Les changements sociaux et économiques à l’origine du réemploi
Les pratiques de réemploi sont favorisées par divers phénomènes sociaux, technologiques et économiques. Tout d’abord, la crise économique qui a affecté le pouvoir d’achat des consommateurs a entrainé le développement de nouvelles formes de consommation nécessitant moins de moyens financiers pour les consommateurs. Si la société capitaliste a favorisé l’hyperconsommation, elle ne donne plus aux ménages le moyen de la réaliser. En effet, elle a entrainé des baisses de pouvoir d’achat ainsi qu’une augmentation de l’endettement ; obligeant alors les consommateurs à se tourner vers d’autres formes de consommation moins coûteuses (Moati, 2009). De plus, si la dimension économique reste l’une des principales composantes du développement des pratiques de réemploi, les aspects environnementaux occupent néanmoins une place non négligeable. Les problèmes de (sur)production de déchets difficilement recyclables induit par l’hyperconsommation a contribué au développement de formes alternatives de consommation, que l’on peut appeler « responsable » (ADEME, 2013; Lecompte & Valette-Florence, 2006). La consommation responsable peut être définie comme « l’ensemble des actes volontaires situés dans la sphère de la consommation réalisés suite à la prise de conscience de conséquences jugées négatives de la consommation sur le monde extérieur » (ÖzçağlarToulouse, 2009, p. 5). Bien que longtemps réservés à des associations militantes et aux écologistes endurcis, les prises de conscience de l’impact de la consommation sur l’environnement et de la nécessité du développement durable se sont progressivement diffusées au sein de la société de consommation (Fouquier, 2011; Moati, 2009) – les consommateurs prenant conscience que leur consommation privée a un impact public sur l’environnement et la société (Lecompte & Valette-Florence, 2006). Ainsi, certains consommateurs tentent d’allier économie et environnement dans leur consommation ; ils cherchent à réduire le gaspillage tout en réalisant des économies. Dans ce contexte, les consommateurs tentent d’adopter un ensemble de nouvelles pratiques de consommation comme le détournement d’objet, les systèmes d’échange collectif ou encore l’achat en dépôt-vente (Fouquier, 2011; Lecompte & Valette-Florence, 2006). Notamment, le décloisonnement des échanges permis par Internet favorise les collaborations, échanges et nouvelles pratiques comme le don ou la vente (Botsman et Roger, 2011). Les plateformes qui mettent en relation deux ou plusieurs consommateurs ont largement contribué au développement de nouvelles stratégies d’acquisition et de délaissement, qui dépassent le circuit classique « acheteurs/vendeur ». Par le biais des nouveaux outils technologiques, le consommateur devient un acteur « malin » qui sait trouver la bonne affaire, le bon rapport/qualité prix, lutter contre le gaspillage, trouver de nouveaux canaux de distribution… (Roux & Guiot, 2013). Pour cela, ils s’appuient sur des compétences nouvelles comme la patience et la maîtrise de soi (attendre la bonne affaire, ne pas être impulsif), l’expertise (évaluer l’état de l’objet et sa valeur, maitriser des techniques de négociation) ou encore la créativité (capacité de transformation d’objets). Dans ce contexte, nous comprenons que se développe une multitude d’autres formes possibles pour s’approprier, utiliser et se délaisser d’un objet ; certaines donnant accès simplement à l’usage d’un objet (la location ou le prêt), d’autres permettant de faire circuler la propriété du bien (le don, la vente, le troc) et d’autres permettant de (ré)utiliser l’objet de manière durable (la réparation, le détournement, l’achat de produits durables). Nous assistons donc à une forme de résistance à la société du jetable, dans laquelle les consommateurs évitent de stocker, de jeter pour détruire et de destruction de valeur mais permet de participer à la production et à la création de valeur, lorsqu’ils recyclent, réparent, louent ou prêtent des biens (Dubuisson – Quellier, 2014). Le développement des pratiques de réemploi a donc lieu dans un contexte de changement de la culture de consommation, qui devient davantage collaborative, partagée, frugale et fonctionnelle (Botsman & Rogers, 2011).
