Dissymétrisation d’un moteur moléculaire et synthèse d’une famille de prototypes de treuils moléculaires

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Les machines moléculaires

Les machines moléculaires biologiques

Nous nous intéressons principalement aux machines moléculaires synthétiques dans ce manuscrit, même si la nature est riche en inspiration pour concevoir de tels objets. En effet, des moteurs biologiques sont présents dans tous les organismes vivants. Ils permettent de convertir de « l’énergie chimique » en un mouvement contrôlé et directionnel (linéaire ou rotatif), ce qui permet d’accomplir un grand nombre de fonctions vitales.

La myosine, un exemple de moteur linéaire biologique

La myosine est une protéine motrice qui a la capacité de se déplacer linéairement et directionnellement le long d’une autre protéine, l’actine. Cette dernière prend la forme de filaments et sert de guide pour la myosine. Différentes versions de la myosine existent et possèdent des propriétés spécifiques, telles que des vitesses de déplacement différentes en fonction de leur localisation et de leur rôle au sein des organismes.
La myosine V permet par exemple de déplacer le matériel intracellulaire (protéines, vésicules, etc.) en transformant l’énergie chimique fournie par l’hydrolyse de l’ATP en un mouvement directionnel. Cette protéine est composée de deux têtes motrices interagissant avec l’actine, reliées à la queue où est accroché le matériel à transporter (Figure 3).
À l’état initial, les deux têtes de la myosine sont fortement liées à l’actine. Le bras avant est contraint, alors que celui en position arrière est étendu et libère une molécule d’ADP. En présence d’ATP, le bras arrière se dissocie et passe en position avant, permettant ainsi de relâcher la contrainte. La tête se lie ensuite à un nouveau site actif de l’actine, en hydrolysant l’ATP en ADP. La myosine effectue donc un « pas » en trois étapes et ce mécanisme lui permet de parcourir des distances importantes (jusqu’à quelques micromètres) à une vitesse moyenne de 400 nm.s-1.[8] La distance parcourue à chacun de ces pas est de l’ordre de 36 nm, la protéine effectue donc une dizaine de pas par seconde pour une distance plusieurs fois égale à sa taille avec une réactivité extrême et une efficacité proche des 100%.

L’ATP synthase, un moteur moléculaire rotatif naturel

L’ATP requis comme source d’énergie pour une multitude de processus biologiques,[9] dont le fonctionnement des myosines, est synthétisé au niveau de l’ATP synthase.
Cette enzyme, enchâssée dans la membrane cellulaire, est un moteur moléculaire rotatif qui convertit en énergie chimique l’énergie électrochimique résultant d’un gradient de concentration en protons de part et d’autre de la membrane.[10]
Comme présenté Figure 4, l’ATP synthase est constituée de deux parties situées respectivement dans le milieu extracellulaire (F1) ou dans la membrane (F0). F0 est composée d’un stator (unités a et b) et d’un rotor mobile c constitué de 10 à 12 sous-unités protéiques, ce nombre variant selon les cellules en question. Le gradient transmembranaire induit un flux de protons à l’interface entre les domaines a et c à travers des étapes successives de protonation, rotation et déprotonation des sous-unités c. Lorsqu’un proton est fixé sur un acide aminé chargé négativement, l’ensemble devient neutre et est repoussé de la sous-unité a, chargée positivement, vers la membrane qui est moins polaire. La répétition de ce processus avec toutes les sous-unités c entraîne une révolution complète du rotor à l’issue de laquelle les protons sont libérés de l’autre côté de la membrane. Le mouvement de rotation du rotor est également transféré à la partie F1 via l’axe (ϒ), ce qui entraîne un changement conformationnel des trois sous-unités αβ et conduit à la phosphorylation de l’ADP.[11,12]
Il est important de noter que la structure de l’ATPase induit une rotation unidirectionnelle du rotor. Cependant, la même enzyme est également capable d’hydrolyser l’ATP en ADP (réaction inverse) si le sens de rotation est inversé, induisant ainsi un flux de proton à l’opposé du gradient électrochimique. Ce moteur naturel réversible a été optimisé par des millions d’années d’évolution, pour aboutir à ce que ces deux réactions aient une efficacité proche des 100%.[13,14]
Ces deux exemples sont donc des machines moléculaires biologiques, qui partagent des caractéristiques communes, telles qu’une complexité structurale importante, permettant d’accéder à un mouvement directionnel reproductible. La préorganisation du milieu est cruciale pour l’obtention d’un mouvement résultant non-nul, qui a un effet net sur le milieu. Ces machines naturelles ont été une grande source d’inspiration pour de nombreux chimistes et physiciens, qui visent à contrôler les mouvements à l’échelle des molécules afin de les amener à effectuer des tâches précises.

Les machines moléculaires synthétiques

Développement de machines moléculaires synthétiques

Les machines moléculaires ont récemment été mises au premier plan de l’actualité scientifique lors de l’attribution du Prix Nobel de Chimie 2016 à J.-P. Sauvage, J. F. Stoddart et B. Feringa pour leurs travaux dans ce domaine en plein essor.[15] Ce Prix est une reconnaissance de leurs travaux pionniers dont nous ne pourrons malheureusement présenter que quelques exemples.
Parmis de nombreuses machines, J.-P. Sauvage a par exemple développé un muscle moléculaire fondé sur des complexes de coordination dont une représentation est donnée Figure 5.[16,17] Cet élégant muscle moléculaire est capable globalement de passer d’une configuration étendue (en haut) à une conformation contractée (en bas) par apport d’énergie chimique, par la coordination à des ions cuivre(I) ou zinc(II). Les fragments intriqués dans la forme étendue (en haut) peuvent être contractés en remplaçant les deux atomes de cuivre(I) tétracoordinés par deux atomes de zinc(II) pentacoordinés.
Il s’agit donc d’un actionneur mécanique linéaire, alimenté par de l’énergie chimique, via l’apport de cyanure de potassium et d’ions Zn(II). Le mouvement opposé peut être obtenu par l’ajout d’un large excès de sel de cuivre(I).
La machine moléculaire représentée Schéma 1, est un ascenseur moléculaire, développé par les équipes de J. F. Stoddart et V. Balzani.[19] Il s’agit également d’un actionneur linéaire. Une plateforme composée de trois macrocycles (en rouge) effectue des mouvements le long de trois axes, comportant chacun deux stations (en bleu). En fonction du pH, l’affinité du macrocycle pour chacune des stations varie, ce qui induit un mouvement de la plateforme. Il s’agit encore une fois d’un exemple de machine moléculaire alimentée par une source d’énergie chimique, puisque ce sont des réactions acido-basiques qui déclenchent les mouvements. Les structures B et D sont des états de transition qui permettent d’illustrer la répartition des charges en fonction du degré de protonation avant la réorganisation intramoléculaire rapide qu’elles induisent avec la migration de la plateforme vers le domaine le plus chargé. Cet ascenseur moléculaire est donc un autre exemple de machine moléculaire, actionné cette fois par un apport d’énergie chimique sous la forme d’ajouts successifs de base et d’acide.
Ces deux machines moléculaires sont respectivement bio- et technomimétiques,[12,21] imitant le fonctionnement d’un muscle biologique et d’un ascenseur.
Il est important de noter qu’il ne s’agit cependant pas de moteurs moléculaires. En effets, ces systèmes permettent d’accéder à deux états distincts (muscle contracté ou étendu, ascenseur un position haute ou basse) mais il est impossible d’en extraire un travail utile, contrairement aux moteurs moléculaires qui seront présentés dans la suite de cette introduction.

