Le gouvernement du Bas-Canada et les terres de la couronne
Le gouvernement du Bas-Canada, malgré les liens étroits qu’il entretient avec les marchands de fourrures, commence à considérer au début du XIXe siècle que le développement, jusqu’alors concentré principalement dans l’axe du Saint- Laurent, devra bientôt passer par une colonisation du territoire des postes du roi 123 . C’est pourquoi la chambre d’Assemblée, dans la foulée d’un intérêt scientifique et même touristique qui se manifeste à l’égard de l’arrière-pays, met sur pied des comités chargés d’étudier la pertinence de pousser la colonisation sur de nouveaux territoires.
À partir de 1828, des explorations auront lieu afin de vérifier la véracité des témoignages entendus devant les comités de la chambre d’Assemblée et de recueillir de nouvelles informations. La plupart des travaux des comités seront publiés dans les Appendices des Journaux de l’Assemblée législative du Bas-Canada et repris parfois dans des publications à plus grande diffusion : livres, brochures, articles de journaux ou de périodiques.
De leur côté, les habitants de Charlevoix démontrent régulièrement l’intérêt qu’ils ont pour l’ouverture des postes du roi à la colonisation. Des pétitions et des nprojets d’établissements accompagnent les témoignages et les interventions qu’ils présentent au gouvernement. À plusieurs reprises, leurs représentants sont invités à s’exprimer devant les comités parlementaires. Parallèlement, des membres de l’élite bas-canadienne proposent aux autorités des plans de colonisation.
Un intérêt scientifique et touristique pour les postes du roi
Vers 1820, la connaissance que l’on possède de l’arrière-pays du fleuve Saint-Laurent est assez limitée. Il existe bien quelques publications sur le sujet, mais il faut attendre les travaux des membres de la Société historique et littéraire de Québec, les publications de l’arpenteur Joseph Bouchette et les rapports des voyageurs de passage pour mieux connaître ces mystérieuses contrées, ainsi que leur potentiel agricole et forestier. À ce propos, on peut lire en 1825 : « Les connaissances topographiques doivent être d’une grande importance dans un pays où la moitié, les trois quarts, peut-être, des terres fertiles sont encore à défricher […]. »
Au début de la décennie 1820, les anglophones et les francophones de Québec organisent les premières sociétés savantes du Bas-Canada. C’est en 1824 qu’est créée la Literary and Historical Society of Quebec. En 1827, une consoeur francophone, la Société pour l’encouragement des sciences et des arts, voit le jour sous la présidence de Joseph Bouchette. Le 4 juin 1829, les deux groupes fusionnent sous l’appellation bilingue de Literary and Historical Society of Quebec/Société historique et littéraire de Québec. Comme le soulignent Maurice Lemire et ses collaborateurs : « À compter de ce moment, la LHSQ prend de l’ampleur; en 1831, elle reçoit une charte royale et une subvention de 250 livres de l’Assemblée du Bas-Canada125. » Comptant plus de 100 membres, la Société littéraire et historique de Québec fait paraître à partir de 1829, le premier volume de la série des Transactions. Ceux de 1829 et de 1831 présentent les rapports sur le Saguenay d’Andrew Stuart et de Frederick Baddeley, ainsi que le compte rendu des expéditions du lieutenant Ingall sur la rivière Saint-Maurice.
À la même époque, les journaux et périodiques s’intéressent également aux explorations et expéditions dans les postes du roi.127 Ces derniers figurent aussi dans les ouvrages géographiques et descriptifs sur le Bas-Canada publiés à partir de 1815 par l’arpenteur Joseph Bouchette. 128 Voici par exemple comment il présente au milieu des années 1810 les postes du roi :
Sur le nord du St. Laurent, et dans plusieurs endroits sur le Saguenay, il y a des stations pour le commerce de pelleterie avec les Indiens, et pour la pêche de la baleine, du veau marin, du marsouin, et du saumon. Ces stations sont connues sous le nom de Postes du Roi, et elles sont louées à présent avec tous leurs privilèges à la Compagnie du Nord-Ouest de Québec, sur un bail de 1 500 livres sterling par an.
