Dire l’île : choix d’écriture (s) chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo

Problématique, hypothèses et objectifs

L’île comme trait d’union transatlantique

Nous avons montré dans l’état des lieux comment la colonisation européenne, à l’époque moderne, configure un nouveau système porteur de « progrès » selon le regard euro-centriste et reçut d’ailleurs le nom de « Modernité ». Après la Seconde Guerre Mondiale et sa remise en cause des limites du modèle européen, la pensée postmoderniste s’est intéressée à « l’histoire des vaincus » avec notamment Nathan Watchel et, plus récemment, avec Walter Mignolo avec « la face cachée de la modernité » . L’objectif préconisé par toutes les puissances européennes de civilisation et de progrès cachait un désir d’appropriation des richesses des colonies et ce de façon violente. Le processus colonial fit de l’Europe le centre politique, économique, culturel et d’énonciation du Monde. Tout le territoire après les Colonnes d’Hercule fut conçu et perçu comme la marge, la périphérie , car ce territoire déconsidéré avait pour fonction de nourrir le centralisme européen. De ce fait, ces territoires outre-atlantiques ont vu leur originalité ignorée et bafouée par l’Europe érigée comme seul modèle jusqu’à l’actuelle pensée postcoloniale. Afin d’expliquer succinctement les causes de ce processus, nous allons remonter à 1402, époque où Jean de Bethencourt, noble normand, arrive sur les côtes de l’île la plus nord-orientale des Canaries : Lanzarote, en tant que chef d’expédition pour la Conquête des Îles Fortunées . Après la concession du droit de conquête accordé pour la Couronne castillane, Jean de Bethencourt proclame ce territoire castillan. C’est le début de la colonisation moderne et il importe de souligner qu’elle commence par l’appropriation d’une île. Dès le début, se posera la question du statut juridique à donner à ces « nouveaux » territoires.
En tous les cas, cette conquête, complexifiée par diverses disputes entre la noblesse et la Couronne et la Castille et le Portugal , s’acheva officiellement le 25 juillet 1496, dans le nord de Tenerife, après la signature de la « reddition » du dernier bastion de la résistance indigène.
Il convient d’ailleurs de rappeler que sans les Îles Canaries, comme tête de pont du départ espagnol vers les Indes Occidentales où les marins pouvaient se ravitailler en eau et en nourriture, la « découverte » de l’Amérique n’aurait sans doute pas été possible à l’époque de Christophe Colomb.
Il importe également de souligner que la colonisation participe de la construction du paradigme « Espagne » dans sa dimension d’Empire où le soleil ne se couche jamais. L’année 1492 est en effet fondamentale dans la construction du paradigme de l’Espagne comme centre du Monde avec l’expulsion des Juifs, la « Reconquête » du Royaume de Grenade et la « découverte » des Indes Occidentales. Rappelons également que la colonisation américaine a commencé par l’île d’Hispaniola et de Cuba. En somme, l’île, quel que soit son nom, d’ailleurs donné par le centre : la métropole espagnole, apparaît comme un passage obligé tant au départ qu’à l’arrivée dans l’espace atlantique.
De même, au XIXe siècle, lorsque les indépendances des anciennes colonies américaines ont commencé à bouleverser la carte mondiale, c’est encore une île qui prit la première son indépendance, à savoir : Haïti, de 1791, avec le début des événements indépendantistes et des révoltes d’esclaves, jusqu’à être officiellement indépendante le 1er janvier 1804.
Les métropoles européennes assistent dès lors à la déstabilisation de leur empire où les classes créoles, héritières des premiers colons, instaurent des gouvernements qui rejettent l’Ancienne Métropole colonisatrice, en leur faisant reconnaître leur liberté, tout en fondant un nouveau type de société, tout aussi inégalitaire, du fait du rejet au bas de ces nouvelles sociétés hispano-américains des Indiens et des Noirs. La classe criolla, à la lumière des révolutions bourgeoises européennes, avait en effet pris conscience de sa capacité d’autodétermination politique et de gestion des richesses américaines jusqu’à se constituer en nouveau centre de pouvoir.
Les Canaries conserveront même après les Indépendances américaines un lien privilégié avec les nouvelles nations hispano-américaines, notamment en tant que passage maritime obligé entre l’Europe et l’Amérique. Aussi, par exemple, nombreux sont les grands noms de l’histoire de l’Amérique hispanique à avoir des origines canariennes : Silvestre de Balboa , Andrés Bello , Gertrudis Gómez de Avellaneda ou encore José Martí.
La graine, pour reprendre la métaphore de Benítez Rojo , est semée ; les liens se sont ancrés en quelque sorte dans l’Océan Atlantique où le va-et-vient des bateaux rythme les échanges dont la littérature nous révèle divers échos. Par exemple, comment ne pas être frappée par le fait qu’André Breton voyage entre Haïti et la Martinique et affirme la quotidienneté de l’élément magique et que le fameux auteur Alejo Carpentier, après avoir connu différents surréalistes à Paris, révolutionne la façon de voir le monde américain en renversant totalement la dichotomie Civilisation/Barbarie et Centre/Marge, en faisant de la forêt américaine le cœur de la civilisation et, ce faisant, remettant en cause la vision euro-centrée réaliste. C’est pourquoi, à la lumière des théories postcoloniales, nous souhaitons questionner le rôle de l’île dans ce va-et-vient entre les deux rives atlantiques, largement montré par plusieurs auteurs, certains d’entre eux ayant déjà été nommés dans notre état des lieux. Notre choix, nous l’avons dit, se porte dans cette étude sur deux exemples poétiques, jamais comparés jusqu’à ici entre les « deux rives insulaires » de l’Océan Atlantique.

