Dimension tripartite de l’humanité

LES VISAGES DE L’HUMAIN 

Autrui apparaît à l’Africain comme une nécessité sans laquelle les tâches quotidiennes ne pourraient être réalisées. Le projet du « moi » n’est donc pas de se poser comme entité rigidement structurée, se distinguant totalement d’autrui et s’opposant à lui par essence, mais de se définir par rapport à lui.

(Alassane Ndaw, La pensée africaine. Recherche sur les fondements de la pensée négro-africaine. Les Nouvelles Éditions Africaines du Sénégal, 1997, p. 136). 

Ségou est un univers manichéen où le Bien et le Mal cohabitent ou s’affrontent. Dans ce chapitre, l’humain est caractérisé par des sentiments empathiques, des actes de vertu, voire de renoncement des personnages romanesques. Même si ces valeurs humaines germent dans le règne de la perversité, elles persistent et donnent aux personnages du roman une identité sociale et sociable.

La tolérance et les actes de charité 

La capacité à admettre le point de vue d’autrui, l’indulgence et la compréhension sont, comme l’affirme Jean-Claude Shanda Tonme , les valeurs humaines qui caractérisent, les us et coutumes de la société africaine. Ce sont elles qui fondent et entretiennent l’amitié parmi les hommes. Bassirou Dieng renchérit cette idée en faisant noter que « l’amitié véritable est partage, confiance, soutien, fidélité et sincérité » . Ainsi, l’amitié doit être éprouvée par des dispositions à se préoccuper d’autrui en manifestant des actes de bienfaisance.

Dans Ségou, la tolérance et la charité sont des valeurs qui tissent la structure sociale. Ces valeurs sont souvent incarnées par la femme, bien que celle-ci soit écrasée par la suprématie de l’homme et le destin. Nya, la première femme de Dousika Traoré, est un personnage prompt à tolérer et à secourir. Elle ne connaît ni rancœur ni jalousie qui rendent difficiles l’entente et l’entraide entre ses coépouses qu’elle considère comme ses sœurs. Par contre, elle avait une aversion pour Sira, l’une de ses coépouses. Les autres femmes de la concession traitent Sira d’esclave du fait qu’elle a été, alors très jeune, esclave de guerre avant d’être épousée de force par Dousika. Cependant, Nya ne tarde pas à changer d’attitude : « Sa haine et sa jalousie [font] place à des sentiments de pitié, de solidarité et d’affection. »  Elle compatit à la douleur de celle qu’elle avait haïe auparavant. La sollicitude de son cœur chasse toute rivalité qui pourrait l’éloigner de celle qui devrait lui être proche. Son bon caractère lui confère toutes les félicités : « Elle [est] juste et bonne. » La charité dont son cœur fait preuve ne tient compte ni de la différence tribale ni de celle de caractère. Maxime le Confesseur dit à ce propos que « la charité parfaite n’admet […] aucune distinction basée sur la différence des caractères. Elle aime tous les hommes » .

Nya fait preuve de compréhension : elle a la disposition de se mettre à la place des autres pour les comprendre. En effet, elle comprend que le sort qui a frappé Sira aurait pu la frapper. Nya a ici la même conception humaine qu’Anacréon qui, parlant de la condition de l’esclave, dit qu’il est « difficile de quitter si jeune ses parents et sa maison » . Cette faculté de compréhension prouve la grande bonté de Nya qui réalise ainsi une entreprise difficile : travailler la haine pour la transformer en amour. C’est ainsi qu’elle adapte une attitude très maternelle envers Siga et Malobali qui ont perdu leurs mères très tôt. Siga est le fils de Dousika et d’une esclave qui, trouvant sa condition insupportable, s’est suicidée. Malobali est le fils que Sira, lasse d’être humiliée, abandonne dans la concession pour aller mener la vie ailleurs. Privés du sein maternel, les deux enfants ne sont pourtant pas privés d’affection. Nya remplace valablement leurs mères. Le narrateur, parlant de la sollicitude de Nya envers Siga, dit : « Après le suicide de sa mère elle l’avait ramassé près de la fosse où il se traînait et l’avait emmené dans sa case. Elle l’avait nourri de son trop-plein de lait, de lait destiné à Tiékoro. » .

