Division sexuelle du travail agricole et implications sociales et économiques
Le poids des femmes dans l’économie des sociétés précoloniales, notamment leur participation aux activités de production, caractéristique de la division sexuelle du travail en œuvre dans ces sociétés, a souvent justifié des qualificatifs péjoratifs comme « bêtes de sommes » ou « esclaves ». Au même moment, l’image de l’homme africain paresseux s’imposait dans tous les contextes coloniaux. Une représentation empreinte de préjugés racistes fondée sur la conception occidentale de la famille o l’homme pourvoyeur assume les besoins matériels tandis que la femme se consacre à ses fonctions reproductives. Une manière de voir justifiant, mais sans grand succès en milieu rural, les politiques coloniales visant à opérer un changement structurel dans la répartition des tâches entre les hommes et les femmes. La mise à l’écart des femmes des structures de production créées pour accompagner la colonisation agricole et l’enrôlement des hommes dans la construction de la nouvelle économie en est une des conséquences. Ce processus est conforme à l’évolution des rapports de genre, de la fin du XIXème siècle à la fin des années 1930, dans les sociétés colonisatrices où le travail salarié des femmes, soumis par exemple à l’autorisation maritale en France, est dénoncé comme une menace à l’équilibre familial. Une offensive est ainsi menée contre le salariat féminin, en mettant en avant un discours de protection, dont l’objectif est en réalité de privilégier l’emploi masculin et de contraindre les femmes à retourner au foyer . Ce discours est d’ailleurs principalement adressé aux citadines, à un moment o l’exode rural, et en particulier celui des femmes, en recherche de travail salarié dans les villes, crée dans les campagnes un déséquilibre et contraint beaucoup d’agriculteurs au célibat. Dans le milieu rural en effet, la différence entre le travail domestique et le travail dans les champs est ténue dans la mesure où la production alimentaire d’autoconsommation est considérée comme le prolongement du travail domestique et de ce fait relève de la responsabilité des paysannes.
Dans le contexte de sociétés dominées d’Afrique subsaharienne, on retrouve dans les milieux coloniaux, ces discours moralisateurs et hygiénistes en faveur du recentrage des femmes à la sphère reproductive, pourtant celles-ci sont dans une très large majorité des rurales. Pour mieux comprendre la portée de ces représentations coloniales et de leurs effets sur les sociétés du Cameroun, il nous semble important de présenter et d’analyser les rôles masculins et féminins dans la vie économique à la veille de la colonisation, à partir des activités liées à la production agricole, leurs implications sur l’organisation sociale et les statuts des individus, en particulier ceux des femmes.
Contexte géographique et social et répartition sexuée des activités agricoles
Plusieurs recherches ont mis en lien, dans l’analyse de la division sexuelle du travail dans les sociétés agricoles d’Afrique, à l’exemple des sociétés Béti et Bamiléké, la prédominance des facteurs écologiques et démographiques. Burton et White ont notamment suggéré que ces facteurs, en particulier la durée de la saison sèche, sont déterminants dans l’intensité de la participation des femmes à l’activité agricole. Dans les sociétés que nous étudions, l’écosystème a en effet influencé le peuplement et la dynamique des systèmes agraires : système de culture itinérante sur brûlis en zone forestière qui abrite les groupes béti, avec de faibles densités et un système d’agriculture intensive en zone de savane, sur les hautes terres densément peuplées de l’ouest du Cameroun, habitat des Bamiléké.
La configuration du relief, la végétation, l’hydrographie, le régime des pluies ont en partie orienté les migrations du XIXème siècle (béti-bulu-fang), et l’installation des groupes humains qui recherchaient pour leur habitat un environnement propice aux activités agricoles. Le Sud-Cameroun est formé dans sa majeure partie d’un vaste plateau appelé plateau sudCamerounais, dont l’altitude moyenne est de 700 mètres. La dorsale camerounaise le délimite à l’Ouest par une succession de montagnes orientées Nord-Est-Sud-Ouest dont le sommet le plus haut, le mont Cameroun, culmine à 4070 mètres au bord de l’océan atlantique. Les hautes terres de l’ouest, habitat des Bamiléké, constituent un ensemble de plateaux intégrés à cette chaîne montagneuse. Le Sud-Cameroun est dans sa globalité une région dominée par le climat équatorial humide à quatre saisons, couverte en majeure partie par la forêt équatoriale au sud et une zone tampon dominée par une savane arborée que drainent les fleuves Sanaga, le plus important du pays, et le Mbam au nord et nord ouest. Sur le plan administratif, le SudCameroun est aujourd’hui divisée en sept régions : L’Est, le Sud, le Centre, l’Ouest, le Littoral, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest.