Cette poétique implique-t-elle un isolement par rapport au reste du monde?

L’île est traditionnellement expliquée comme un endroit petit, renfermé sur soimême. Eloignée du continent, l’île est une espace concret, d’accès difficile car il faut traverser l’ « abîme » maritime, mers et océans, vus comme de véritables périls dans la littérature. Aujourd’hui, la mondialisation, le tourisme, les médias, les divers réseaux actuels empêchent les anciens sentiments d’isolement. Même de petites îles peuvent être les endroits les plus visités au monde comme l’île de Pâques, les Îles Baléares, les Seychelles, Tahiti, et même Paris, étant donné que le centre même de cette capitale du point de vue historique se trouve sur une île au milieu de la Seine.
Est-ce que nous pouvons continuer à parler alors d’isolement insulaire ? Ou plutôt ne devrions nous pas mettre de côté la catégorie de l’île isolée, déserte, de même que la catégorie du Même dans la Totalité-Monde actuelle ?
En suivant ce paradigme, nous établirons un parallèle entre l’île, le Même, l’Unique, l’Homogène, le Centre ou le Continu. Selon cette pensée univoque, l’île devient image de l’écartement, de ce qui se trouve au-delà du monde continental central.
Donc, l’île n’est pas regardée pour soi-même, mais à partir du regard du Centre.
Après, nous l’avons rappelé avec la littérature « doudouiste » et l’« Escuela Regionalista », l’île commence à se penser depuis l’intérieur de ses frontières, c’est-àdire que l’écrivain îlien considère son île propre, mais il ne regarde pas plus loin que ses frontières maritimes, il ne conçoit l’île que vers l’intérieur de soi-même, comme une sorte d’univers propre.

Hypothèses

L’île : la marge du continent

A partir de la problématique annoncée, nous souhaitons en premier lieu démontrer comment l’île a été traditionnellement comprise comme le paradigme de la marge par rapport au centre continental. En second lieu, nous voulons prouver comment nous nous trouvons dans un moment de l’histoire où l’île n’est plus un petit espace entouré par la mer et éloigné du continent, qui pleurait en quelque sorte son isolement, mais un espace où nous assistons à l’émergence d’une formulation identitaire originale.
D’autre part, nous considérons que la réunion de textes de deux poétesses insulaires, issues d’aires différentes tant géographiquement que linguistiquement parlant, nous permettra d’établir des points commun qui transcendent des réalités insulaires différentes. Notre but est en effet de démontrer l’existence d’une poétique des îles, c’est-à-dire, l’existence d’une forme littéraire à part entière.

La femme issue de la côte d’Adam

Nous avons choisi deux poétesses qui revendiquent leur féminité. A ce propos, nous chercherons à montrer une deuxième forme de marginalisation « traditionnelle », celle de la femme issue de la côte d’Adam, soit la marginalisation des femmes par rapport au centre masculin. En somme, nous voudrions analyser si ces deux objets de marginalisation –l’île et la femme– s’entrecroisent dans le cas de NCF et d’AMF.