De plus, les postes du roi attirent l’attention de touristes. Avant 1842, année de l’ouverture officielle du Saguenay à la colonisation, certains déjà ont remonté la rivière Saguenay. Dès 1822, un bateau à vapeur fait le voyage jusqu’au poste de traite de Chicoutimi. C’est à bord du Montagnais que les voyageurs admirent les beautés du paysage. Un journal de l’époque rapporte les propos d’un voyageur à bord :
À une personne qui n’auroit [sic] d’autre objet en vue que son amusement, les bords de cette belle rivière, qui présentent la nature sous ses traits les plus sublimes et les plus romanesques, offrent des scènes charmantes : mais c’est dans la vue de son établissement futur, que cette contrée est intéressante : la beauté du climat, la fertilité du sol, ainsi que les avantages particuliers des communications par eau, et la proximité de la mer, donnera lieu d’espérer qu’elle sera un jour une des parties les plus riches et les plus florissantes de la province. Les encouragements qu’offrent tous ces avantages, joints à l’abondance de bois propres à l’exportation qui s’y trouvent en assureront bientôt l’établissement : il a été retardé par la nature du commerce qui se fait dans ces lieux […].
Déjà à cette époque, certains reconnaissent donc la valeur économique qu’offre la forêt des postes du roi et la possibilité d’ouvrir ce territoire à la colonisation. En 1840, après ce cas isolé, le vapeur Unicorn s’aventure dans les eaux de la rivière Saguenay pour la première fois, y inaugurant l’ère de la navigation de plaisance.131 Selon un journal, le voyage dure trois jours132. Le
même bateau revient quelques semaines plus tard, puis une autre fois l’année suivante. En 1842, le vapeur North America remonte le Saguenay avec une centaine de passagers. L’un d’entre eux aurait : « […] rapporté de Chicoutimy des échantillons de blé-froment, d’orge, d’avoine presque mûrs et d’une luxuriance extraordinaire. »
Recueillir des objets, des échantillons et des souvenirs à des fins scientifiques ou pour le simple plaisir de les posséder est d’usage courant à l’époque. En 1880, l’écrivain Arthur Buies parle du phénomène, quand il écrit à propos de la chapelle du poste de Chicoutimi démolie en 1856 :
Les étrangers qui débarquaient à Chicoutimi s’empressaient d’aller la contempler, et ceux qui connaissaient quelque chose des anciennes missions du Canada, quelles que fussent leurs croyances religieuses, n’oubliaient pas de mettre dans leurs sacs de voyage quelques fragments de pierre ou autres objets appartenant à la chapelle, afin d’en conserver la mémoire.
En septembre 1826, Pierre Chasseur et Samuel Neilson entreprennent un voyage au Saguenay. Le but de cette exploration est de ramasser des spécimens pour le musée d’histoire naturelle que Chasseur vient d’ouvrir à Québec. Membre de la Société historique et littéraire de Québec, le naturaliste opère son cabinet de curiosité jusqu’en 1836, année où il sera forcé, par manque de fonds, de remettre sa collection entre les mains du gouvernement.135 En 1827, Pierre Chasseur
témoigne devant les commissaires Andrew et David Stuart. On l’interroge sur son voyage effectué l’année précédente dans les postes du roi. Parti de La Malbaie, il a visité le poste de Tadoussac et ses alentours.
L’imprimeur Samuel Neilson136 qui est du même voyage témoigne lui aussi devant le Comité des terres de la couronne. On apprend qu’en plus de l’expédition de 1826, il a parcouru en 1823 la côte nord du Saint-Laurent jusqu’aux Bergeronnes. Au sujet de la traite, il constate : « Le commerçant ne trouvant plus d’occupation sera forcé de prendre la charrue et de cultiver assez de grain pour se nourrir. C’est en effet un changement que nous avons déjà vu dans plusieurs des postes. On ne devrait point renouveler les baux des postes. » Selon lui, ce n’est qu’une question de temps avant que la colonisation s’amorce, et le gouvernement en retirerait un bien plus grand revenu.
Le comité des terres de la couronne
En même temps que l’intérêt pour l’arrière-pays grandit chez les scientifiques et chez d’autres amateurs de connaissances nouvelles, des politiciens s’interrogent sur son potentiel de développement. Il est vrai qu’au début du XIXe siècle, les seigneuries du Bas-Canada commencent à manquer d’espace. Il devient de plus en plus difficile pour la jeune génération de s’installer sur de nouvelles terres agricoles. Sensibilisés à cette réalité, certains membres du gouvernement vont proposer la mise en place d’un comité d’étude patronné par la chambre d’Assemblée. Rapidement, un premier rapport est produit qui confirme la nécessité d’ouvrir l’arrière-pays à la colonisation.