Développement des moteurs moléculaires

Depuis la fin des années 1990, de nombreux modèles de moteurs moléculaires ont été décrits dans la littérature, permettant la conversion de diverses sources d’énergie en mouvement directionnel linéaire ou rotatif.
Sur le Schéma 2 est représenté le premier moteur à énergie lumineuse décrit par B. Feringa,[22] dont le fonctionnement est basé sur l’isomérisation de l’alcène central fortement contraint. Le mouvement obtenu est unidirectionnel, une molécule tournant dans un sens quand son énantiomère tourne dans le sens opposé.
Un cycle de rotation de ce moteur est composé de quatre étapes élémentaires. L’irradiation du moteur à 280 nm permet une isomérisation E – Z de l’alcène fortement contraint pour mener à une conformation où les deux groupements méthyle sont en position pseudo équatoriale, induisant une forte gêne stérique. En conditions ambiantes, une isomérisation induite thermiquement a lieu pour conduire à une conformation plus stable dans laquelle les groupements méthyle sont en position pseudo axiale. Par irradiation à la même longueur d’onde que précédemment, l’alcène est à nouveau isomérisé dans la seule direction permise par la gêne entre les groupements méthyle qui passent une nouvelle fois en position pseudo équatoriale. Ces derniers peuvent enfin être réarrangés pour conduire à la molécule de départ par activation thermique (60 °C). Un énantiomère possède donc une seule direction de rotation en raison de la gêne stérique produite par la partie hélicoïdale mais aussi par la position des deux méthyles. L’explication du fonctionnement de ce système aujourd’hui admise a été décrite dans la littérature plusieurs années après le moteur lui-même. La rotation directionnelle de ce moteur est permise par la forme particulière de la surface d’énergie potentielle. Sur la Figure 6, la courbe d’énergie potentielle de l’état fondamental possède une forme en dents de scie et l’excitation photochimique vers l’état excité suivie d’une désexcitation via une intersection conique entre ces deux surfaces d’énergie potentielle permet d’outrepasser les maximas de potentiels existant à l’état fondamental, de façon à ce que les coordonnées de réaction ne puisse suivre qu’une seule direction (rotation unidirectionnelle).[23]
Contrairement aux machines moléculaires développées par J.-P. Sauvage et J. F. Stoddart, les alcènes fortement contraints décrits par B. Feringa décrivent un cycle avec une directionnalité contrôlée à chaque étape, permise par la structure tridimensionnelle de la molécule en conjonction avec la source d’énergie utilisée. Ces structures peuvent donc être qualifiées de moteurs moléculaires rotatifs.
D’après le dictionnaire Larousse, un moteur peut être défini comme un « organe transformant en énergie mécanique une énergie de nature différente ».[24] Bien que valide pour beaucoup d’exemples macroscopiques, cette définition est trop large et englobe tous les actionneurs mécaniques qui ne sont pas pour autant des moteurs. Cette définition a par la suite été affinée, le Prof. B. Feringa a proposé les quatre critères suivants pour distinguer les moteurs moléculaires des autres machines :[25]
Obtenir un mouvement unidirectionnel et contrôlé à l’échelle de la molécule unique a longtemps constitué un défi. En effet, à cette échelle, les molécules ne sont plus soumises aux mêmes forces que les moteurs macroscopiques (gravité, etc.) mais les facteurs prépondérants sont la viscosité et le mouvement Brownien. Les fluctuations thermiques induisent des mouvements de toutes les molécules selon leurs différents degrés de liberté en situation d’équilibre. Prenons le système décrit par R. Feynman[26] composé d’une roue à cliquet moléculaire représentée Figure 7. Si le cliquet n’est pas engagé sur la roue, elle peut tourner de manière aléatoire pour conduire à un mouvement résultant nul et le point marqué d’un « ? » restera immobile en moyenne. Cependant, si le cliquet est engagé, on pourrait penser que la roue ne tournera que dans un sens, induisant un déplacement du point « ? » dans une seule direction. Cependant, d’après le second principe de la thermodynamique (ou principe de Carnot), toute transformation d’un système induit une augmentation de l’entropie que l’on pourrait assimiler ici à du désordre. Pour cet exemple, cela impliquerait que la roue se mette en mouvement, mais aussi le cliquet et le ressort qui la maintiennent et le mouvement résultant serait donc nul. Feynman propose donc d’équiper son système imaginaire de pales qui seraient à une température donnée T1 actionnées par le mouvement Brownien (des particules venant percuter les pales) et de conserver la roue à cliquet à une température inférieure T2 pour conduire à une rotation directionnelle. Cependant, cet exemple n’est qu’une illustration pédagogique car il est impossible d’isoler thermiquement deux pièces d’un même système, surtout si elles sont couplées par un élément mécanique.[27] Le point crucial souligné par cet exemple est qu’il n’est malheureusement pas possible d’obtenir de mouvement unidirectionnel et donc de travail utile à partir du mouvement Brownien.