La production en système de boucles
Ce nouveau modèle économique a fait l’objet de nombreux rapports depuis le début des années 2000, notamment par la Ellen McArthur Foundation (2013) ou encore par l’ADEME (2013). Sans être explicitement cité de telle manière, il s’est progressivement développé peu après la publication des rapports Meadows (1972) et Bruntland (1987) sur le développement durable. La notion d’économie circulaire est utilisée pour la première fois en 1990 par des économistes anglais dans leur livre « Economics of Natural Resources and the Environnement », explicitant alors l’idée d’une économie en boucle, réduisant la consommation et la production de déchets, tout en créant des emplois (Pearce et Turner, 1989). Dans cette économie circulaire, le cercle classique de l’économie linéaire est voué à disparaître, c’est-à-dire que nous nous écartons de la chaîne « extraire, produire, acheter, utiliser et jeter » (Murray et al., 2017). Dans l’économie dite « linéaire », les matières premières utilisées pour fabriquer finissent par être jetées définitivement. Ce modèle, bien qu’ayant permis une forte croissance économique, arrive à terme. En effet, elle entraine une surconsommation des ressources naturelles et une importante production de déchets. Face à ces enjeux, le modèle d’économie a dû être repensé, notamment en système de boucles, dans lesquelles les objets et déchets circulent et sont réemployés ou recyclés (Guillard, 2018). Ainsi, dans l’économie circulaire, tous déchets ou objets inutilisés sont voués à redevenir des matières premières ou des objets réutilisés soit sous une forme ancienne, soit sous une nouvelle forme (Lévy, 2010). L’ADEME (2013, p. 4) va plus loin et propose de définir l’économie circulaire comme un « système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus ». C’est l’idée de diminuer le plus possible la pollution et l’impact de la production et de la consommation sur l’environnement, prenant en compte à la fois les biens et les services (Murray et al., 2017). L’économie circulaire s’appuie plutôt sur les biens tangibles, car ce sont eux qui sont le plus à même d’avoir un impact sur l’environnement (Ertz, 2017). L’objectif est donc de prévenir la production de déchets en réemployant et réutilisant les objets, de recycler les déchets en les traitant pour les réintroduire dans la production et de valoriser ces déchets.
Réemployer son objet pour des raisons écologiques et/ou protestataires
Tout d’abord, le réemploi est envisagé comme un acte écologique, permettant de réduire les déchets. Van de Walle et al. (2012) ont montré que le réemploi s’explique par la diffusion de la norme écologique au sein de la société française. En effet, les consommateurs, par l’influence d’associations écologiques et des alertes de divers militants, prennent conscience que leur consommation privée a un impact public sur l’environnement et la société et cherchent donc à adopter des pratiques plus respectueuses de l’environnement, qui viennent allonger la durée de vie des objets (Lecompte & Valette-Florence, 2006). En réemployant leurs objets, les consommateurs cherchent à préserver l’environnement en réduisant le gaspillage des objets (Van de Walle et al., 2012). C’est notamment la perception pour le consommateur que ce comportement aura un impact pratique et concret pour l’environnement qui favorise cette motivation (Ertz et al., 2017). Le consommateur cherche ainsi à limiter l’exploitation de ressources naturelles et à combattre la pollution et le réchauffement climatique. Dans une forme extrême, cette quête de consommation écologique peut prendre une forme de résistance à la société du jetable (Roux, 2007 ; Botsman et Roger, 2011). Cela rejoint alors la motivation protestataire : certains consommateurs cherchent à s’émanciper des règles du système économique classique et à s’opposer à la société de consommation (Ertz et al., 2017). Cette protestation est une manière d’exprimer son soi et de mettre en avant ses valeurs auprès de la société. Les consommateurs tentent de se retrouver en accord avec eux-mêmes, leurs valeurs et identité, tout en recréant un lien social fort et durable (Roux, 2007). Les pratiques de réemploi peuvent remettre en question le cycle classique de la consommation actuelle, mais, par le flux de marchandises et de déplacements qu’elles entrainent, sont néanmoins sources de débat quant à leur réel atout environnemental (Guillard, 2018). En effet, des contradictions peuvent être soulignées