Colonisation des terres de l’arrière-pays du fleuve Saint-Laurent
Au cours des décennies 1820 et 1830, la société et l’économie le long de l’axe du Saint-Laurent connaissent plusieurs bouleversements. Suite à une forte croissance démographique et aux nombreux efforts de colonisation faits par plusieurs générations de censitaires, une grande partie du territoire disponible à la culture est défriché et occupé. Comme le souligne Allan Greer : « L’étape de la frontière était terminée localement, et, puisque l’accroissement naturel ne connaissait pas de répit, l’émigration et la surpopulation ont fait leur apparition. Au commencement du XIXe siècle, la majorité des jeunes adultes étaient incapables d’acheter des exploitations agricoles dans leurs paroisses natales ou dans le voisinage immédiat. »
À cette époque, le « vieux » système seigneurial est obsolète par rapport aux besoins d’une portion de la nouvelle génération d’agriculteurs. À ce sujet, un témoin de l’époque, Clément Dumesnil, résume ainsi la position d’une partie de la population agricole du Bas-Canada :
Le rôle et les travaux du comité des terres de la couronne
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’au début de la décennie 1820, la colonisation du Bas-Canada anime régulièrement les débats de la chambre d’Assemblée. Marginale au départ, la question des terres de la couronne devient rapidement une priorité pour les membres du gouvernement. En janvier 1821, un comité parlementaire est formé pour étudier la question. Il est résolu « Que cette partie de la Harangue de son Excellence qui a rapport à l’agriculture, soit référée à un comité de cinq membres, avec instruction de considérer et faire rapport des moyens les plus propres pour parvenir à son avancement, avec pouvoir d’envoyer quérir personnes et papiers taires Jean-Thomas Taschereau, Augustin Cuvillier, Alexis Mousseau, John Neilson et Jean-Baptiste Taché, auxquels s’ajoutent François Fournier, Pierre Amiot, Jean-Baptiste Proulx et Joseph Robitaille.
Le mandat du comité est tout d’abord d’évaluer le surplus de la population agricole du Bas-Canada. À cet égard, le comité conclura ce qui suit : « D’après les déclarations de plusieurs témoins que votre Comité a examinés, il est évident que le Bas-Canada possède dans son sein une population assez abondante pour établir ces terres incultes . » De plus, les travaux de la commission visent également à connaître la quantité et la qualité des terres de la couronne incultes et non concédées. Pour remplir son mandat, le comité rencontre des acteurs du système seigneurial, des députés du Bas-Canada, des arpenteurs, un Amérindien, des hommes d’affaires, des pêcheurs et certaines personnes impliquées dans la traite des fourrures.
En 1823, le président Andrew Stuart poursuit son travail d’enquête pour le gouvernement du Bas-Canada. Il est assisté encore une fois par un comité de parlementaires composé cette fois de six membres156. Leur rapport s’intéresse plus particulièrement à la concession des terres de la couronne pour les miliciens sans honoraires et les immigrants anglais.
À l’automne de la même année, une nouvelle session parlementaire débute et encore une fois le sujet des terres de la couronne va être à l’étude. De nouveau, Stuart doit composer avec des modifications au sein de son comité158. Comme en 1821, le comité fait comparaître plusieurs témoins. Les informations sur les territoires de l’arrière-pays intéressent les parlementaires : agriculture, navigation, climat, géologie, amérindiens, faune, flore et géographie des lieux.
À ce moment, les postes du Roi occupent une place centrale dans les témoignages. Ceux qui connaissent le mieux le Saguenay ou le lac Saint-Jean sont invités à partager leurs précieuses connaissances au cours de l’automne 1823 et de l’hiver 1824. Ils proviennent pour la plupart du monde des fourrures :
James McKenzie, employé de la Compagnie du Nord Ouest; James McDouall, négociant de Québec160; Louis Sivrac, capitaine au service de la Compagnie du Nord Ouest; Édouard Thereau, ancien employé du poste de Chicoutimi; Nicolas Vincent, grand chef des Hurons de Lorette; François Verreault, résident des Postes du Roi; Alexander Fraser et David Stuart, anciens employés de la Compagnie du Nord Ouest; Paschal Taché, co-seigneur de Kamouraska et ancien employé de la Compagnie du Nord Ouest; Charles Taché, co-seigneur de Mingan et ancien bourgeois du poste de Chicoutimi . Cette série de témoignages marque un moment important à l’époque pour la connaissance des territoires des Postes du Roi.