Stratégies pour l’émergence de comportements collectifs

Afin de pouvoir dégager un travail utile de la rotation directionnelle d’une population de moteurs moléculaires à énergie lumineuse, différentes stratégies ont été proposées pour s’affranchir des orientations aléatoires en solution. La Figure 8 représente le greffage sur une nanoparticule d’or d’un de ces moteurs, dont la structure a été adaptée pour insérer des groupements d’ancrage. Comme développé plus haut, l’alcène fortement contraint est isomérisé photochimiquement pour conduire à un intermédiaire possédant un groupement méthyle en position équatoriale, dont l’hélicité est ensuite inversée thermiquement pour mener à une demi rotation. La répétition de ce processus conduit à la rotation unidirectionnelle de la partie supérieure (rotor) par rapport à la partie inférieure (stator).
Les auteurs ont pu montrer par dichroïsme circulaire et RMN que tous les moteurs tournaient dans le même sens. Ces nanoparticules fonctionnalisées n’ont malheureusement pas été utilisées pour mettre à profit le comportement collectif de ces moteurs même si cette application a été envisagée. De nombreuses expériences ont été proposées pour mettre à profit le mouvement collectif de moteurs moléculaires.[29,30] Nous pouvons par exemple citer l’exemple d’un brevet[31] pour un moteur macroscopique dont le rotor et le stator sont composés de tubes couverts par des paires de protéines motrices telles que le couple actine / myosine. Cette conception est biomimétique, imitant le fonctionnement d’un muscle dont le mouvement est permis par ces protéines. L’apport de ce brevet serait donc une architecture permettant d’exploiter le travail fourni par un comportement collectif de moteurs moléculaires biologiques, conduisant à un mouvement rotatif macroscopique. La Figure 9 présente un moteur utilisant de la myosine fixée sur le stator et de l’actine sur le rotor. L’ajout d’ATP dans le milieu aurait pour effet d’induire la rotation du rotor. Malgré la description du moteur et des variantes possibles qui sont faites dans ce brevet, sa fabrication semble pour l’instant impossible et aucun exemple d’une telle machine ne figure pour l’instant dans la littérature scientifique suivant un processus d’évaluation collégiale.
Ce concept illustre ce que certains imaginent possible de faire en mettant à profit le mouvement collectif de moteurs moléculaires. Des exemples plus concrets ont été décrits dans la littérature, notamment afin d’exploiter la rotation unidirectionnelle des moteurs de B. Feringa. Dans l’exemple remarquable présenté Figure 10, un cristal liquide a été dopé avec 1% en masse d’un moteur moléculaire énantiopur. Stimulé par irradiation, la rotation de ce moteur, dont l’organisation est contrôlée par la structure du cristal liquide, permet de faire tourner une tige de verre micrométrique sélectivement dans le sens des aiguilles d’une montre. Il s’agit ici d’un des premiers exemples où la rotation coopérative de moteurs moléculaires a permis l’obtention de mouvements observables. Il ne s’agit pas de mouvements macroscopiques à proprement parler car la tige mesure seulement 28 µm de long, mais la population de moteurs induit ici le déplacement d’un objet plusieurs milliers de fois plus grand que les moteurs moléculaires.
Un autre exemple de l’utilisation de ces moteurs pour induire des mouvements, observables à l’échelle macroscopique cette fois, a été décrit par Giuseppone et al.[34] La structure du moteur a été modifiée de manière à lier les rotors et les stators par des chaînes polyéthylèneglycol (PEG) (Figure 11a). En raison de leur longueur, ces chaînes sont intriquées, formant un gel composé de molécules entrelacées. Lorsqu’ils sont stimulés par irradiation, ces moteurs se mettent à tourner de manière unidirectionnelle ce qui provoque l’enroulement des chaînes PEG (Figure 11b) induisant un rapprochement des différents moteurs et en conséquence une contraction macroscopique du gel (Figure 11c).
Ces travaux pionniers ont ainsi permis de démontrer que des moteurs moléculaires étaient capables de produire un travail et l’approche consistant à utiliser des comportements collectifs de moteurs moléculaires a permis d’obtenir des déplacements et effets observables aux échelles micro- et macroscopiques. Ces approches ont en commun une organisation des moteurs moléculaires afin de mettre à profit le mouvement d’un ensemble de molécules et ainsi étudier le comportement global d’une population. Une stratégie, radicalement différente, suivie par différents groupes de recherche dont notre équipe, consiste à étudier à l’échelle de la molécule unique des moteurs et machines moléculaires adsorbés sur une surface.

Vers des systèmes mécaniques étudiés à l’échelle de la molécule unique

Moteurs moléculaires isolés sur surface

Ces avancées dans la manière d’appréhender les machines moléculaires ont notamment été permises par le développement de la microscopie à effet tunnel (STM) à la fin du XXème siècle.[2] Cette technique est couramment utilisée pour étudier et caractériser des molécules isolées sur surface, ainsi que des atomes. Deux exemples historiques bien connus sont représentés sur la Figure 12. Des chercheurs de IBM avaient pu écrire le nom de l’entreprise avec des atomes de xénon (Figure 12a) et même, quelques années plus tard, réaliser une animation d’un bonhomme jouant avec un atome, composé seulement de quelques molécules de monoxyde de carbone (Figure 12b).
Pour figer les molécules afin de permettre leur manipulation et leur caractérisation, ces expériences sont réalisées à très basse température (généralement 5K) et sous ultravide. Ces conditions, bien que drastiques, pourraient donc être bénéfiques pour l’utilisation contrôlée de moteurs moléculaires car elles permettent de s’affranchir du mouvement Brownien et des fluctuations thermiques qui peuvent induire des rotations et mouvement incontrôlés des molécules.
La première description d’une molécule satisfaisant les caractéristiques d’un moteur (transformation d’énergie en un mouvement, rotation directionnelle et contrôlée) a été rapportée par Sykes et al. en 2011.[37] La stimulation par une pointe STM chirale de molécules isolées de thioéther de nbutyle et de méthyle a conduit à leur rotation contrôlée et unidirectionnelle. Ces molécules, une fois chimisorbées sur la surface d’or, deviennent chirales et une unidirectionnalité de 5% a ainsi été obtenue. Toutefois, les auteurs mentionnent qu’ils n’ont pas réussi à reproduire ce résultat avec d’autres pointes chirales.
Depuis le début des années 2000, notre équipe a également conçu et synthétisé une série de moteurs azimutaux[12,38,39] alimentés grâce à de l’énergie électrique, visant à être étudiés sur surface par STM en tant que molécules uniques[40,41] ou en tant qu’autoassemblages.[42] L’électricité délivrée par la pointe du STM est convertie en un mouvement de rotation qui s’est révélé être unidirectionnel et réversible dans le cas du complexe de ruthénium portant un rotor dissymétrique représenté Figure 13.[40]
L’architecture de ce moteur moléculaire est basée sur un complexe de ruthénium(II) ayant une géométrie de type « tabouret de piano », composé d’un ligand tridentate hydrotris(indazolyl)borate utilisé comme stator tripodal, et d’un ligand pentaarylcyclopentadiényl qui constitue le rotor. Coordiné à ces deux ligands, l’atome de ruthénium est le lien entre ces deux parties du moteur. En suivant une approche technomimétique, nous pouvons aussi le considérer comme un roulement à bille, car ce dernier permet de favoriser la rotation azimutale du rotor cyclopentadiényle (Cp) autour de l’axe Cp-Ru-B par rapport aux autres degrés de liberté de la molécule.
Le ligand hydrotris(indazolyl)borate a deux rôles : la coordination faciale des azotes au ruthénium central, qui permet de découpler et séparer la partie rotative de la surface, et l’ancrage de la molécule sur la surface d’étude grâce aux trois fonctions thioéther[43] évitant des mouvements de translation, de rotation ou de basculement du moteur pendant les études à basse température.
La partie rotative est quant à elle constituée d’une plateforme aromatique de type cyclopentadiène portant quatre bras ferrocénylphényl et un cinquième bras plus court portant un groupement tolyl. Cette dissymétrie structurelle a été introduite pour deux raisons. Premièrement, la microscopie STM n’étant pas résolue dans le temps, le mouvement moléculaire est analysé en comparant des images statiques en suivant une position « marquée », stériquement ou électroniquement. Ici, le bras plus court est utilisé comme un marqueur stérique, facilement identifiable sur les images STM. De plus, l’introduction d’une dissymétrie au sein du moteur est essentielle pour obtenir une rotation unidirectionnelle. En effet, des calculs ont montré que la surface d’énergie potentielle du moteur est asymétrique, en « dents de scie » ce qui permet la directionnalité.
Ce moteur moléculaire a été obtenu en cinq étapes à partir de la 2,3,4,5-tetra(p-bromophényl)cyclopenta-2,4-diénone, les substituants p-bromophénylène permettant une fonctionnalisation avec les fragments ferrocène au cours de l’étape finale (Schéma 3). L’introduction du substituant différent (groupe tolyle) a été effectuée par une addition 1,2 du bromure de p-tolylmagnésium pour donner l’alcool correspondant, qui a ensuite été bromé en conditions acides. Le mélange de régioisomères du bromocyclopentadiène a ensuite été mis à réagir avec le dodécacarbonyle de triruthénium pour obtenir le complexe demi-sandwich correspondant, qui a alors été impliqué dans une réaction d’échange de ligand avec le sel de potassium du ligand hydrotris(indazolyl)borate. Enfin, un quadruple couplage croisé de Suzuki-Miyaura avec l’acide ferrocèneboronique a permis d’obtenir le moteur moléculaire.[44]
Après avoir été complètement caractérisé, le moteur a été déposé par sublimation sur une surface d’Au(111) et étudié par STM sous ultravide à basse température à l’échelle de la molécule unique. Les images STM ont confirmé que certaines molécules étaient restées intactes après le dépôt et qu’elles étaient adsorbées sur la surface via les groupements thioéthers servant d’ancrage.
A 80 K, le rotor de la molécule peut tourner librement autour de l’axe Cp-Ru-B, confirmant qu’il s’agit du degré de liberté le plus favorisé. Cependant, à cette température, ce mouvement de rotation est purement dû au mouvement Brownien et est donc une oscillation aléatoire ne présentant pas de directionnalité. Lorsque la température est abaissée à 5 K, le mouvement est stoppé, permettant d’observer un contraste entre les différents types de bras.[40]

