Remettre les mots à l’endroit
Dissolution de sens et mélange des termes
« De l’art et de la culture », voilà un titre qui sonne bien familier. En effet, cette expression est aujourd’hui largement utilisée, comme si elle revêtait un sens unique. Deux écueils majeurs et contradictoires sont à identifier : d’une part, l’englobement de l’industrie culturelle, de la communication, de la publicité dans le champ de ce que l’on nomme aujourd’hui culture, ce qui la met au service de l’idéologie capitaliste, et d’autre part, la réduction de la culture aux seuls arts, ce qui tend à décharger la notion de culture de sa potentielle dimension politique, au profit d’un esthétisme (au sens négatif et courant du mot) bien plus transgressif que subversif – je reviendrai sur cette distinction).
Ces deux problèmes sémantiques pourraient sembler être en opposition puisque l’un réduit le sens du mot culture tandis que l’autre l’étend. Or il n’en est rien : les raisons et les conséquences de ces mouvements sémantiques sont les mêmes. Dans les deux cas, la dimension politique de la culture – et des arts par la même occasion – est profondément restreinte. Qui plus est, ce que l’on appelle culture est alors privée de tout un pan de son histoire, d’une dimension sociale, subversive et émancipatrice. En mélangeant les termes, leur faisant perdre de la précision sémantique, ils en deviennent malléables à l’envie, nous privant de la possibilité de penser les alternatives. Certaines langues ne disposent que d’un seul mot pour désigner le jaune et le vert, comme harita en sanskrit, ou encore xanh en vietnamien. Annie Molard-Desfour, linguiste, explique que les locuteurs de ces langues ne distinguent pas le spectre des couleurs de la même manière que des locuteurs d’une langue qui opère ces distinctions plus nettement. C’est un exemple me semble-t-il très puissant de l’effet des représentations que l’on se fait du monde, et des conséquences induites par la manière dont l’on nomme ces représentations et les faits qui les génèrent. C’est par ce même fonctionnement linguistique que, réduire le sens d’un mot, ou à l’inverse l’étendre jusqu’à en faire une notion floue, nous prive d’outils de compréhension précise, d’expression politique et de critique des actions menées au nom de cette notion déformée.
C’est la remarque que formule Paul Audi dans son ouvrage Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste. Audi part de la définition « d’artiste » proposée par l’UNESCO en 1980 : « On entend par artiste toute personne qui crée ou participe par son interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou cherche à être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de travail ou d’association quelconque. » .
L’UNESCO développe trois points qui permettent de définir l’artiste. Le premier est par « le faire », c’est à dire que l’artiste est celui qui crée des œuvres d’art. Le second est de l’ordre de l’autodéfinition, « considère sa création artistique comme un élément essentiel à sa vie ». Le troisième est liée à l’assentiment de la société, « est reconnue en tant qu’artiste », mais sans que cela soit une condition sine qua non, car si l’individu en question ne fait que « chercher à être reconnu en tant qu’artiste », cela est suffisant. Selon Paul Audi, la première partie de la définition, le fait de créer des œuvres, est à rapprocher de la définition que Duchamp fait de l’artiste : l’être artiste est institué sur un dire qui est un faire. Le fait de désigner une réalisation, ou un objet comme étant de l’art, revient à utiliser un dire performatif, « ceci est de l’art» ce qui fait qu’un ready made devient alors une œuvre. Audi continue, et nous explique que la partie « création comme élément essentiel de sa vie » fait référence à la pensée de Joseph Beuys, qui parle de « force vitale, créatrice, productrice de ses moyens de subsistance ». Pour Audi, Beuys institue « l’être artiste sur un faire qui n’est pas un dire, voire sur une essence de l’homme ». Cela reflète l’idée répandue que le fait de créer relève du besoin pour l’artiste, une manière qu’il a de pouvoir s’exprimer qui ne trouve aucun substitut. Enfin, l’artiste comme étant une personne reconnue ou cherchant à l’être renvoie à Yves Klein, qui définit l’artiste sur un discours, une auto-proclamation de sa qualité d’artiste, c’est à dire son intention, sa prétention à en devenir un. Paul Audi en conclut que, pour éviter que l’artiste soit ainsi un être dont la caractéristique serait de se définir et de s’identifier par lui-même, ce qui serait dangereux du point de vue d’instances normatives, UNESCO a ajouté le fait que l’artiste est celui qui contribue à l’art et à la culture. Selon Paul Audi, la culture est ici entendue comme industrie culturelle, voir comme divertissement qui « trompe l’ennui ». L’artiste devient un « agent culturel ». L’art se fait alors absorber par ce que l’on appelle aujourd’hui la culture. Ainsi, le risque est que la légitimation de l’artiste se fasse donc sur sa contribution à l’art et la culture, et non plus sur les significations et les rôles que les artistes voudraient eux-mêmes se donner.