Le mode de concession des terres, un point très important lors du précédent rapport, continue de préoccuper le gouvernement du Bas-Canada. En 1825, un comité est de nouveau formé par la chambre d’Assemblée qui a pour mandat de en canot, tout en rédigeant un journal de son voyage. Voir Jean Morrison, « James McKenzie », DBC, vol. VII, op. cit., p. 610-612; CERHS (1968a), op. cit., p. 16-27.
« […] s’enquérir s’il est résulté des abus et quels abus de la manière dont sont maintenant concédées les terres dans les Seigneuries en cette province […]168. » Il est formé de cinq membres.
Dans les années 1820, la mise en place de comités d’enquête sur les terres de la couronne répond à un besoin immédiat, voire à l’urgence de la situation.
Dorénavant, la chambre d’Assemblée du Bas-Canada, organe parlementaire du gouvernement impérial, ne peut plus nier les besoins d’une population coloniale de plus en plus nombreuse. Toutefois, le régime de concession des terres provoque des divergences d’opinions entre le pouvoir colonial et une partie des habitants francophones du Bas-Canada. Le débat sur la tenure seigneuriale est complexe et la paysannerie laisse parfois entendre que les droits seigneuriaux sont une imposition indésirable, voire pas tout à fait légitime. Comme le souligne Allan Greer : « Il n’est pas surprenant de constater que les différentes classes de la société bas-canadienne adoptent des positions divergentes sur la question agraire. » En contrepartie, il faut également respecter le système seigneurial en place qui est utilisé depuis la Nouvelle-France. Il faut également ajouter que les autorités coloniales craignent à ce moment l’insatisfaction populaire qui peut se transformer éventuellement en révolte.
Explorations des postes du roi
En plus des témoignages recueillis par le comité des terres de la couronne dans les années 1820 et 1830, le gouvernement appuie ses études sur le territoire de l’arrière-pays en finançant des expéditions d’exploration. Elles ont pour mission d’élargir les connaissances sur les différentes ressources que recèlent les postes du roi. Comme le souligne Victor Tremblay, ce pays ignoré demeure un « splendide inconnu ».
Explorations des commissaires
Une première ébauche d’expédition est discutée en 1826 à la chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Un projet de loi est alors présenté à la Chambre à l’instigation du député Andrew Stuart, responsable des travaux parlementaires sur les terres de la couronne depuis 1821173. Il propose d’affecter une somme de ₤500 « […] pour faire la visite et examen de cette partie de la Province au nord du fleuve et du golfe Saint-Laurent, y compris le Saguenay, communément appelée Postes du Roi, et les terres, côtes et pays adjacens[sic] à iceux, sous la direction de telle personne ou personnes jugées propres et convenables, qu’il plaira au Gouverneur […].
La loi reçoit la sanction royale en août 1827 et l’exécutif nomme Andrew et David Stuart responsables de la préparation du plan de l’exploration. En attendant l’expédition, la chambre d’Assemblée poursuit ses travaux pour mieux connaître les terres de la couronne. En marge, elle nomme également un autre comité chargé d’étudier et de « […] s’enquérir s’il serait nécessaire d’ouvrir quelques et quels chemins en vue de faciliter de nouveaux établissements […]. » Le comité se compose de parlementaires qui ont déjà siégé sur celui des terres de la couronne.178 Intéressés à faire progresser la colonisation du Bas- Canada, ils interrogent plusieurs témoins répartis sur différentes parties du territoire. Concernant le secteur de Charlevoix et des postes du roi, le comité entend les témoignages du passionné d’histoire naturelle Pierre Chasseur, du navigateur Louis Vallée, du seigneur John-Malcom Fraser et du voyageur Samuel Nelson1.
L’année suivante, plus précisément en juillet 1828, le groupe des commissaires mandatés pour explorer le Saguenay se met en route. Auparavant, Andrew et David Stuart, responsables de cette expédition, avaient fait approuver leur plan par le gouverneur Dalhousie. Comme ils le mentionnent : « En conformité de ce plan, on loua de Mr. Lampson, le bailleur des Postes du Roi, trois canots de dimensions convenables, pour un prix fixe au mois : Mr. Lampson entreprit aussi de fournir les hommes pour les canots et les vivres, tant pour ces individus que pour tout le parti. »
Explorations de Ware et Davies
Les explorations de 1828 ayant laissé une balance d’environ 260 louis, l’accumulation de données et de connaissances sur les postes du roi va se poursuivre198. Il est alors décidé par les commissaires de continuer à explorer le pays situé entre le Saguenay, le Saint-Maurice et le fleuve Saint-Laurent.