immobile à 5 K permettant de distinguer des lobes correspondants aux cinq bras du moteur.[40]

A 5 K, l’excitation d’un moteur immobile par une impulsion électrique délivrée par la pointe STM sur un des bras induit une rotation de la partie supérieure de la molécule (rotor). Dans ces conditions, le mouvement est donc généré par un processus de transfert d’électrons inélastique entraînant une rotation unidirectionnelle par étapes.[40] La directionnalité est issue du caractère asymétrique du profil d’énergie potentielle de l’état excité, lui-même induit par la structure dissymétrique du moteur.
De plus, il a été observé que la direction de rotation dépend uniquement de la nature du bras qui est excité par la pointe du STM. En effet, si un bras portant un groupe ferrocène est excité, le moteur tournera dans un sens. S’il s’agit du bras tolyl, le moteur tournera dans l’autre sens. La direction de rotation peut donc être inversée en fonction de la localisation de la pointe STM, et ceci peut être expliqué par la localisation des différents états excités impliqués (Figure 15).
Ce complexe organométallique est donc capable de convertir des impulsions d’énergie électrique fournies par la pointe STM en rotation directionnelle et réversible. Cette découverte a alors amené de nouvelles questions sur les forces mises en jeu dans la rotation de ce moteur moléculaire : est-il capable de fournir un travail utile à son voisinage ? Si oui, est-il possible de le quantifier ?

Mesurer la force et le travail des machines moléculaires

De très nombreux moteurs, qu’ils soient macroscopiques ou moléculaires (d’origine biologique) ont été étudiés et la force résultant de leur actionnement a été mesurée. Marden et al. ont synthétisé tous ces résultats, afin de tenter d’identifier des caractéristiques communes à tous ces moteurs, quelle que soit leur taille ou la source d’énergie utilisée pour les alimenter.[45,46] Cette étude leur a permis de mettre en évidence quelques tendances générales. Ils ont ainsi déterminé que les moteurs linéaires ou rotatifs ont des caractéristiques bien différentes. La force maximale générée par des moteurs et actionneurs linéaires (Figure 16a) correspond à 891M0.67 avec M la masse d’un moteur. Pour les moteurs rotatifs artificiels et moteurs d’origine animale (Figure 16b), la force maximale est égale à 55M. Seuls les moteurs moléculaires, composés de l’ATP synthase ou de moteurs cellulaires flagellaires n’entrent pas dans ces deux cas de figure.
Les moteurs moléculaires et molécules uniques considérés ci-dessus sont tous naturels et ne correspondent pas aux objets que nous étudions dans l’équipe. Les moteurs présents dans les bactéries et les cellules ont pu être observés in-vitro. Quant aux molécules uniques présentées dans cette étude, il s’agit de filaments de myosine, de kinésine ou d’ARN polymérase dont la taille est plusieurs ordres de grandeur au-delà de celle des molécules que nous étudions. Pour ces mesures, la principale technique utilisée est celle des pinces optiques. Cette technique consiste à adsorber les parties mobiles et immobiles du moteur à deux billes différentes qui sont ensuite manipulées à l’aide d’un laser à l’échelle microscopique.[47] La connaissance des forces en jeu dans le piégeage des billes, mais aussi la mesure du déplacement de ces dernières permet d’obtenir la force résultant de l’actionnement du moteur.
Bien que ne discutant pas des moteurs synthétiques présentés dans ce manuscrit, cette étude montre néanmoins l’appartenance de la plupart des moteurs, quelle que soit leur échelle, à deux régimes connus avec une force maximale produite proportionnelle à leur masse ou à leur masse à la puissance 0,67 en fonction du régime en question. Il serait donc intéressant de pouvoir obtenir des valeurs de forces mesurées pour des moteurs moléculaires synthétiques afin d’étudier leur éventuelle appartenance à un de ces deux régimes.