Dans son « Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste », Audi cite à plusieurs reprises Adorno et Horkeimer, et en effet, on décèle sous sa plume une filiation avec ce que les fondateurs de l’école de Francfort avaient en leur temps décrit comme l’industrie culturelle, la critiquant d’ailleurs sévèrement: « le film et la radio n’ont plus besoin de se faire passer pour de l’art. Il ne sont plus que business : c’est là leur vérité et leur idéologie qu’ils utilisent pour légitimer la camelote qu’ils produisent délibérément ». En 2016, il n’est pas rare de désigner un réalisateur de blockbuster américain comme artiste, producteur de bien culturels, ou acteur de l’industrie culturelle, sans que cela pose de problème sémantique, du moins dans le sens commun. Il ne s’agit pas de se faire passer pour quelque chose, la perte de sens des termes art et culture permettent un joyeux mélange où tout est ramené au même niveau. C’est précisément ce que décrivaient Adorno et Horkeimer il y a près de 70 ans alors qu’ils dénonçaient déjà les tendances uniformisantes des industries culturelles.
Je ne vais pas me lancer ici dans une analyse de l’aspect commercial des productions hollywoodiennes, ou de la musique dite « R’n’B contemporain » par exemple. Cette dimension commerciale est désormais largement globalisée. Toujours est-il que le terme culture et le terme art désignent aujourd’hui largement ces productions, ce qui ajoute au flou de chacun de ces deux termes, mais brouille aussi dans leur distinction. Le terme même d’industrie culturelle opère une association symptomatique. Cela ne signifie pas que des industries auraient une dimension culturelle, mais plutôt que la culture est un bien industriel, produit par l’homme, qui a une valeur d’usage ou d’échange, et qui s’achète ou se vend sur un marché. Ce qui est en substance la définition d’une marchandise selon Marx. Ce qui nous amène à un autre brouillage de pistes, la fameuse exception culturelle. Cette notion d’abord française s’internationalise via l’OMC et l’Union Européenne, et consiste concrètement à exclure « la culture » des textes établissant le libre-échange économique. Un des slogans des années 80 était alors la culture n’est pas une marchandise, slogan qui s’est transformé en la culture n’est pas une marchandise comme les autres. Glissement de langage qui fait de la culture une marchandise. Aujourd’hui, les politiques publiques locales, nationales et plus encore européennes font de la culture un outil de choix pour l’attractivité du territoire. Le critère d’évaluation a priori que sont retombées économiques directes, indirectes et induites est désormais monnaie courante dans les dispositifs de ces politiques publiques. Ce qui ajoute de la confusion, une fois encore, et ici particulièrement sur les objectifs poursuivis par l’action publique s’agissant de culture. D’autant que concrètement, ces politiques culturelles interviennent dans le champ artistique la majeur partie du temps. Ainsi, Franck Lepage dans sa conférence gesticulée Incultures, l’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu commence par dire qu’il est aujourd’hui « dans la culture des poireaux », et qu’avant, il « était dans la culture tout court », pour s’amuser du fait que dans le langage courant, être dans la culture signifie travailler dans le domaine des arts, ce qui est une autre manifestation du flou sémantique qui règne aujourd’hui autour de ces notions. Notons que Lepage regrette pour sa part que la notion de culture en France soit implicitement limitée aux arts, ce qui amène selon lui à dépolitiser la culture et donc les actes menés en son nom. Selon Franck Lepage, limiter le sens du mot culture aux arts pose problème car c’est en retirer toute dimension sociale, d’histoire politique, de lutte, et donc de transformation .