Commencées à l’été 1829, les explorations se poursuivent jusqu’en juin de l’année suivante. Andrew et David Stuart engagent à cet effet le commis du poste de Chicoutimi Nicolas Andrews199, ainsi que les arpenteurs John Adams, James P. Baby200 et Jean-Pierre Proulx201.
En mars 1830, la chambre d’Assemblée du Bas-Canada vote de nouveaux subsides « […] pour explorer plus complètement certaines parties de cette Province 202 . » Continuant alors les travaux d’explorations de 1828-1830, le gouvernement veut connaître le meilleur tracé qui permettrait de desservir le territoire du Saguenay et du lac Saint-Jean, si un jour il y a colonisation des postes du roi.
Pour y arriver, les autorités gouvernementales demandent à l’arpenteur William Ware de procéder à l’exploration des parties reculées du district de Québec. Il s’agit de remonter la rivière Jacques-Cartier jusqu’à sa source « […] et de procéder de là en ligne directe jusqu’à la rivière la plus voisine qui se décharge dans le Saguenay, et ensuite de la descendre aussi bas que la saison différente et de descendre la rivière Montmorency. » L’arpenteur Ware remplit avec succès sa mission d’exploration, en mars et avril 1833. Il est alors constaté que le territoire situé entre le lac Saint-Jean et le nord de Québec n’est pas propice à l’agriculture et que l’établissement d’un chemin représenterait des coûts exagérés pour le gouvernement. Daniel Wilkie et William Sheppard écrivent dans leur rapport :
[…] les commissaires se flattent néanmoins que les deniers dépensés pour acquérir cette connaissance n’ont pas été mal employés. Car le résultat de cette exploration décide pour jamais la question d’établir une communication directe entre Québec et les rivières qui se déversent dans le Saguenay, et devra diriger l’attention publique sur quelqu’autre [sic] route par terre plus praticable.
En 1835, W.-H. Davies est mandaté par le gouvernement pour rechercher cette autre route, cette fois entre le Saguenay et Charlevoix. Débutée en mars, l’exploration a trois objectifs : 1) constater la possibilité de pratiquer un chemin entre la Baie-Saint-Paul et l’embouchure de la rivière Saguenay jusqu’à Chicoutimi, 2) décrire la nature du territoire traversé, ainsi que la qualité du sol et les essences de bois, 3) tracer la géographie des lieux. L’exploration qui se poursuit pendant quarante jours, conduit Davies de La Malbaie à Grande-Baie en passant par le Petit-Saguenay. Au retour, il remonte la rivière Ha! Ha!, longe la rivière Malbaie et suit un ancien sentier amérindien qui le mène à Saint-Urbain dans Charlevoix. Lors du dépôt de rapport, il mentionne :
Ce journal fera voir, je l’espère que l’on a atteint le but que l’on avait en vue par cette exploration, savoir : de constater s’il est possible d’établir un chemin depuis les établissemens [sic] jusqu’aux terres fertiles dans les environs de Chicoutimi et de la Baie du Ha! Ha!, et que bien loin d’offrir une barrière insurmontable, la nature a pris plaisir à laisser un passage pour donner accès aux terres qui se trouvent derrière les établissemens [sic].
Les différents plans de colonisation proposés
Le comité des terres de la couronne et les explorations des Postes du Roi ont démontré le potentiel agricole du Saguenay et du lac Saint-Jean. Affermé à la traite des fourrures, ce territoire ne sera pas ouvert officiellement à la colonisation avant 1842. Pourtant, on retrouve des plans d’établissements avant cette date comme ceux de Laterrière, de Baddeley, des habitants de Charlevoix et de Nixon.
Ils ont l’avantage de démontrer l’intérêt que revêtent les postes du roi pour la colonisation. Ce territoire lointain et proche à la fois, est à l’origine de nombreux espoirs de jours meilleurs durant cette période tumultueuse de l’histoire du Québec, ponctuée par les rébellions.
Plan de Laterrière
Les frères Marc-Pascal et Pierre de Sales Laterrière sont tous les deux médecins et seigneurs des Éboulements. Le premier est très impliqué en politique, tandis que le second est plutôt porté vers le monde des affaires.