Une marginalisation politique

Parler de centre équivaut à parler de Pouvoir. Aussi la marginalisation est en opposition avec le pouvoir. En effet, le binôme centre/marges entraîne obligatoirement une tension avec le pouvoir central qui émet des formulations politiques, sociologiques, économiques et culturelles qui servent de références à une collectivité donnée. Face à ce modèle central tout élément différent est déplacé à la marge et, par conséquent, devient marginal. Dans notre cas, l’île est la marge du continent et la femme est la marge de l’homme.
Donc, toute action comportant la revendication des marges implique notamment une marginalisation politique depuis le point de vue du centre. Autrement dit, les écrivaines, assument leur marginalité pour la transformer en une sorte de manifeste, d’abord poétique et, ensuite, avec différents degrés de conscience selon les auteurs, également politique.

Le poids de l’histoire

L’insularité, la féminité et la marginalité nous renvoient à la question identitaire, au sens où il s’agit d’éléments qui font partie des identités individuelles et collectives.
De ce fait, comme dans toute quête identitaire, la présence latente de l’histoire est un composant capital.
C’est pourquoi nous considérons que les deux poétesses se rejoignent dans l’importance qu’elles consacrent au passé, que ce soit le passé personnel ou les grands événements vécus tout au long de l’histoire de leur île. Leurs expériences individuelles et collectives de poétesses servent de point de départ de leur poétique d’introspection identitaire.
En effet, nous voudrions démontrer comment le passé exerce une influence telle sur ces poétesses qu’il les conduit à réfléchir et à reformuler leur présent. De façon métaphorique, les îles du passé restent toujours dans la mémoire collective et même participent à la construction de stéréotypes insulaires.

L’écriture de l’île chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo

A chacune son île

Nous chercherons à mettre en exergue les caractéristiques de l’île de NCF et de AMF, en commençant pour montrer leurs points communs : la femme comme sujet d’énonciation, l’île comme espace ou topos littéraire, l’amour comme parcours et l’identité comme objet de la poétique.

Nicole Cage-Florentiny : porte-parole d’une île blessée

NCF se propose de définir poétiquement son lieu d’origine, son Ici. Cet élan pour énoncer son Ici relève d’une nécessité, d’une réponse à un cri étouffé. A notre avis, la poétesse observe une situation problématique à revendiquer et s’érige en porte-parole non seulement des dominés, mais aussi de l’île toute entière. NCF développe alors une écriture de la réaction et écrit onze poèmes dédiés à son Ici, à son île. NCF décide de devenir sujet d’énonciation d’un centre qui n’est pas souvent entendu : son île, criant, pleurant, de même que ses autres îles soeurs de l’arc antillais.
Ce faisant, la poétesse saisit tous les éléments configurant l’île et se positionne à leur place, en une sorte de processus de «géographisation » ou elle, l’auteure, devient l’île, se territorialisant en quelque sorte en île.
NCF intitule le premier poème de son recueil D’îles je suis « Carrefour », titre significatif qui nous place à un croisement et par la même au coeur d’un problème, en somme dans une situation à résoudre. Les poèmes naissent alors du conflit. Aussi, dans le premier vers nous trouvons une première définition assez ambigüe de son Ici : « Voici, en ce lieu de nulle part à jamais » (I, 1)239. Soit un espace problématique que la poétesse aura besoin de définir, d’analyser, en y réfléchissant.
Nous n’allons donc pas trouver une île paradisiaque, ni idéalisée. Bien au contraire. Il s’agit d’un espace insulaire envahi pour la souffrance et la haine, issues du passé et notamment de l’esclavage, stigmate présent dans tous les poèmes.
L’Ici est de ce fait endommagé, blessé. En effet, depuis le début, NCF se place dans son Ici, en utilisant la même formule pour commencer divers poèmes : « Je suis de », formulation répétée jusqu’à devenir anaphorique, comme par exemple dans le deuxième poème : « Je suis d’ici ».
Nous pouvons classer les poèmes de ce recueil en deux groupes : le premier qui parle de l’île en général et le deuxième qui est centré sur un motif concret, à savoir : l’eau ou les bambous, dans une sorte de construction métonymique de l’île dans sa dimension aquatique et végétale. Nous plaçons dans le premier groupe les trois premiers poèmes : « Carrefour », « D’ici, je suis » et «Je suis d’îles », ainsi que le sixième poème : « Ainsi qu’une île » et le dernier poème « Je serai d’ici ». Les autres poèmes appartiennent, à notre avis, au deuxième groupe.
Commençons par le premier groupe. La structure formelle la plus fréquente que nous y retrouvons est l’ellipse de « Je suis », remplacé par un syntagme introduit par la préposition « de », comme par exemple : « D’acheteurs de voitures » (III, 26). Le résultat est une énumération d’éléments qui définissent son île, son Ici, son centre. Ces éléments sont divers et la plupart d’entre eux sont présents, au niveau formel, avec la forme : nom + adjectif.
Au niveau du contenu, nous trouvons des objets abstraits (« rêves inaboutis », « mémoire reconquise ») ou des objets concrets, à savoir des éléments du paysage (sable, ciel, mornes, mer, vent, mangrove), culturels (tambours, zouker), économiques (canne, banane, appellation d’origine). De cette façon, NCF nous montre son île au fur et mesure qu’elle déploie des images la définissant. Le résultat est la mise en image d’une île géographique, dont les aspects naturels servent à transmettre un message d’angoisse et de douleur.
Il ressort qu’il s’agit d’un discours fragmentaire qui exprime aussi une critique sociale et politique contre les conséquences d’une économie est considérée par NCF comme toujours coloniale.