Poussons la critique formulée par Lepage. Cela suggèrerait alors que notre Ministère de la Culture et de la Communication n’agissant que sur l’art subventionné, le patrimoine, et cette catégorie floue qu’est la communication, (c’est à dire notamment les médias et la publicité), ne donne pas de dimension politique, voire de direction politique par ses actions. Je ne dis pas à ses actions, mais bien par ses actions, car, à ses actions, cela est admis par nos élites politiciennes sans difficulté : la non baisse du budget du Ministère de la culture par exemple a bien souvent été une confortable caution de gauche pour le Parti Socialiste. Mais suggérer que la culture ne se réduit qu’à l’art voudrait alors dire qu’agir sur la culture par exemple en subventionnant (ou pas) un artiste ou un festival, serait une action qui a une dimension politique en elle-même, qui donne un signe politique, mais qui n’aurait pas de conséquence politique. Cela nie l’hypothèse selon laquelle en agissant sur l’art, par ses actions donc, la culture en tant que porteuse d’une dimension politique est elle-même modifiée. (Je ne m’avance pas plus, car apparait là l’idée d’un art endo modificateur de la culture, que je développerai un peu plus loin). Le corollaire immédiat de cette dernière idée est que les artistes dépendent du Ministère de la Culture uniquement parce qu’ils sont artistes, ils sont la culture. Il leur suffit alors d’être artistes sans autre considération qu’eux-mêmes, sans bien sûr de responsabilité d’aucune sorte. Ils n’influent pas sur la culture, car elle n’est pas extérieure à eux, elle perd donc en effet toute dimension politique. Ce sont les effets de ce que l’on a appelé la démocratisation de la culture, politique initiée par André Malraux, ministre des Affaires Culturelles dès 1959, largement poursuivie par son successeur dans les années 80, Jack Lang, avec son ambition affichée de défendre « les créateurs ». La politique de démocratisation de la culture consistait à rendre accessible au plus grand nombre une culture reconnue, qui s’avérait être celle des élites. Cette politique s’est vue critiquée et progressivement remplacée, du moins dans les discours, par l’idée d’une « démocratie culturelle », dont le mouvement serait inversé, reconnaissant les cultures dites populaires, avec l’objectif de donner à ceux qui les pratiquent les moyens de l’exprimer. Je ne peux m’empêcher de remarquer que non seulement la culture de nos élites est toujours celle qui domine, que ce sont toujours ces élites qui donnent l’autorisation aux cultures dites « populaires » de s’exprimer, démarche qui est intrinsèquement contraire à toute ambition émancipatrice. Enfin, que cette démocratie de la culture s’accompagne d’un relativisme et d’un individualisme à nouveau dépolitisant, se voulant placer toute pratique culturelle sur le même plan, avec l’ambition que chacun se définisse suivant ses propres goûts, comme si ceux-ci pouvaient être innés, sans considération de des milieux dans lequel ces goûts se forment .
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Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE : CONCEPTS FONDAMENTAUX
Chapitre I. Distinction et rapports de la culture et de l’art
1. Remettre les mots à l’endroit
1. 1. Dissolution de sens et mélange des termes
1. 2. La nécessaire distinction entre art et culture
1. 3. Le mot culture en crise
2.Vers un sens d’« art »