C’est ce dernier qui, en 1827, propose un projet de colonisation. Comme le souligne l’historien Pierre Dufour, « Il offrait d’investir le capital requis pour établir environ 200 jeunes gens déjà prêts à s’y installer214. » Selon Dufour, Laterrière adresse alors une lettre à Robert John Wilmot-Horton, du ministère des Colonies, lui demandant de lui octroyer une seigneurie à même le territoire situé sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent à l’est du Saguenay.
La documentation disponible concernant ce plan de colonisation est trop sommaire pour en avoir une représentation fidèle. Où était le lieu à l’est du Saguenay ? Quelles sont les 200 personnes déjà prêtes à s’installer ? D’où viennent-elles ? Quel est le capital dont Laterrière dispose pour le projet ? Il est impossible présentement de répondre à ces nombreuses questions. Jusqu’à présent, le seul document qui mentionne le plan de colonisation est une lettre de Pierre envoyée à son frère Marc-Pascal Même en 1830, lors de la parution de son livre sur le Bas-Canada216, il ne rédige pas une ligne sur son projet de 1827.
Plan de Baddeley
F. H. Baddeley, l’un des explorateurs de 1828, propose l’année suivante au gouverneur Sir James Kempt et au colonel Dunport, un bref relevé topographique de la contrée du Saguenay. Dans ce rapport, il suggère de faire du Saguenay un bastion militaire de l’Empire. À ce sujet, il écrit :
La configuration de l’embouchure de la rivière Saguenay est favorable à l’installation de batteries à fleur d’eau qui pourraient diriger leur tir dans n’importe quelle direction. Ces batteries pourraient obtenir du support de redoutes installées sur les hauteurs environnantes, ce qui rendrait
l’entrée du Saguenay inaccessible aux navires ennemis. Continuant la présentation de son projet, il parle également de la possibilité d’installer un fort, des redoutes et des batteries le long du Saguenay jusqu’à la Baie des Ha! Ha!, lieu où il craint un débarquement. Selon Baddeley : « La baie des Hahas est l’endroit le plus favorable pour un débarquement ennemi, car c’est là que le terrain est le moins accidenté; conséquemment il faudrait voir à protéger cette partie dès que la région aura pris assez d’importance, ce qui arrivera sans doute un de ces jours219. »
Son plan de défense tient compte de la topographie de la rivière Saguenay et des obstacles naturels qu’elle offre, rendant très difficile l’accès de forces ennemies à ce territoire. Baddeley propose également une façon de protéger le Saguenay d’une attaque terrestre soit par la Baie-Saint-Paul, soit par le lac Kénogami. Malgré une connaissance insuffisante du territoire, il préconise aussi une colonisation de cette partie du pays afin de permettre l’ouverture d’une voie de communication avec la baie d’Hudson. À ce propos, il ajoute :
En supposant la perte du Bas-Canada seulement, soit par une insurrection des habitants soit par l’attaque d’un ennemi extérieur, il serait possible de garder communication avec nos possessions du Haut- Canada par le beau territoire qu’arrosent la Gatineau et l’Ottawa, deux rivières par lesquelles on pourrait encore contrôler une grande partie de la navigation.
Tel que l’illustre cette citation, les objectifs de Baddeley sont en bonne partie d’ordre stratégique et militaire. Bien avant les Troubles de 1837-1838, il vise déjà à protéger les intérêts britanniques, advenant un soulèvement des habitants ou la perte du Bas-Canada.
Plan des habitants de Charlevoix
Étant peu intéressés par les terres de leur arrière-pays immédiat, les gens de Charlevoix optent plutôt pour un établissement sur de nouvelles terres que l’on dit être parmi les meilleures du Bas-Canada, celles du Saguenay. Profitant de l’intérêt du gouvernement colonial pour les terres de la couronne, les habitants de Murray Bay et de Mount Murray déposent, le 4 avril 1829, une pétition demandant l’ouverture des postes du roi à la colonisation. Ses 245 signataires demandent la priorité au gouvernement dans le cas de l’ouverture des terres du Saguenay à la colonisation. À ce sujet, il est écrit dans la pétition : « Qu’étant les plus à proximité des dits Postes, nous pourrions les établir plus facilement et plus promptement que des personnes éloignées d’iceux. »
Plan de Nixon
En 1836, dans le contexte politique qui précède les rébellions, un autre membre de l’exploration du Saguenay en 1828 suggère un plan militaire d’établissement. Il propose : « […] qu’un corps de pensionnaires soient envoyés par le gouvernement dans le territoire du Saguenay et établis là avec des concessions de terre de 50 acres pour chacun, lesquelles seraient payées par les concessionnaires par du travail aux chemins et autres travaux publics, dont le prix
serait fixé. » Continuant à présenter techniquement son projet, il insiste tout comme Baddeley sur l’importance de la colonisation du Saguenay par d’anciens militaires, protégeant ainsi le Bas-Canada d’une attaque ennemie. De plus, comme le souligne Nixon à John Galt :
Agriculteurs et entrepreneurs charlevoisiens à l’assaut du Saguenay
Au début des années 1820, l’ouverture des postes du roi à la colonisation intéresse énormément la population de Charlevoix, tel qu’établi dans le précédent chapitre. Situé à proximité, le territoire est déjà visité par quelques Charlevoisiens engagés pour la traite des fourrures. Parcourant les différents postes, ils constatent son important potentiel agricole et forestier. Ce que confirmeront les explorations des commissaires en 1828.