Nya devient un élément important dans la construction des valeurs sociales. Elle fait partager avec un fils d’esclave du lait destiné à son fils. Or, le lait maternel, comme l’affirme Malek Chebel, « est symbole de la félicité […] Les liens de consanguinité sont renforcés et établis grâce au lait […] Sa place est autant du côté de la représentation matérielle concrète que du côté de sa symbolique » . Nya ne considère pas comme esclave le fils de l’esclave. Elle n’a pas la même conception que Théognis qui affirme que « d’une esclave ne sortira jamais un enfant libre et fier». Elle n’établit pas de différence entre son fils et celui de l’esclave. Le même sein qui les nourrit symbolise l’appartenance à la même lignée et la jouissance des mêmes privilèges filiaux.

Ainsi, Nya devient la mère des enfants délaissés. Quand Malobali apprend que Nya l’a adopté, il lui demande : « Ma mère, est-ce que tu n’es pas ma mère ? »  Cette question montre que l’enfant jouissait de tous les soins et de toute la sollicitude maternels. Nya lui révèle la réalité : « Je suis ta mère puisque […] je t’aime. Pourtant ce n’est pas moi qui t’ai porté dans mon ventre. »  Nya est la mère de Siga et Malobali parce qu’elle les aime. Elle donne ici une image contraire à celle véhiculée dans certaines littératures mythologiques ou religieuses qui associent souvent la femme à la trahison, au désordre ou à la dégradation de l’humanité . À travers le récit, même si son image est quelquefois changeante, la femme est un abri sûr. Nya berce Siga et Malobali, ainsi pour reprendre les mots de Senghor, de ses « mains balsamiques, [ses] mains plus douces que fourrure »  . Ses mains consolent les désespérés : elles sont pour eux le havre et « le seul vrai refuge » .

Cette image de la femme revient tout au long de la généalogie de Dousika Traoré. Elle est l’initiatrice de la charité et de la paix. Awa, l’épouse de Mohammed – fils de Tiékoro et petit-fils de Dousika – « savait inculquer la haine des armes qui tuent, qui déchirent, qui infligent la souffrance. Elle savait apprendre à respecter la vie la plus humble […], à tolérer la différence »  . Awa éprouve de la répugnance pour la violence et la discrimination. Elle ne peut tolérer la guerre qui réduit en esclaves les hommes, mais aussi les femmes : « Elle avait réalisé cette grande injustice que la guerre fait aux femmes. »  De plus, elle est sensible à la douleur d’autrui et cet altruisme consolide son foyer. Lorsque son mari, – même s’il ne l’aime pas du tout –, s’est vu destitué de la fonction de chef de clan, Awa a su le consoler : « elle [a posé] les mains sur son front »  . Ce geste en dit long : Awa communique la chaleur humaine à celui qu’elle aurait d’abord haï. Handicapé de guerre et peu soucieux de sa femme, Mohammed aurait pu mériter, de la part d’Awa, une indifférence vengeresse. Au lieu de cela, Awa « avait servi cet unijambiste comme un homme dont les membres avaient été au complet » . Elle manifeste sa compassion par un geste symbolique qui ravive la concorde familiale qui était sur le point de s’émousser. Elle chasse la torpeur des sentiments affectueux et allume la lumière du bonheur. Awa devient « le remède au désespoir » .

Dans ce roman de Maryse Condé, le sentiment et les gestes de charité donnent à la femme une image régulatrice et consolatrice. Elle devient un remède contre la haine, la discrimination et l’apathie. Ce modèle de caractère trouve ici ses pendants : la fraternité et l’empathie.

La fraternité et l’empathie 

Selon Le Littré (Éditions Garnier, 2006), la fraternité est la « parenté entre frères et sœurs ». Le même dictionnaire en élargit le sens : « Liaison étroite de ceux qui, sans être frères, se traitent comme des frères » ; ou encore « amour universel qui unit les membres de la famille humaine ». Les deux définitions nous intéressent car la fraternité dont nous parlons ici est le lien de solidarité et de proximité entre les êtres humains sans forcément que ceux-ci soient du même lignage. Ceci explique l’empathie qui est, selon le Grand Larousse illustré (Éditions Larousse, 2014), « la faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent ».