La transmission mécanique du mouvement à l’échelle moléculaire

La mécanique moléculaire est un pan de recherche dans le domaine des nanosciences qui consiste à étudier le mouvement et surtout la propagation de mouvement à l’échelle moléculaire. La plupart des études mécaniques à l’échelle moléculaire ont été effectuées en suivant des approches technomimétiques c’est-à-dire en transposant des systèmes mécaniques macroscopiques à l’échelle moléculaire.
L’intégration de plusieurs machines moléculaires telles que celles présentées précédemment dans des systèmes multi-composants est un enjeu majeur pour la mécanique à l’échelle des molécules, et pourrait permettre la création de dispositifs complexes. Cependant, coupler les différents éléments mécaniques constitutifs de ces systèmes nécessite une transmission du mouvement. À l’échelle macroscopique, ceci est notamment effectué grâce à des trains d’engrenages qui permettent de transmettre le mouvement en modulant la vitesse et le couple de rotation.
L’étude de roues dentées moléculaires conçues en vue d’être utilisées en tant qu’éléments constitutifs de trains d’engrenages moléculaires est actuellement un domaine de recherche en pleine expansion.[48] Pour fabriquer des trains d’engrenages à l’échelle moléculaire, plusieurs approches ont été explorées. Les premiers systèmes d’engrenages décrits dans la littérature, sont des molécules intriquées qui ont été étudiées en solution. Beaucoup de ces systèmes ont été construits en utilisant des fragments triptycène qui jouent le rôle de roues dentées, comme représenté Figure 17. Ces fragments sont interdigités, ce qui induit un mouvement disrotatoire simultané. Cette propriété a été confirmée par différentes études en solution.
Il est toutefois à noter que la rotation des pales dans ces systèmes est induite thermiquement, et il ne s’agit pas réellement d’une transmission d’un mouvement de rotation d’une roue dentée à l’autre. De plus, les orientations aléatoires des molécules en solution associées au mouvement Brownien interdisent toute propagation d’énergie mécanique sur de longues distances et dans des dispositifs multi-moléculaires, impliquant par exemple un moteur à une extrémité et un module effecteur à l’autre extrémité d’un train d’engrenages.
Une fois encore, le STM basse température est une solution prometteuse pour remédier au mouvement Brownien et étudier la propagation du mouvement entre plusieurs molécules. Le premier exemple d’engrenage intermoléculaire a été décrit par Gourdon et Moresco en 2007 sur un système supramoléculaire de type pignon et crémaillère.[52] Les auteurs ont préparé des roues dentées constituées d’hexaarylbenzènes (Figure 18c) et les ont déposées sur une surface de cuivre(111). Ces molécules ont alors formé un réseau supramoléculaire et il a été possible de déplacer latéralement une molécule unique avec la pointe STM le long du bord de l’auto-assemblage formant une crémaillère (Figure 18a). Dans ces conditions, la rotation pas-à-pas du pignon hexaarylbenzène a été mise en évidence, de façon similaire à ce que l’on observe à l’échelle macroscopique.
En isolant deux de ces molécules sur la surface, il n’a malheureusement pas été possible de transmettre la rotation d’une roue dentée à sa voisine par phénomène d’engrenage. En effet, de façon similaire à ce que l’on attendrait à l’échelle macroscopique, si les molécules constituant un train d’engrenage ne sont pas fixées en leur centre et que la première roue dentée est mise en rotation, des mouvements de diffusion (translation) se produisent aux dépens de la rotation corrélée. Cette expérience a donc souligné la nécessité d’ancrer les roues dentées, de façon similaire à ce qui se fait à l’échelle macroscopique même si les forces mises en jeu sont très différentes.
Avant le début de cette thèse, une transmission efficace d’une rotation à l’échelle de la molécule dans un train d’engrenages n’avait jamais été réalisée.
Le cœur de ce travail de thèse a été de concevoir et synthétiser des systèmes modèles afin d’estimer le travail et la force délivrés par la rotation d’un moteur à l’échelle de la molécule unique. Dans un second temps, de nouvelles roues dentées moléculaires ont été préparées et étudiées avec pour objectif de créer de nouvelles machines moléculaires, notamment des engrenages, qui pourraient un jour permettre de mettre à profit le mouvement généré par ces moteurs.

Dissymétrisation d’un moteur moléculaire et synthèse d’une famille de prototypes de treuils moléculaires

Introduction

La première étape vers l’estimation du travail fourni au cours de la rotation du moteur moléculaire développé au laboratoire et des forces entrant en jeu lors de sa rotation est la mise au point d’expériences permettant de les mesurer.

Mesure directe par AFM à l’échelle de la molécule unique

La première stratégie consiste à mesurer directement les forces impliquées dans la rotation du ligand pentaarylcyclopentadiényle en conditions ambiantes. Pour cela, nous avons développé une expérience en collaboration avec l’équipe du Prof. Anne-Sophie Duwez de l’Université de Liège. Son équipe est spécialisée dans la mesure des forces impliquées dans les mouvements de molécules uniques grâce à des mesures par microscopie à force atomique (AFM) à l’interface solide-liquide.
Le principe de ces expériences est de fonctionnaliser la molécule à étudier sur sa partie mobile avec une longue chaîne polymérique qui est ensuite adsorbée sur la pointe de l’AFM. La partie fixe de la molécule est adsorbée sur une surface d’or, immobile grâce à des groupements d’ancrage (thiols ou thioéthers par exemple). Tirer ensuite doucement la pointe du microscope a pour effet d’induire un changement de conformation de la molécule si celle-ci présente des degrés de liberté. Il est alors possible de mesurer la force impliquée par ce changement en fonction de la distance. Des expériences similaires ont déjà été effectuées sur différentes machines moléculaires telles que des rotaxanes[53,54] (Figure 19) ou des caténanes.[55]
Pour l’expérience représentée Figure 19, un rotaxane dont l’anneau a été fonctionnalisé avec une chaîne PEG105 a été spécialement conçu. Le fragment moléculaire central a également été modifié avec un acide lipoïque permettant un ancrage à la surface d’or via la fonction disulfure. Au cours de l’expérience, une chaîne PEG unique est adsorbée sur la pointe de l’AFM qui est ensuite rétractée très lentement. La force requise pour retirer la pointe est mesurée simultanément, pour obtenir une courbe de rétraction (force requise en fonction de la distance parcourue par la pointe) tel que représenté Figure 19c. Cette courbe présente deux caractéristiques remarquables principales avec un premier pic pour une distance de rétraction d’approximativement 15 nm impliquant une augmentation de la force requise à 38 pN. Ce pic correspond à la force requise pour briser les liaisons hydrogènes retenant l’anneau, et permettre son passage de la station fomaramide (en vert) à la station ester de succinimide (en orange) grâce à l’action de la pointe. La force augmente ensuite graduellement jusqu’à un point de rupture à une force d’approximativement 100 pN résultant de la désorption de la chaîne PEG.
Ces expériences sont conduites à température ambiante, à l’interface solide-liquide dans un solvant possédant une température d’ébullition élevée comme le DMF ou le toluène. Pour observer le comportement d’une seule molécule, la dilution doit être très importante et l’équipe du Prof. Duwez sature habituellement la solution d’une molécule considérée comme inerte, habituellement du 1-dodécanethiol (représentée Figure 20a) et ayant la capacité d’être chimisorbée sur la surface, ce qui permet de séparer les molécules à étudier. Ces expériences de mesure de force sur des molécules uniques nommées SMFS (Single Molecule Force Spectroscopy) doivent être effectuées de nombreuses fois sur chaque composé afin de permettre d’obtenir un échantillon statistique qui permet de dresser des conclusions sur un comportement moyen en s’affranchissant des aléas expérimentaux.
Lors de ces expériences, la pointe AFM est donc utilisée simultanément comme actionneur et « sonde de force ». Cette stratégie est transposable au moteur décrit en introduction de ce manuscrit. Pour cela, il est nécessaire de le fonctionnaliser avec une chaîne polyoxyéthylénique fixée sur l’un des cinq bras du rotor via un espaceur (L sur la Figure 20b ci-dessous). La partie stator restera inchangée et sera ancrée sur la surface par les fonctions thioéther. Une fois ces modifications structurelles effectuées, le prototype de treuil ainsi obtenu pourra être impliqué dans des expériences de mesure de force similaires. La rétraction de la pointe devrait permettre d’induire des changements de conformation du treuil et une rotation partielle du ligand pentaarylcyclopentadiényle. La force nécessaire pour induire ces changements sera mesurée simultanément.
Il est important de noter que ces expériences sont conduites à température ambiante, en solution très diluée et que dans ces conditions, notre « moteur » est soumis au mouvement Brownien et devrait donc être qualifié de rotor car il est incapable de fournir un mouvement directionnel. Toutefois, qu’il tourne de manière directionnelle ou non, la force nécessaire pour mettre le rotor en mouvement devrait être la même.
L’expérience consiste donc à tirer lentement sur la pointe AFM et à observer la réponse du rotor, observable en mesurant la force nécessaire pour déplacer la pointe, en fonction de la distance.