Expérimentés dans l’exploitation forestière depuis quelques décennies, des entrepreneurs et des agriculteurs de Charlevoix demandent à répétition, à partir de 1829, l’ouverture du Saguenay. Accumulant les refus successifs de la part du gouvernement, marchands et agriculteurs charlevoisiens n’abandonnent pas et récupèrent, en 1837, le permis de coupe du bois accordé à la Compagnie de la Baie d’Hudson, locataire des postes du roi. Dès lors, des entrepreneurs et des agriculteurs de La Malbaie se regroupent avec la mise sur pied de la Société des pinières du Saguenay. Détentrice du permis de coupe dans les postes du roi, elle est dans l’obligation d’y faire exclusivement du travail forestier. Rapidement, plusieurs familles charlevoisiennes s’installent le long de la rivière Saguenay, amorçant ainsi une vague colonisatrice importante. Mais la Société des pinières du Saguenay connaît de nombreuses difficultés. Malgré son entrepreneuriat dynamique, elle devra vendre tous ses actifs au marchand de bois William Price, qui devient rapidement le maître des forêts saguenéennes. En octobre 1842, l’ouverture du Saguenay à la colonisation est maintenant officielle, malgré le renouvellement du bail de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
Ce sont les entrepreneurs charlevoisiens qui permettent un premier développement économique dans un territoire fermé à la colonisation, ce qui fait d’eux des acteurs de premier plan dans l’ouverture du Saguenay, même si au bout du compte ils vendront leurs installations à Price. Qu’en est-il de l’interprétation dominante à l’effet qu’ils sont à la solde, voire une couverture, du marchand de bois William Price ? Entre 1838 et 1842, beaucoup de mouvements surviennent à Charlevoix ou au Saguenay sans que Price en soit toujours à l’origine !
Un intérêt répété pour la colonisation des postes du roi
Les compagnies locataires des postes du roi engagent annuellement plusieurs Charlevoisiens pour la traite. Avec le temps, une partie de la population de Charlevoix constate l’énorme potentiel de ce territoire. Dans les années 1830, plusieurs difficultés socioéconomiques accélèrent leur empressement à ouvrir les postes du roi à la colonisation.
Les postes du roi et la population de Charlevoix
En 1831, la région de Charlevoix compte une population d’environ 8 385 personnes.237 Cette dernière est principalement répartie dans les seigneuries de Mount Murray, de Murray Bay, des Éboulements, du Gouffre (Baie-Saint-Paul) et de l’Isle aux Coudres. Comme le soulignent Normand Perron et Serge Gauthier, elle y accroît son occupation du sol durant les premières décennies du siècle : « Au fil des décennies, la portion du territoire habité s’agrandit à nouveau. Le peuplement déborde le littoral à l’est de La Malbaie, vers Saint-Fidèle et Saint-Siméon. À partir des années 1830, ce seront les arrière-pays de Baie-Saint-Paul, des Éboulements et de La Malbaie qui feront l’objet d’une colonisation plus intensive. »
Le développement de l’arrière-pays de Charlevoix est difficile géographiquement et économiquement, principalement à cause du relief accidenté et de l’empierrement des terres. Alors que des terres sont encore disponibles dans les secteurs de Saint-Urbain et de Saint-Hilarion, on rêve, à La Malbaie, de conquérir les riches terres du Saguenay. À ce sujet, Alexis Tremblay et Thomas Simard répondent devant le comité gouvernemental en 1835, que celles disponibles dans Charlevoix sont de piètre qualité et difficiles d’accès. Selon Alexis Tremblay : « Il y en a encore, mais elles sont si montagneuses et si mauvaises qu’il est impossible d’y vivre. Il y en a déjà que trop de la même espèce que nous avons défrichées et qui nous écrasent 239 . » Pour Thomas Simard, « Les terres en seigneurie qui restent à prendre sont encore pires que les terres habitées, et absolument incapables de culture. »