Dans Ségou, cette fraternité se manifeste surtout pendant les moments difficiles. Ne dit-on pas d’ailleurs que c’est dans le malheur qu’on reconnaît ses amis ? En effet, à Gorée où il était en captivité, Naba était malheureux et solitaire. Cependant, il manifestait une compassion fraternelle envers ses compagnons de malheur, c’est-à-dire des esclaves attendant la traversée de l’Atlantique. Il se promenait avec un « sac plein de fruits qu’il distribuait aux femmes, aux enfants, tous ceux qui étaient par trop accablés de désespoir » . Ce personnage savait partager ce qu’il possédait, non qu’il fût abusivement prodigue mais parce que son cœur généreux l’obligeait à le faire.

Dans cette île où il souffrait loin des siens, Naba n’avait, comme richesse, que des fruits de la première récolte de sa corvée de jardinier. Le narrateur raconte l’empathie qui animait Naba devant une jeune esclave en couches : « Un sentiment puissant de tendresse inonda le cœur de Naba. Il sortit de son sac […] une des premières oranges de son jardin. Il l’éplucha, porta un quartier à sa bouche. »  Le caractère de Naba reflète de la fraternité et de l’empathie. Dans sa souffrance, il pense à ses compagnons d’infortune. Il manifeste une générosité désintéressée à l’égard de ses semblables. Il a un dévouement affectif envers l’humanité souffrante. Partager le peu que l’on a, sans espérer la contrepartie, c’est avoir le sens de la fraternité. La jeune esclave désespérée trouve ainsi la joie et le réconfort auprès de Naba. Le roman la présente dans une situation de désolation. Elle vient d’accoucher et aucune main secourable ne lui est tendue. Cependant, l’intervention de Naba change le désespoir d’Ayodélé en la joie. D’ailleurs le nom “Ayodélé” signifie « la joie est entrée dans ma maison » . Cette signification reflète l’hospitalité et la générosité de Naba qui se manifestent au milieu de la méchanceté et du désert d’amitié. Car, en effet, l’univers de Ségou ne donne guère de chance à la miséricorde et à l’amour. C’est un monde de violence, comme nous le démontrerons au cours du chapitre suivant. Pourtant, Naba, par son esprit de fraternité, parvient à dissiper le désarroi dans les cœurs désespérés. En effet, il connaît bien les affres de la captivité. Il a naguère été ravisseur d’hommes et a été lui-même capturé. Il connaît donc fort bien le malheur d’être séparé des siens.

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Table des matières

INTRODUCTION
Ire PARTIE : DIMENSION TRIPARTITE DE L’HUMANITÉ DANS SÉGOU
CHAPITRE I : LES VISAGES DE L’HUMAIN
I.1. La tolérance et les actes de charité
I.2. La fraternité et l’empathie
I.3. Du respect à l’abnégation
CHAPITRE II : LES DESCRIPTEURS DE L’INHUMAIN
II.1. La trahison entre pairs
II.2. L’homme, un bien à vendre ou à acheter
II.3. La servitude et la bestialité
CHAPITRE III : LES INDICATEURS DU SURHUMAIN
III.1. L’humain sous le signe du surhumain
III.2. La transsubstantiation : fusion de l’humain et du surhumain
III.3. La nécromancie et deux mondes interactifs
IIe PARTIE : L’HUMANITÉ BAROQUE
CHAPITRE I : DU BAROQUE ET DE SON ÉVOLUTION
I.1. Définitions
I.2. Le néobaroque dans les littératures négro-africaines contemporaines
I.3. L’esprit baroque de Maryse Condé
CHAPITRE II : LA REPRÉSENTATION DE L’HUMANITÉ BAROQUE
II.1. L’instabilité et le mouvement
II.2. La métamorphose et la duplicité des personnages
II.3. L’être et le paraître
CHAPITRE III : LA PERMANENCE DES CHOSES ET LEUR VANITÉ
III.1. L’ubiquité du narrateur
III.2. La vanité des choses et l’omniprésence de la mort
III.3. La prédominance du pittoresque et du macabre
IIIe PARTIE : LES IMAGES CONNEXES À L’HUMANITÉ
CHAPITRE I : LES TITRES ET LEURS SENS
I.1. Le sens résultant de l’histoire et de la fiction
I.2. Le sens épique
I.3. Le sens symbolique
CHAPITRE II: DES SYMBOLES TRADITIONNELS
II.1. Le tabala et le tata
II.2. Le dubale et le balanza
II.3. L’eau et le puits
CHAPITRE III : LE SYMBOLE VERBAL
III.1. La puissance créatrice de la parole
III.2. L’aphorisme et sa définition
III.3. Le maximum de sens dans un minimum de mots
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

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