Design du nano-treuil

Pour cette expérience, il est nécessaire de préparer de nouveaux dérivés du moteur étudié dans l’équipe, portant une longue chaîne adaptée pour interagir avec la pointe AFM utilisée. En accord avec les expériences effectuées précédemment par nos collaborateurs, il a été choisi d’employer des chaînes de type polyéthylèneglycol (PEG). Elles présentent l’avantage d’être disponibles commercialement sous la forme de polymères monodisperses et déjà fonctionnalisées à leurs extrémités, ce qui permet une utilisation pratique.
La synthèse d’un treuil portant une chaîne PEG visant à être étudié par STM sur surface a été abordée dans la thèse d’Agnès Sirven, mais ce travail n’a malheureusement jamais abouti malgré différentes voies de synthèse explorées.[56] Dans ces travaux préliminaires sur les treuils moléculaires, il avait été envisagé de connecter directement la chaîne PEG au bras tronqué du moteur, en remplaçant le groupement tolyle par un fragment phényl (L = O sur la Figure 20b).
Comme présenté sur le Schéma 4, la stratégie était alors d’utiliser une voie de synthèse similaire à celle du moteur présenté en introduction, en remplaçant le substituant tolyle par un groupement phénol dans le précurseur bromocyclopentadiène. Cependant, la complexation de ce dérivé du cyclopentadiène avec le trimère de ruthénium(0) Ru3CO12 n’a pas fonctionné. Afin de réduire la réactivité de la fonction phénol, cette dernière a été protégée par un groupement tert-butyldimethylsilyl (TBDMS) ou directement connectée à la chaîne PEG, ce qui n’a pas permis d’obtenir le produit de complexation.
Ces essais n’ont malheureusement pas permis de synthétiser les complexes désirés ainsi que le treuil moléculaire, mais ont permis d’explorer des voies de synthèse qui semblaient possibles et d’en tirer des conclusions qui ont été précieuses pour ces travaux. En effet, ces essais ont permis de souligner la sensibilité de l’étape de complexation sur le ruthénium(0) et de mettre en évidence son inefficacité dans le cas d’un précurseur bromocyclopentadiène dont les substituants aryle portent des hétéroatomes, induisant alors un nombre important de produits non désirés.
Il fut donc décidé pour la présente thèse de modifier la nature de l’espaceur et de changer de stratégie de synthèse. Nous avons donc opté pour une fonctionnalisation du moteur après l’étape de complexation. Pour cela, nous avons choisi d’utiliser un précurseur déjà développé dans l’équipe,[44,57] la plateforme pentabromée représentée sur la Figure 21 ci-après.
Ce précurseur est structurellement proche de l’intermédiaire tétrabromé utilisé pour la synthèse du moteur présenté en introduction, mais il possède cette fois cinq bras identiques pouvant être fonctionnalisés par des réactions de couplages croisés comme la réaction de Suzuki-Miyaura qui avait été utilisée pour attacher les groupements ferrocène. Cet intermédiaire a en particulier permis de synthétiser des roues dentées moléculaires symétriques dérivées du moteur.[58,59]
Cette plateforme pentabromée permet donc une fonctionnalisation postérieure à la complexation du moteur et l’utilisation de ce précurseur commun central s’inscrit donc dans une stratégie de synthèse divergente, facilitant l’accès à une grande diversité structurale des produits et limitant le nombre d’étapes de synthèse à adapter lors de la préparation d’un nouveau dérivé.[60]
Cependant, une fois coordiné, le ligand 1,2,3,4,5-penta-(4-bromophényl) cyclopentadiényle présente une symétrie d’ordre 5. Il faudra donc fonctionnaliser un seul des cinq aryles avec un espaceur et une chaîne polymère, conduisant à une dissymétrisation du complexe (Schéma 5).
La synthèse du précurseur pentabromé 4 et son utilisation pour la préparation de prototypes de nano-treuils feront l’objet de la suite de ce chapitre.