Les groupes humains qui peuplent cette vaste zone ne sont pas homogènes. Il y a eu des phénomènes de brassage, d’intégration et d’assimilation qui rendent complexe et difficile tout exercice de reconstitution historique de la trajectoire migratoire de chaque groupe ethnique. Les recherches ethnologiques et anthropologiques menées au XXème siècle, ont avancé des hypothèses et tenté une classification. A l’heure actuelle, peu de travaux ont permis de dérouler le point de départ, les étapes et la chronologie du parcours de ces différents groupes humains à travers le continent. Ce qu’il faut noter, c’est que ces mouvements ont été marqués par de nombreux métissages au fil du temps, renforcés par des contacts, pacifiques ou conflictuels, entre les différents groupes. Qu’il s’agisse des Bamiléké ou des Béti, toutes les études ont révélé la dynamique d’assimilation et de recomposition à l’œuvre dans ces groupes, processus historique qui rend la notion d’ethnie assez relative tant leurs origines, leurs langues, leurs coutumes se sont entremêlées au cours de leurs périples jusqu’à leur installation définitive dans leurs habitats actuels . Ces populations présentent des modèles d’organisation sociale divers. Globalement, on peut les classer dans deux catégories : les sociétés centralisées ou inégalitaires et les sociétés décentralisées, lignagères ou segmentaires. L’économie est partout fondée sur l’agriculture, mais des systèmes d’échanges locaux et des réseaux commerciaux de longue distance ont construit progressivement des liens étroits et pas toujours conflictuels entre ces populations, loin de l’image d’anarchie décrite par les colonisateurs.
Zone de transition entre la forêt équatoriale au sud et la savane au nord
Le territoire du Cameroun présente une distinction nettement affirmée entre le sud et le nord du point de vue géographique et humain. Les anthropologues et les ethnologues, à partir de critères linguistiques et morphologiques essentiellement, classent les peuples du sud dans l’aire culturelle bantu et ceux du nord dans le groupe soudanais. La limite naturelle entre ces deux parties du territoire est formée par le plateau de l’Adamaoua, composante de la dorsale camerounaise qui s’étend de l’ouest (frontière nigériane) à l’est (frontière centrafricaine).
La région communément appelée « sud-Cameroun » s’étend de l’océan atlantique à l’ouest à la frontière orientale de l’ancienne Afrique Équatoriale Française (AEF). Elle couvre dans sa partie sud et sud-est, la zone forestière du Cameroun dont la limite nord est schématiquement le fleuve Sanaga, et dans sa partie ouest et sud-ouest les hautes terres de l’ouest et la plaine littorale. C’est une région dominée par la mousson, dont l’effet est tempéré à l’ouest par l’altitude. Le climat humide et pluvieux et le réseau hydrographique dense en font une zone propice à l’agriculture.
