Différentes configurations du mélange induit par gravité
Prenons tout d’abord le cas où les deux fluides sont initialement superposés dans une configuration stable (le fluide léger étant au-dessus). Le seul mécanisme qui permette à ces fluides de s’interpénétrer de façon spontanée est alors la diffusion moléculaire qui reflète l’agitation thermique des molécules : l’épaisseur de la zone de mélange croît dans ce cas comme la racine carrée du temps (figure 1.1a). Ce mélange par diffusion moléculaire est très homogène à l’échelle moléculaire mais extrêmement lent aux grandes échelles : il est donc inefficace. La figure 1.2 présente un exemple d’une telle stratification stable de densité, créée par la présence de polluant dans les hautes couches de l’atmosphère : celles-ci s’échauffent alors en absorbant le rayonnement solaire et leur température devient plus élevée que celle du sol. La densité de l’air est alors plus faible en altitude qu’au sol et aucun mouvement de convection n’apparaît : dans cette configuration stable, la pollution ne peut se mélanger avec les autres couches de l’atmosphère et elle s’accumule en augmentant encore plus l’effet d’absorption du rayonnement solaire. Notons tout de même que la pollution ne fait qu’accentuer une stratification stable de l’atmosphère déjà possible de par la présence de couches d’air de températures et donc de densités différentes. En fait, tout mélange efficace requiert une première phase d’interpénétration convective à grande échelle suivie de mouvements à des échelles de plus en plus petites jusqu’à ce que la diffusion moléculaire assure un mélange homogène. Aussi, dans le présent travail, nous nous intéressons au cas de deux fluides de densités différentes initialement séparés dans une configuration instable de contraste de densité (fluide lourd situé au-dessus du fluide léger). Les instabilités qui se développent dans ce cas — instabilités de Rayleigh-Taylor — provoquent les mouvements convectifs permettant une interpénétration des fluides. L’ instabilité de Rayleigh-Taylor et le mélange qu’elle induit ont fait l’objet de nombreuses recherches dans le cas d’une interface étendue par rapport à la longueur d’onde des instabilités qui se développent initialement [74]. Quand il n’y a pas d’effet de confinement, il apparaît un système de doigts multiples qui permet aux deux fluides de s’interpénétrer (figure 1.1b) ; ces doigts grossissent ensuite par coalescence. Il faut cependant noter que, si on réalise ainsi une interpénétration à grande échelle, il faudra, pour obtenir un vrai mélange, qu’il apparaisse des mouvements du fluide à plus petite échelle transverses aux doigts.
Dans notre expérience, et au contraire des études dont nous venons de discuter, nous nous intéressons au mélange induit par gravité dans des tubes de grande longueur par rapport à leur diamètre (Fig. 1.3). Les fluides sont toujours initialement séparés dans une configuration instable et le mélange est étudié aux temps longs de sorte que l’épaisseur de la zone de mélange suivant l’axe du tube soit grande devant le diamètre de celui-ci. On est alors dans une géométrie confinée transversalement, ce qui sélectionne les modes d’instabilité qui peuvent se développer : en particulier, dans le cas d’un tube vertical, le diamètre de celui-ci impose une taille maximum transversale des doigts qui se développent alors que la propagation longitudinale reste libre. Une configuration particulièrement intéressante est celle du mélange dans un tube incliné (figure 1.3). Il apparaît alors une composante de la gravité transverse à l’axe du tube qui rompt la symétrie de révolution du système en induisant des effets de stratification : on aura un effet d’accumulation du fluide léger dans la partie supérieure de la section du tube et du fluide lourd dans la partie inférieure. Par ailleurs, cette stratification fait apparaître un gradient horizontal de la densité qui induit un écoulement vers le haut du fluide léger compensé par un écoulement vers le bas du fluide lourd. On peut alors représenter le système d’une manière simplifiée comme deux écoulements en sens inverse localisés près des parois et interagissant par une zone de mélange.