Les postes du roi apparaissent aux Charlevoisiens comme un déversoir naturel pour le surplus de leur population. Offrant les plus grands espoirs, ils sont fréquentés depuis longtemps par des gens, qui, comme Thomas Simard, connaissent bien le territoire pour avoir été à l’emploi des compagnies de fourrures pendant de nombreuses années. En 1828, il témoigne devant le comité d’exploration des postes du roi : « J’ai passé les treize dernières années dans les postes du nord. Je connais très bien la partie du pays qui est entre la Malbaie et le Saguenay. Pendant les trois ou quatre dernières années, j’y ai été fort souvent. »
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Table des matières
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION
1. LES POSTES DU ROI : UN FREIN À LA COLONISATION
1.1 UN TERRITOIRE DOMINÉ PAR LA TRAITE DES FOURRURES
1.1.1 Organisation territoriale de la traite des fourrures
1.1.2 Le fonctionnement de la traite dans les postes du roi
1.2 LES COMPAGNIES DÉTENTRICES DES BAUX ET LEURS CONFLITS
1.2.1 Recherche de monopoles et guerre ouverte entre les compagnies de fourrures
1.2.1.1 La fusion des compagnies de fourrures en 1821
1.2.1.2 Les locataires après la fusion
1.2.1.3 Des troubles dans les postes du roi
1.2.1.4 La Compagnie de la Baie d’Hudson, sous-locataire des postes du roi
1.2.2 Les autres activités commerciales dans les postes du roi : la pêche et la coupe du bois
1.2.3 La fin de l’exclusivité dans l’exploitation du territoire
1.3 LE RÔLE DES AMÉRINDIENS DANS LA TRAITE DES FOURRURES
1.3.1 Amérindiens et Métis circulent librement dans les postes du roi
1.3.2 Un intermédiaire exclusif et essentiel à la traite
2. LE GOUVERNEMENT DU BAS-CANADA ET LES TERRES DE LA COURONNE
2.1 UN INTÉRÊT SCIENTIFIQUE ET TOURISTIQUE POUR LES POSTES DU ROI
2.2 LE COMITÉ DES TERRES DE LA COURONNE
2.2.1 Colonisation des terres de l’arrière-pays du fleuve Saint-Laurent
2.2.2 Le rôle et les travaux du comité des terres de la couronne
2.3 EXPLORATIONS DES POSTES DU ROI
2.3.1 Explorations des commissaires
2.3.2 Explorations de Ware et Davies
2.4 LES DIFFÉRENTS PLANS DE COLONISATION PROPOSÉS
2.4.1 Plan de Laterrière
2.4.2 Plan de Baddeley
2.4.3 Plan des habitants de Charlevoix
2.4.4 Plan de Nixon
3. AGRICULTEURS ET ENTREPRENEURS CHARLEVOISIENS À L’ASSAUT DU SAGUENAY
3.1 UN INTÉRÊT RÉPÉTÉ POUR LA COLONISATION DES POSTES DU ROI
3.1.1 Les postes du roi et la population de Charlevoix
3.1.2 Difficultés socioéconomiques et demandes de nouvelles terres
3.2 LA PETITE BOURGEOISIE CHARLEVOISIENNE ET L’EXPLOITATION FORESTIÈRE
3.2.1 Une petite bourgeoisie charlevoisienne
3.2.2 Une solide expérience dans l’exploitation forestière
3.3 LES ENTREPRISES FORESTIÈRES DE CHARLEVOIX AU BAS-SAGUENAY
3.3.1 La création de la Société du Saguenay
3.3.2 Une occupation du territoire assez restreinte
3.3.3 Exclusivement la coupe du bois
3.4 LA FIN D’UN RÊVE ET LE DÉBUT D’UN TEMPS NOUVEAU
3.4.1 Difficultés et réalisations de l’entreprise charlevoisienne
3.4.2 William Price et la Société du Saguenay
3.4.3 Ouverture « officielle » du Saguenay à la colonisation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
1. LES SOURCES
1.1 Les journaux et les publications en série
1.2 Les fonds d’archives
1.3 Les autres sources
2. LES ÉTUDES
2.1 Les études sur le Saguenay—Lac-Saint-Jean
2.2 Les autres études
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