Le relief du Sud-Cameroun est constitué dans sa partie ouest par les hautes terres volcaniques de l’ouest et dans la partie sud et est par le plateau sud-camerounais. Les hautes terres de l’ouest sont un ensemble de trois plateaux étagés séparés par des escarpements souvent très abrupts. D’ouest en est, nous avons le plateau de Bamenda qui comporte deux niveaux distincts constitués par la plaine de Ndop compris entre 1000 et 1300 mètres d’altitude et les Grassfields entre 1600 et 2300 mètres d’altitude. On y rencontre des reliefs volcaniques dont les plus importants sont le mont Santa à 2550 m et le Mont Oku, qui culmine à 3008 m à l’est de Kumbo; le plateau Bamiléké situé entre 1400 et 1800 mètres d’altitude et enfin le plateau bamoun haut de 1100 à 1200 mètres . Le Mont Bamboutos, d’une altitude de 2740 m, sépare les plateaux bamiléké et bamenda. Sur le plateau Bamoun émerge trois reliefs constitués par le mont Mbam (2335 m) le Nkogam (2263 m) et le mont Mbapit (1989 m). L’activité volcanique de ce dernier est à l’origine de la formation des sols fertiles qui recouvrent la région de Foumbot et une partie du plateau bamiléké. Cet ensemble des hautes terres est isolé des pénéplaines périphériques par des escarpements abrupts. Une falaise de plus de 700 mètres sépare ainsi par endroits le plateau de Bamenda de la plaine de Mamfé. A l’est, le plateau bamoun domine la plaine Tikar par un escarpement de près de 800m ; dans la partie sud, le plateau bamiléké borde la plaine des Mbo par une dénivellation de 700 à 800 m et domine la région de Nkondjok par un escarpement de 1000 m .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE LE SUD-CAMEROUN AU TOURNANT DU XXEME SIECLE : COLONISATION ET EVOLUTION DES SYSTEMES DE PRODUCTION AGRICOLE: 1884-1930
Chapitre I Division sexuelle du travail agricole et implications sociales et économiques
I.1. Contexte géographique et social et répartition sexuée des activités agricoles
I.1.1. Zone de transition entre la forêt équatoriale au sud et la savane au nord
I.1.2. Dynamiques migratoires et stabilisation des populations au début de la pénétration européenne
I.1.2.1. Les Béti du sud-forestier : une société décentralisée organisée autour du fondateur du village (mod nnam), de ses femmes et ses dépendants
I.1.2.2. Les Bamiléké des Hauts-plateaux de l’Ouest : des chefferies structurées autour du Fo, chef héréditaire, au sommet de la hiérarchie sociale
I.2. Une responsabilité partagée ? Les femmes, les hommes et le travail agricole
I.2.1. Répartition du travail agricole entre les sexes en pays béti
I.2.1.1. L’espace agricole béti
I.2.1.2. Plantes cultivées et organisation sexuée
I.2.2. Répartition du travail agricole entre les sexes en pays bamiléké
I.2.2.1. L’espace agricole bamiléké
I.2.2.2. Plantes cultivées organisation sexuée du travail agricole
I.2.2.3. Un calendrier agricole calqué sur les rythmes pluviométriques
I.2.2.4. Méthodes de culture, systèmes de fertilisation : l’implication des hommes et des femmes dans la préservation des sols en pays bamiléké
I.2.3. Un investissement plus important des hommes dans des activités non agricoles : guerre, chasse, commerce, pêche, artisanat et travaux de construction
I.3. Implications sociales et économiques de la division sexuelle du travail agricole
I.3.1. Contrôle des moyens de production : la force de travail des femmes et la terre
I.3.2. Organisation du temps de travail, contrôle des récoltes et outils de production
I.3.3. Production agricole et solidarité féminine
Chapitre II Économie de plantation, mobilités masculines et systèmes locaux de production 1884-1930
II.1. Plantations capitalistes et mobilisation de la main d’œuvre masculine (1885-1930)
II.1.1. Des Africains incapables de développer une économie de plantation ?
II.1.2. Les Duala : premiers planteurs Camerounais (1890-1930)
II.1 .3. Migrations forcées ou volontaires : la mobilisation de la main d’œuvre masculine dans les plantations capitalistes
II.2. Répercussions des migrations sur le travail agricole et la production alimentaire
II.2.1. Migrations masculines et effets sur les rapports de production
II.2.2. Articuler économie de plantation et production alimentaire (1908-1930)
II.3 : Approche coloniale de l’alimentation et mutation des régimes alimentaires des colonisés
II.3.1. Représentations coloniales de l’alimentation des populations africaines
II.3.1.1. Colonisation européenne et désarticulation des sociétés locales : effets sur les systèmes de production alimentaire
II.3.1.2. Lutter contre « l’insouciance et l’imprévoyance des Africains » : des sociétés africaines pensées comme incapables d’assurer leurs besoins alimentaires
II.3.2. Mesures administratives contraignantes et pratiques alimentaires des populations locales : 1920- 1930
II.3.2.1. Politique de la viande : développer la pêche et vulgariser la consommation des protéines animales
II.3.2.2. Réquisitions des vivres, développement de nouvelles cultures alimentaires et délégitimation de la place des femmes en agriculture
II.3.2.3. Quelle application concrète de la politique alimentaire coloniale ?
