal + 2 µg/L selon Valent et al. (5).
• un seuil de 1,35 × taux basal selon Borer-Reinhold et al. (9).
étaient choisis pour confirmer la dégranulation mastocytaire.
Analyse statistique
Les variables catégorielles étaient présentées sous forme de fréquence relative et absolue, les variables quantitatives étaient présentées sous forme de moyenne. L’association entre différentes caractéristiques catégorielles descriptives était évaluée à l’aide de tests du chideux, tests exacts de Fisher (selon les conditions d’application), les variables continues étaient comparées avec le test de Student. Les valeur prédictive positive, valeur prédictive négative (VPN), sensibilité et spécificité ont été calculées aux seuils de 120% + 2 et 135 %. L’association entre le pic de tryptase et les différents stades de sévérité était évaluée avec le test de Mann et Whitney. Tous les calculs ont été réalisés à l’aide du logiciel R.
Association tryptase et sévérité
Seuil de 120% +2
On a retrouvé :
– au stade 1 : pour 9 observations, 2 (22%) ont été confirmées par dosage de la tryptase et 7 (78%) non confirmées,
– au stade 2 : pour 12 observations, 9 (75%) ont été confirmées, 3 (25%) non confirmées,
– au stade 3 : pour 44 observations 38 (86%) ont été confirmées, 4 (9%) non confirmées, 2 (5%) non interprétables,
– au stade 4 : pour 10 observations, 7 (70%) confirmées, 3 (30%) non confirmées,
Seuil de 135%,
on a observé
– au stade 1 : pour 9 observations, 3 (33%) ont été confirmées par dosage de la tryptase, 6 (64%) non confirmées,
– au stade 2 pour 12 observations: 11 (92%) ont été confirmées, 1 (8%) non confirmée,
– au stade 3 pour 44 observations : 39 (89%) ont été confirmées, 3 (7%) non confirmées, 2 (4%) non interprétables,
– au stade 4 pour 10 observations : 7 (70%) ont été confirmées, 3 (30%) non confirmées .
Aucune différence statistiquement significative n’était observée entre les stades 1 et 2 (p=0,22), 2 et 3 (p=0,09), 3 et 4 (p=0,87), 2 et 4 (p=0,18) contrairement aux stades 1 et 4 (p=0,03) et 1 et 3 (p=009).
Discussion
Dans cette étude rétrospective, les patients ayant eu un choc anaphylactique étaient préférentiellement des femmes, avec un âge moyen de 52 ans sans terrain atopique préalable, contrairement à l’étude de Mirone et al. (10). La présence de co-morbidités, évaluées par le score ASA et le score de Charlson, n’était pas liée à la survenue d’anaphylaxie (11)(12). L’analyse de la présentation clinique montre que les symptômes respiratoires, cardiovasculaires et cutanés étaient associés de manière significative à la survenue d’une réaction anaphylactique, de manière similaire à deux études préalables .
Le diagnostic d’anaphylaxie en anesthésie reste difficile, reposant principalement sur des critères cliniques (6)(4) qui sont peu spécifiques au cours d’une intervention chirurgicale. Les centres d’allergo-anesthésie sont rares, ce qui engendre une difficulté d’accès à ce type de consultation notamment pour les patients nécessitant une geste chirurgical urgent. De plus, les tests biologiques sont peu utiles en pratique en raison d’une faible sensibilité des immunoglobulines E spécifiques et d’un test d’activation des basophiles seulement disponible pour un nombre limité d’établissements et de molécules. Le test de provocation, qui s’inscrit en deuxième ligne de la démarche diagnostique, représente la technique de référence en matière d’anaphylaxie mais est peu souvent réalisé en pratique (8,8% dans notre étude). Une des explications serait le risque d’exposition du patient à la survenue d’un nouveau choc anaphylactique nécessitant un hôpital de jour à proximité d’un service de réanimation. Dans ce contexte, le dosage de la tryptase constitue une aide au diagnostic de dégranulation mastocytaire, la consultation d’allergo-anesthésie orientant secondairement sur une réaction allergique de type Ig E médiée ou non. Une étude de Brown et al. (15) retrouvait une sensibilité de 0,73 et une spécificité de 0,91 avec un décalage entre le pic et le taux basal à 2 µg/L. Nos résultats sont similaires à ceux de Krishna et al (16), qui, dans une étude rétrospective, obtenaient une VPP de 86% avec un seuil de 120% + 2 µg/L. Malinovsky et al. (17) et Mertes et al. (18), obtenaient, avec un décalage de 3 µg/L entre le pic et le taux basal, une VPP de 92% mais avec une sensibilité de 63%.
Le manque de moyen diagnostique fiable et diponible à large échelle est problématique, car les critères cliniques définis par l’EAACI, utilisés dans notre étude, excluent le diagnostic d’anaphylaxie si les signes cardiovasculaires sont isolés et qu’aucun antécédent vis à vis du produit n’est retrouvé pour le patient. Or, les signes cutanés sont très difficiles à objectiver dans de nombreux types de chrirurgie, les champs stériles recouvrant tout ou partie de la surface cutanée. Par ailleurs, le risque de faux positifs est inhérent à tout test diagnostique. L’élévation de tryptase sérique totale n’est pas spécifique d’anaphylaxie : mastocytose systemique (19), syndromes myélodysplasiques, leucémies myéloïdes etc…, où le décalage entre valeur basale et valeur au pic (20) permettra de différencier les deux pathologies. D’autre part deux études, mesurant le taux de tryptase sérique totale post mortem révélaient des taux élevés dans les syndromes coronariens aigus, les chocs hémorragiques, le sepsis (21) (22), suggérant un risque de faux positifs lié à ces pathologies représentant un diagnostic différentiel d’anaphylaxie fatale. Dans notre étude, les patients pour lesquels ces pathologies ont été diagnostiquées n’avaient aucun faux positif au seuil de 120%+2 µg/L pour les chocs cardiogénique, hémorragiques et septiques, mais deux faux positifs au seuil de 135% pour les chocs hémorragiques et septiques (Tableau 4). Concernant le risque de faux négatifs, Mertes et al. (23) retrouvaient une tryptase sérique totale élevée au pic avec un taux de 25 µg/L pour 68% des réactions IgE médiées.
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Table des matières
1 Introduction
2 Patients et méthodes
2.1 Population étudiée
2.2 Informations recueillies
2.3 Analyse statistique
2.4 Règles d’éthique
3 Résultats
Anaphylaxie n (%)
Non anaphylaxie n (%)
Total n (%)
Degré de significativité
3.1 Caractéristiques des patients
3.2 Résultats valeur prédictive positive
3.3 Résultats des prélèvements de tryptase
3.4 Molécules impliquées
3.5 Association tryptase et sévérité
4 Discussion
5 Bibliographie