quant aux comportements des acteurs sur ce marché. Si des consommateurs estiment donner une seconde vie à leurs objets pour « s’émanciper » de l’hyperconsommation, des règles du marché classique et des stratégies marketing, il apparait cependant que cet argument est utilisé comme une ressource culturelle permettant de camoufler un comportement accumulateur et hédonique. Les consommateurs cherchent à consommer de manière écologique, mais le réemploi permet aussi de proposer et d’accéder à un choix infini d’objets, constamment réinjectés dans le système – ce qui favorise la tendance à accumuler des objets et permet d’assouvir des désirs qui n’auraient pu être possibles autrement, comme l’accès à des objets de luxe par exemple. Cette dernière idée est liée à la motivation hédonique, dans laquelle le consommateur cherche à retirer du plaisir de sa pratique de réemploi.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
Contexte de la recherche
Problématique de la recherche
Méthodologie de la recherche
Plan de la thèse
PARTIE 1. Du réemploi à la dépossession volontaire : clarifications conceptuelles
Introduction de la première partie
CHAPITRE 1. Le réemploi des objets
Introduction du chapitre 1
1. Le réemploi des objets : une manière d’allonger leur durée de vie
2. Le réemploi à l’aune de la consommation collaborative et de l’économie circulaire
3. Le processus global de création de valeur du réemploi
4. Les pratiques de réemploi
Conclusion du chapitre 1
CHAPITRE 2. Le modèle de la dépossession volontaire
Introduction du chapitre 2
1. Posséder un objet : une notion relative à l’appropriation et l’attachement
2. Conserver, jeter ou réemployer ses objets : une floraison de recherches
3. La dépossession volontaire des objets comme cadre théorique
Conclusion du chapitre 2
Conclusion de la première partie
PARTIE 2. La posture épistémologique et la démarche méthodologique
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE 3. La démarche interprétative ancrée dans le terrain
Introduction du chapitre 3
1. L’adoption d’une démarche interprétative
2. La construction de l’objet de recherche ancrée sur le terrain
Conclusion du chapitre 3
CHAPITRE 4. La mise en œuvre de l’étude qualitative multiméthodes
Introduction du chapitre 4
1. La présentation de l’étude, des informants et de la place du chercheur
2. Le recueil de données
3. La méthode d’analyse des données selon la Grounded Theory
Conclusion du chapitre 4
Conclusion de la deuxième partie
PARTIE 3. De la possession personnelle à l’objet public
Introduction de la troisième partie
CHAPITRE 5. La diversité des processus de dépossession
Introduction du chapitre 5
1. Des parcours contrôlés ancrés dans le quotidien
2. Des parcours contraints aux émotions fortes
Conclusion du chapitre 5
CHAPITRE 6. La dépossession comme transformation du statut de l’objet
Introduction au chapitre 6
1. Eloigner l’objet : relation de réconfort ou de piège
2. Reprendre le contrôle de l’objet : décider du sort de l’objet
3. Valoriser l’objet sur la sphère publique
Conclusion du chapitre 6
CHAPITRE 7. Le réemploi : des logiques individuelles en tension
Introduction du chapitre 7
1. La théorie des économies de la grandeur
2. Les logiques marchandes, domestiques et civiques du réemploi
3. Les tensions individuelles existantes entre les logiques
Conclusion du chapitre 7
Conclusion de la troisième partie
PARTIE 4. Discussion des résultats et implications de la recherche
Introduction de la quatrième partie
CHAPITRE 8. La mise en perspective des résultats avec les théories existantes
Introduction du chapitre 8
1. Vers une meilleure compréhension de la dépossession dans le réemploi
2. L’importance des facteurs d’influence dans la dépossession
3. Vers une meilleure compréhension de la relation aux objets dans la dépossession
4. Vers une nouvelle conceptualisation du réemploi
Conclusion du chapitre 8
CHAPITRE 9. Les implications managériales de la recherche
Introduction du chapitre 9
1. Aider les individus à reprendre le contrôle sur l’objet
2. Favoriser le don en transformant ses contraintes en soulagement
3. Faciliter l’accès à la vente
4. Favoriser le réemploi ou le recyclage des objets « contaminés »
Conclusion du chapitre 9
Conclusion de la quatrième partie
CONCLUSION GENERALE
1. La synthèse et les contributions des résultats de recherche
2. Les limites de la recherche et perspectives d’approfondissement
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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