Stratégie de synthèse initiale et développement des premiers prototypes de treuils pour les expériences par AFM

Synthèse du précurseur clé pentabromé

Comme présenté dans l’introduction de ce chapitre, la première étape vers la synthèse d’un treuil moléculaire est donc la préparation de l’intermédiaire clé pentabromé 4, déjà développée au laboratoire lors d’études préliminaires en vue de la synthèse du moteur moléculaire.[44,57]
Cette voie de synthèse est constituée de deux parties convergentes à partir du pentaphénylcyclopentadiène et de l’acide 3-amino-4-méthylbenzoïque, précurseurs du rotor (en bleu) et du stator (en noir), respectivement.
La préparation du rotor est effectuée à partir du pentaphénylcyclopentadiène commercial, qui est bromé six fois en présence de dibrome. Cette réaction de bromation est sélective des positions para- des phényles et du carbone sp3 du centre cyclopentadiène. Le fragment hexabromé ainsi obtenu est ensuite impliqué dans une réaction de complexation avec le trimère de ruthénium(0) Ru3CO12 pour obtenir le complexe de ruthénium(II) dicarbonylé présenté Schéma 6.
La synthèse du stator implique successivement la protection de l’acide carboxylique sous forme d’ester, la formation du squelette indazole via une réaction de Jacobson,[61,62] la conversion de l’ester 1 en thioéther correspondant 2 et enfin une réaction thermiquement contrôlée en présence de borohydrure de potassium pour conduire à l’hydrotris(indazolyl)borate 3.
Suite à un travail d’optimisation de cette réaction réalisé principalement par Guillaume Erbland et auquel j’ai pu participer au cours de mon stage de Master 2, la conversion de l’ester 1 en thioéther 2 est maintenant réalisée en une seule étape (au lieu de quatre) via une réaction de thioéthérification réductrice en présence d’indium(III), d’éthanethiol et de 1,1,3,3-tetraméthyldisiloxane.[63,64] Il est à noter que ces nouvelles conditions réactionnelles permettent une déprotection concomitante de l’indazole. Cette nouvelle séquence permet d’éviter des étapes successives impliquant la déprotection en conditions acides, puis la réduction de l’ester en alcool benzylique suivie d’une bromation en conditions acides et enfin de la substitution nucléophile du centre bromé par le thiolate d’éthyle. Cette ancienne voie de synthèse impliquait donc un grand nombre d’étapes, avec des rendements faibles et peu reproductibles (Schéma 7).
L’assemblage du rotor et du stator est finalement réalisé par réaction d’échange de ligand entre le tripode de thallium 3 et le complexe de ruthénium bromodicarbonyl{Ƞ5-[1,2,3,4,5-penta-(4-bromophényl)cyclopentadiényl]}ruthenium(II) pour conduire à l’intermédiaire clé 4. Pour cette dernière étape, il a été constaté que le chauffage aux micro-ondes permet une consommation d’énergie bien moins importante (30 minutes d’irradiation à 250 W maximum contre 16h par chauffage classique avec une consommation de l’ordre du kW) en fournissant un rendement bien supérieur.
Il est important de noter que l’utilisation de sels de thallium est dangereuse, ces derniers montrant des toxicités aiguës et chroniques très importantes. Leur manipulation a été effectuée en prenant des précautions particulières pour éviter toute contamination et limiter les risques. Cependant, dans ce cas précis, le remplacement du sel de potassium par un sel de thallium a permis d’améliorer grandement le rendement et la reproductibilité de cette réaction. En effet, le tripode de potassium représenté Schéma 7 est un solide amorphe très complexe à purifier, ne tolérant pas la chromatographie sur colonne et pour lequel des conditions de purification par précipitation ou recristallisation n’ont pas pu être trouvées. Des étudiants précédents ayant travaillé avec ce composé ont conclu que la meilleure manière de purifier ce produit était de sublimer l’excès d’indazole présent, permettant d’en retirer la majorité.[65] Cependant, cette méthode ne permettait pas de retirer les autres sels présents tels que du borohydrure de potassium n’ayant pas réagi ou des di- et tétra(indazolyl)borates. Ceci pouvait conduire à une dégradation partielle du produit, induisant un manque de reproductibilité ainsi qu’un rendement plus faible pour l’étape de complexation entre le ligand scorpionate et le complexe de ruthénium cyclopentadiényle. En revanche, le sel de thallium correspondant présente l’avantage de cristalliser dans le méthanol, permettant une purification rapide et efficace du composé et conduisant à une étape de complexation fournissant des rendements plus élevés et reproductibles (de l’ordre de 67% au lieu de 20% auparavant).
Ce travail d’optimisation a donc permis des améliorations majeures en termes d’efficacité, de reproductibilité et d’économie d’étapes. L’intermédiaire clé 4 est maintenant obtenu en 5 étapes (au lieu de 8 auparavant) sur la plus longue séquence linéaire avec un rendement global de 35% (contre 4% maximum auparavant avec certaines étapes non reproductibles).

Nouvelle stratégie de synthèse du nano-treuil

Une fois le précurseur pentabromé 4 synthétisé, l’étape suivante consiste à fonctionnaliser un des cinq bras à l’aide d’un espaceur, noté L sur les schémas précédents, qui permettra par la suite de connecter une chaîne PEG pour obtenir un prototype de treuil (Schéma 8).
Suite aux travaux préliminaire d’Agnès Sirven, nous avons sélectionné un espaceur de type benzylamide. L’acide 4-(aminométhyl)phénylboronique disponible commercialement pourrait donc être couplé statistiquement à l’un des bras dans les conditions de couplage croisé de Suzuki-Miyaura, laissant les quatre autres intacts. La fonction amine pourrait ensuite être impliquée dans une réaction de condensation avec une chaîne PEG portant une fonction acide carboxylique (ou un analogue activé).
Schéma 8 : Nouvelle stratégie de synthèse du treuil moléculaire (R = Fc, n = 23) et de ses analogues simplifiés (R = Br, n = 7 ou 23).
Afin de tester la voie de synthèse envisagée, il a dans un premier temps été choisi de synthétiser une molécule analogue du treuil décrit précédemment. Celle-ci ne possède pas de fragment ferrocénique mais comporte quatre autres positions terminales bromées, évitant ainsi une étape supplémentaire de couplage. De plus, ce prototype simplifié présente une chaîne courte (PEG8) qui pourra par la suite être substituée par une chaîne plus longue, si cela s’avère requis pour les expériences de mesure de force par AFM.
Ce composé modèle permettra d’effectuer les premières mesures sur un système simplifié, mais aussi d’optimiser et d’éprouver les différentes étapes et conditions de synthèse avant d’augmenter la complexité du système.