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Table des matières

Remerciements
Table des matières
1. Rencontre avec le sujet
1.1. Objet de l’étude
1.2. Motivations personnelles
1.3. Intérêt du sujet d’étude
1.3.1. Une genre : la poésie
1.3.2. Un espace : l’île
1.3.3. A propos du concept de poétique
1.3.4. Une poétique des îles ?
1.4. État des lieux et ma découverte progressive des poétiques sur les « îles »
1.4.1. L’exotisme : Doudouisme aux Antilles et « Escuela Regionalista » aux Îles Canaries
1.4.2. Un regard nouveau
1.4.2.1. Victor Segalen et l’exotisme
1.4.2.2. Pedro García Cabrera et le groupe de « La Gaceta de Arte »
1.4.2.3. Aimé Césaire et José Lezama Lima dans la Caraïbe
1.4.3. Le postmodernisme
1.4.3.1. Le dehors de Michel Foucault
1.4.3.2. L’émergence d’une géophilosophie avec Gilles Deleuze et Félix Guattari
1.4.3.3. La Relation chez Edouard Glissant
1.4.3.4. Roger Toumson et les îles utopiques des Amériques
1.4.3.5. La isla que se repite d’Antonio Benìtez Rojo
2. Problématique, hypothèses et objectifs
2.1. Problématique
2.1.1. L’île comme trait d’union transatlantique
2.1.2. Cette poétique implique-t-elle un isolement par rapport au reste du monde?
2.1.3. La poétique des îles est-elle une poétique nationaliste?
2.2. Hypothèses
2.2.1. Une poétique des marges
2.2.1.1. L’île : la marge du continent
2.2.1.2. La femme issue de la côte d’Adam
2.2.1.3. Une marginalisation politique
2.2.2. Le poids de l’histoire
2.2.3. Poésie insulaire et poésie engagée
2.3. Objectifs
2.3.1. Vers une écopoétique des îles
2.3.2. Perspective archipélagique
2.3.3. L’île transatlantique
3. Méthodologie et outillage conceptuel
3.1. Concept de l’île
3.1.1. Définition (s)
3.1.2. Typologie des îles
3.1.2.1. L’île coloniale
3.1.2.2. L’île postcoloniale
3.1.3. La métaphore de l’île
3.1.4. L’île et ses frontières
3.2. Île, insularité, insularisme
3.3. L’écriture de l’île chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo
3.3.1. A chacune son île
3.3.1.1. Nicole Cage-Florentiny : porte-parole d’une île blessée
3.3.1.2. L’ontologie de l’île chez Ana Marìa Fagundo ou le concept-clé de la matière
3.3.2. Un traitement privilégié du paysage de l’île
3.3.2.1. La mer
3.3.2.2. La terre
3.3.2.3. Le ciel
3.3.2.4. La végétation
3.3.2.5. Le volcan
3.3.3. L’île comme tremplin d’un regard en arrière
3.3.3.1. L’origine
3.3.3.2. La mémoire
3.3.4. Dire l’île : choix d’écriture (s) chez Nicole Cage-Florentiny et Ana María Fagundo
3.3.5. Les habitants des îles
3.3.6. Île versus Archipel versus Continent
3.3.7. L’espoir
4. Résultats et perspectives
4.1. Résultats
4.2. Perspectives
5. Bibliographie
6. Annexes
6.1. Poèmes-clés de Nicole Cage-Florentiny
6.2. Poèmes-clés d’Ana Marìa Fagundo
6.2.1. Du recueil : Materia en olvido (2009)
6.2.2. Autres recueils
6.3. Autre texte

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