DEUXIEME PARTIE DE « L’ARCHAÏSME » A LA « MODERNISATION » DE L’AGRICULTURE FAMILIALE : RHETORIQUE COLONIALE, ENJEUX DE GENRE ET CULTURES DE RENTE AU CAMEROUN (1930-1960)
Chapitre III Modernisation de l’agriculture : la construction de l’invisibilité des femmes: 1930-1960
III.1. Priorité aux cultures d’exportation (cultures masculines) et investissement limité dans les cultures vivrières féminines
III.1.1. Assurer l’éducation culturale de l’indigène
III.1.2. Organiser le paysannat local et accroître la productivité des cultures d’exportation : 1930-1945
III.1.3. Politique de modernisation agricole et nouveau cadre du paysannat : 1945-1960
III.2. Production vivrière négligée : effet d’une perception tronquée du travail des femmes en agriculture : 1930-1960
III.2.1. Production vivrière et enjeu de l’approvisionnement des villes
III.2.2. Sortir les femmes des champs ?: les missions catholiques et le travail des femmes
III.2.2.1. Le combat de la JACF* pour le « droit au foyer » des paysannes métropolitaines exporté au Cameroun par la congrégation du Saint-Esprit (1930-1945)
III.2.2.2. Polygamie et main d’œuvre féminine
Chapitre IV Contrôle des terres agricoles : évolution des droits d’accès des femmes dans un système foncier coutumier en tension
IV.I. Restriction des droits d’accès des femmes aux terres à usage collectif à partir des années 1930
IV.I.1. Législation coloniale sur le foncier et accélération du processus de privatisation des terres
IV.I.2. Tensions autour de l’appropriation des terres de réserve utilisées par les femmes
IV.II. Transformation du statut des terres et droits fonciers des femmes
IV.II.1. Changements des modes d’attribution des terres de culture aux femmes
IV.II.2. Accession des femmes à la propriété foncière : un enjeu d’autonomie pour les agricultrices commerçantes
Chapitre V Café, conflits sociaux et tensions de genre en pays bamiléké années 1930-années 1950
V.1. Le café en pays bamiléké : d’une culture élitiste à une culture populaire (années 1930- années 1950)
V.1.1. L’exclusion des cadets sociaux et des femmes de la culture du café (1929-1954)
V.1.2. Lutte pour la libéralisation de la culture du café : la solidarité sous condition des femmes
V.1.3. Culture libre du café (1954-1960) : accès à tous les hommes, mais pas aux femmes
V.2 : café, cultures vivrières et tensions de genre
V.2.1. Politique de conservation des sols: faire avec ou sans les femmes ? 1950-1960
V.2.1.1. Gestion de la fertilité des sols : des savoir-faire locaux ignorés
V.2.1.2. Lutte contre la dégradation des sols : des pratiques paysannes efficaces et peu valorisées
V.2.2. Une cohabitation difficile : choisir entre café et cultures vivrières ?
V.2.2.1. Résistance des femmes à la monoculture du café
V.2.2.2. Une institution pourvoyeuse de main d’œuvre : la polygamie au secours de la caféiculture ?
V.3. Des droits sociaux et économiques à préserver: négociation dans la sphère privée et revendications sur la scène publique (1950-1960)
V.3.1. La capacité d’action des femmes devant les tribunaux coloniaux et dans l’espace public (1948- 1960)
V.3.2. Femmes « planteurs » : Entre pragmatisme et transgression
CONCLUSION GENERALE
SOURCES ET DOCUMENTATION
ANNEXES