Synthèse des analogues de treuil simplifiés

Optimisation du couplage croisé de Suzuki-Miyaura en conditions statistiques

Comme présenté précédemment, la première étape de la synthèse du treuil est de mono-fonctionnaliser l’intermédiaire pentabromé 4 afin de pouvoir connecter la chaîne PEG. Pour ce faire, la réaction de couplage de Suzuki-Miyaura a été choisie en raison de sa polyvalence, mais aussi car elle a été employée précédemment avec succès sur le même substrat.[57,58,66] La nouveauté dans notre cas est d’effectuer ce couplage seulement sur un des cinq bras du moteur, n’autorisant pas l’emploi d’un large excès d’acide boronique ou d’une importante charge catalytique, qui auraient pour effet de favoriser la formation d’espèces polyfonctionnalisées non désirées et une débromation.
Les conditions successivement évaluées sont résumées dans le Tableau 1 et mettent en œuvre des systèmes catalytiques précédemment employés dans l’équipe[59,66] pour le couplage d’espèces particulièrement peu réactives telles que l’intermédiaire 4.
[a] Lorsque deux rendements sont donnés, ils correspondent à l’intervalle des valeurs obtenues lors de la reproduction de la réaction. [b] Utilisation de l’acide boronique correspondant et non l’ester. [c] Utilisation de l’amine non protégée. [d] Utilisation du micro-ondes (35 minutes à 135 °C ayant conduit à la consommation totale du composé 4).
En raison de la faible réactivité de l’intermédiaire 4, le choix du catalyseur et plus généralement des conditions réactionnelles est fortement restreint. Parmi tous les systèmes de catalyseur, base et solvant étudiés précédemment dans l’équipe, seuls quelques exemples ont permis d’obtenir les produits désirés. On pourra citer l’emploi en conditions anhydres du Pd(dppf)Cl2 en utilisant le tert-butanolate de sodium en tant que base dans le toluène ou le système Pd(OAc)2/SPhos en employant le phosphate tripotassique dans le toluène.
Nous avons choisi d’employer une benzylamine protégée par un groupement Boc (tert-butoxycarbonyle) en tant que partenaire de couplage pour éviter une dégradation de l’amine (par oxydation par exemple) lors de la réaction ou de la purification mais aussi une coordination du catalyseur qui pourrait être néfaste à la réaction de couplage. L’emploi d’un acide boronique n’étant pas possible en conditions anhydres en raison de la présence de boroxines stables (expérience A), nous avons décidé d’utiliser un ester boronique, afin de pouvoir contrôler précisément la stœchiométrie de réaction, au détriment de la réactivité.[67] Parmi les différentes conditions évaluées (expériences B à G), nous avons remarqué que le paramètre ayant le plus d’influence sur le rendement est le solvant utilisé. L’emploi de Pd(dppf)Cl2 dans le DMF à 100 °C pendant 48h en présence d’un équivalent d’ester boronique et deux équivalents de carbonate de césium a permis d’atteindre un rendement reproductible de 21% (expérience G) (expérience répétée à de nombreuses reprises). Dans les mêmes conditions, il a été montré que la protection de l’amine est nécessaire pour cette réaction de couplage (expérience H) et qu’un chauffage aux micro-ondes n’est pas bénéfique (expérience I).
Les meilleures conditions (G) ont été obtenues en faisant une combinaison des essais les plus probants en présence de carbonate de césium dans du DMF anhydre. Or, dans ces conditions, il est impossible de générer des ions hydroxyde, ce qui ne permet donc pas les mécanismes de type oxo-palladium ou boronate communément admis (Schéma 9).[68,69] Nous supposons que les traces d’eau présentes dans le DMF supposé anhydre ont permis la formation d’ions hydroxydes en présence de carbonate de césium. Pour vérifier cette hypothèse, le solvant a été titré, confirmant que la quantité d’eau était supérieure à un équivalent. Nous avons donc décidé d’ajouter 1% d’eau (v/v) au solvant pour avoir un meilleur contrôle de la quantité d’eau présente dans le milieu et pour permettre une reproductibilité de la manipulation. Il s’agit de l’essai qui a donné les meilleurs résultats (J). Il est à noter que l’utilisation d’un ester boronique à la place de l’acide correspondant n’est plus nécessaire en présence d’eau, qui permet le déplacement d’équilibre vers l’hydrolyse de la boroxine au cours de la réaction. L’essai K a donc été effectué dans les conditions précédemment optimisées mais en remplaçant l’ester boronique par l’acide correspondant, ce qui a conduit à un rendement similaire.

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Table des matières

I) Contexte historique
II) Les machines moléculaires
1) Les machines moléculaires biologiques
2) Les machines moléculaires synthétiques
III) Vers des systèmes mécaniques étudiés à l’échelle de la molécule unique
1) Moteurs moléculaires isolés sur surface
2) Mesurer la force et le travail des machines moléculaires
3) La transmission mécanique du mouvement à l’échelle moléculaire
Chapitre 1 : Dissymétrisation d’un moteur moléculaire et synthèse d’une famille de prototypes de treuils moléculaires
I) Introduction
1) Mesure directe par AFM à l’échelle de la molécule unique
2) Design du nano-treuil
II) Stratégie de synthèse initiale et développement des premiers prototypes de treuils pour les expériences par AFM
1) Synthèse du précurseur clé pentabrom
2) Nouvelle stratégie de synthèse du nano-treuil
3) Synthèse des analogues de treuil simplifiés
1) Stratégie de synthèse
2) Couplages croisés chimiosélectifs sur le précurseur dissymétrique
3) Synthèse de prototypes de treuils comportant un espaceur propargylamide
4) Fonctionnalisation des quatre autres positions par des fragments ferrocène
5) Résultat des expériences par Microscopie à Force Atomique
6) Synthèse d’un prototype de treuil comportant un espaceur étendu
7) Synthèse d’un dimère de moteur moléculaire en vue d’une expérience contrôle
IV) Synthèse des treuils moléculaires pour des études par STM
1) Principe de l’expérience par mesure indirecte : déplacement de charges par la pointe d’un microscope à effet tunnel
2) Retour à l’utilisation de bras biphényle et introduction des fragments ferrocène
3) Synthèse d’un treuil moléculaire portant une charge triptycène
4) Synthèse d’un treuil moléculaire portant une charge bis-triptycène
5) Synthèse d’un treuil moléculaire portant une charge fullerène
6) Synthèse d’un treuil moléculaire portant une charge de type nanovoiture
V) Synthèse d’un prototype portant une longue chaîne pour des expériences couplées STM/AFM
VI) Utilisation de la plateforme dissymétrique pour la synthèse de nouveaux engrenages
moléculaires 

Chapitre 2 : Synthèse de cyclopentadiènes arylés symétriques et dissymétriques
I) Introduction
1) Historique
2) Propriétés et applications des pentaarylcyclopentadiènes
II) Synthèse de roues dentées cyclopentadiényle dissymétriques pour des études sur surface par STM
1) Voie de synthèse historique des pentaarylcyclopentadiènes
2) Prototype de roue dentée portant une fonction pyrimidine
3) Prototype de roue dentée portant un groupement
ptert-butylphényle comme marqueur stérique
4) Prototype de roue dentée portant une fonction
p-trifluorométhylphényle
III) Vers la synthèse de prototypes de roues dentées dissymétriques par arylation directe ?
1) Précédents bibliographiques
2) Essais de mono-arylation du cyclopentadiène
3) Protection du cyclopentadiène en vue d’une tétra-arylation sélective
IV) Développement d’une nouvelle réaction d’arylation directe catalysée au cuivre
1) Développement d’une synthèse plus verte des pentaarylcyclopentadiènes
2) Synthèse d’une nouvelle famille de molécules par arylation directe : les hexaarylcyclopentadiènes.
3) Perspectives
Conclusion générale et perspectives 
Annexes
I) Bibliographie
II) Partie expérimentale 

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