2. 1. Esthétique
2. 2. Dualismes
2. 3. L’art en général
3. Une responsabilité de l’art à l’égard de la culture ?
3. 1. Le lien entre art et culture
3. 2. Transgression et subversion
Chapitre II; L’entre et le dissensus aux fondements de l’activité et de l’état politique
1. Aux racines de ”politique“
1. 1. Préjugés
1. 2. Étymologie
1. 3. Polis
1. 4. Zôon politikon
2. L’entre
2. 1. L’aida
2. 2. Désert et oasis
3. Une activité politique vers l’état politique
3. 1. Cinq siècles de servitude
3. 2. La politique comme activité
3. 3. Le processus permanent
4. Artistes politiques
4. 1. Engagement des mots
4. 2. Effets de distanciation
4. 3. Des notes et des discours
4.4. Intentions et non-intentions
Chapitre III. De la responsabilité
1. Anfractuosités de la responsabilité
1. 1. Étymologies
1. 2. Ethos
1. 3. Responsabilité ad hoc
1. 5. Responsabilité cosmique
2. Une responsabilité d’ordre politique
2. 1. Genre politique
2. 2. Responsabilité collective
2. 3. Responsabilité individuelle
3. Bases d’engagement de la responsabilité ; sujets et objets responsables
3. 1. Faculté politique d’agir : de la puissance au pouvoir politique
3. 2. Une responsabilité totale de tous
3. 3. …mais certains sont plus sujets de responsabilité que d’autres
Chapitre IV. Contours et contenu de la responsabilité politique de l’artiste
Introduction
1. Dispositions géométriques
1. 1. Public(s) / spectateurs (horizontal)
1. 2. Institutions (vertical)
1. 3. Les pairs (circulaire)
1. 4. L’artiste dans son rapport à lui-même (point)
2. Conditions et engagement de la responsabilité politique de l’artiste
2. 1. Conditions de l’existence d’une responsabilité politique de l’artiste
2. 2. L’engagement de la responsabilité politique de l’artiste
2. 3. De la censure à l’autocensure
2. 4. Une responsabilité partagée ?
DEUXIÈME PARTIE : ACTUALISATION DE LA RESPONSABILITÉ POLITIQUE DE L’ARTISTE : DE LA RÉSISTANCE À LA TRANSFORMATION DÉMOCRATIQUE
Chapitre I. Système nerveux et milieux : des déterminismes à la modification
Introduction
1. S’approprier les neurosciences
1. 1. Pourquoi les neurosciences ?
1. 2. Des critiques non-rédhibitoires
1. 3. Les avancées de l’imagerie cérébrale : voir l’homme « de l’intérieur
1. 4. L’enjeu de la plasticité du cerveau
2. Laborit, Damazio et Spinoza : des neurosciences à la philosophie
2. 1. Servitude pulsionnelle
2. 2. Imaginaire de la fuite
2. 3. Stimuli et affects
2. 4. Émotions rationnelles
3. Mésologie
3. 1. S’extraire de nos servitudes
3. 2. Écoumène
3. 3. Esthétique et milieux
3. 4. Faire naître des exceptions
Chapitre II. L’art comme résistance
Introduction
1. Lutte en profondeur contre l’idéologie dominante
1. 1. L’inutilité de l’art
1. 2. De la non-neutralité de l’art
2. L’esthétique comme faculté de juger
2. 1. Le goût postmoderniste
2. 2. Le goût comme esprit critique politique
2. 3. Jugement esthétique et postmodernisme
3. Des armes
3. 1. L’art comme cheval de Troie
3. 2. De l’espace-temps
3. 3. Le partage du sensible
4. Stratégie en terrain contrôlé
4. 1. Totalité du postmodernisme
4. 2. Bioesthétique
4. 3. L’art pour résister
Chapitre III. Comment faire un art responsable politiquement ?
Introduction
1. Du fond et de la forme
1. 1. Signifiant politique
1. 2. Politiques de l’art militant
1. 3. Mises en formes politiques
4. L’autonomie de l’art
2. L’artiste émancipateur
2. 1. En quête d’émancipation
2. 1. L’artiste ignorant
2. L’intention de l’artiste comme critère de responsabilité ?
3. La volonté de créer des œuvres émancipatrices comme frein à la création d’œuvres émancipatrices
3. 1. L’objectif de l’artiste
3. 2 . Le risque du « mol nivellement de tout »
3. Émanciper les artistes
Chapitre IV. Les leviers de l’inertie et du mouvement
1. Potentielles limites de la responsabilité politique de l’artiste
1. 1. Immersion balinaise
1. 2. Responsabilité libératrice
1. 3. Des freins structurels
2. Se désengluer des systèmes
2. 1. Ce que l’on veut changer qui nous en empêche
2. 2. Renverser les représentations
3. Économie politique de la culture
3. 1. Le syndrome de Baumol
3. 2. Autonomie de l’art ou aliénation ?
3. 3. Du « fonctionnement » au « projet »
3. 4. Des artistes sous pression
3. 5. L’artiste comme modèle capitaliste
4. Vers une démocratie
4. 1. Nous ne sommes pas en démocratie
4. 2. De l’impossibilité du changement par les dominants
4. 3. Pour la démocratie
Conclusion
Bibliographie
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