Intérêt fondamental et applications de notre étude
Conceptuellement, l’utilisation d’une géométrie confinée réduit le nombre de modes d’instabilité qui se développent : le mélange s’effectue donc par des scénarios plus simples à étudier et à modéliser. La modélisation peut être facilitée en inclinant le tube. A priori, l’ajout de ce degré de liberté supplémentaire, et la brisure de la symétrie de révolution qui en résulte, ne simplifie pas ce problème, mais en réalité, la stratification obtenue permet de représenter le mélange en première approximation comme deux écoulements en sens inverse, l’un au dessus de l’autre, et couplés par une zone de mélange. Outre la motivation fondamentale que nous venons de décrire, ces études ont des applications importantes. Historiquement, elles ont été d’ailleurs initiées au laboratoire FAST par une coopération avec la société de services pétroliers Schlumberger (Dr. G. Daccord, division Dowell) : le problème pratique était celui des mélanges de fluides injectés lors des opérations de « complétion » de puits de pétrole après leur forage. Lors de la construction d’un puits de pétrole, on réalise en effet d’abord un forage de quelques centimètres à quelques dizaines de centimètres de diamètre, puis on met en place, à l’intérieur, un long tube métallique (formé de nombreuses sections raccordées par vissage les unes aux autres). Il faut ensuite consolider la roche et éviter les circulations parasites de fluide entre les différentes couches géologiques, en cimentant l’espace annulaire de quelques centimètres de largeur entre la roche et le tube métallique. L’injection du coulis de ciment dans le puits se fait par l’intérieur du tube (figure 1.4), en chassant la boue initialement présente qui remonte ensuite par l’espace annulaire. Des fluides intermédiaires de « nettoyage » sont également souvent injectés avant le ciment. Comme ces différents fluides sont de densités différentes, il peut se développer des instabilités qui les mélangent. Or, pour éviter de compromettre la solidité mécanique du puits en mettant en place un ciment de mauvaise qualité peu résistant, la contamination du ciment par les autres fluides doit être évitée. Il faut donc pouvoir évaluer avec précision la quantité de chaque fluide à injecter pour déplacer complètement le fluide précédent (une très grande marge de sécurité n’est pas acceptable à cause du coût élevé des fluides utilisés). Ainsi, il est important de bien comprendre et de quantifier les processus de mélange dans de telles injections. Il faut noter que les forages pétroliers sont souvent inclinés (voire même horizontaux), comme dans notre étude, et que, par ailleurs, les fluides utilisés sont souvent non newtoniens (cependant nous n’étudierons pas l’influence de la rhéologie dans le présent travail). Outre la complétion des forages pétroliers que nous venons de décrire, ces études de mélange en géométrie confinée de canaux allongés ont des applications dans de nombreux domaines :
– Réactions chimiques entre des fluides de densités différentes dans des récipients de grande longueur ou des réacteurs tubulaires.
– Échangeurs de chaleur tubulaires (les contrastes de densité résultent dans ce cas des gradients de température).
– Propagation d’incendie et de fumée dans une cage d’ascenseur, une galerie ou un tunnel [16, 112].
– Dispersion de polluants denses dans des couches d’eau peu profonde.
– Océanographie : mélange d’eau douce et d’eau salée ou d’eaux de salinités différentes dans des couches de faible épaisseur sur des fonds horizontaux ou faiblement inclinés [65].
Mécanismes de base du mélange en tube incliné
Instabilité de Rayleigh-Taylor en géométrie libre et confinée
Dans nos expériences, la phase initiale de l’interpénétration des deux fluides lorsque le tube est vertical correspond au développement d’une instabilité de Rayleigh-Taylor qui apparaît à l’interface entre deux fluides de densités différentes ρ2 > ρ1 soumis à une accélération non nulle et normale à l’interface [93]. Cette instabilité se manifeste par une interpénétration des deux fluides : elle se développe lorsque l’accélération (due à la pesanteur ou à toute autre source) est dirigée du fluide le plus lourd vers le plus léger [93]. Par ailleurs, même aux temps longs et en écoulement incliné, le « moteur » de notre écoulement reste, comme pour l’instabilité de Rayleigh-Taylor, les forces d’Archimède liées à la composante longitudinale de la gravité et à la différence de densité entre les fluides. Aussi, allons-nous tout d’abord rappeler les propriétés de l’instabilité de Rayleigh-Taylor décrites dans la littérature (l’article de Sharp [74] fournit une bonne vue d’ensemble de cette instabilité). Les études des instabilités de type Rayleigh-Taylor sont très nombreuses, en liaison, par exemple, avec leurs applications à la fusion inertielle, à la modélisation des explosions nucléaires ou à l’astrophysique [58]. Nous discuterons plus loin un peu plus en détail ces études qui traitent surtout le cas où l’épaisseur de la zone de mélange est inférieure ou similaire à la dimension transverse. Les structures correspondant à la longueur d’onde la plus instable λ vont se développer de part et d’autre de l’interface. L’amplitude du mode le plus instable croît exponentiellement jusqu’à atteindre une valeur de l’ordre de 0, 1λ à 0, 4λ, mesurée perpendiculairement à l’interface.
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Table des matières
1 Introduction
1.1 Cadre général de la these
1.1.1 Différentes configurations du mélange induit par gravité
1.1.2 Intérêt fondamental et applications de notre étude
1.2 Mécanismes de base du mélange en tube incliné
1.2.1 Instabilité de Rayleigh-Taylor en géométrie libre et confinée
1.2.2 Mélange transverse et instabilité de Kelvin-Helmholtz
1.2.3 Courants de gravité non confinés
1.3 Travaux antérieurs en tube incliné
1.3.1 Études expérimentales
1.3.2 Simulations numériques
1.4 Conclusion
2 Montage et techniques expérimentales
2.1 Dispositif expérimental
2.1.1 Caractérisation des fluides
2.2 Techniques expérimentales
2.2.1 Mesure des champs de concentration par fluorescence induite par laser (LIF)
2.2.2 Mesure des champs de vitesse par vélocimétrie par imagerie de particules (PIV)
2.3 Domaine d’utilisation du système de mesures
2.3.1 Contrastes de concentration
2.3.2 Résolution spatiale et temporelle des mesures de vitesse et de concentration
2.4 Conclusion
3 Régimes d’écoulements
3.1 Les trois phases de l’écoulement
3.1.1 Phase 1 : front d’interpénétration
3.1.2 Phase 2 : contre-écoulement quasi stationnnaire
3.1.3 Phase 3 : arrivée du front retour
3.2 Domaines d’existence des régimes
3.2.1 Régime d’écoulement laminaire (EL)
3.2.2 Régime de mélange turbulent (MT)
3.2.3 Régime de mélange intermittent (MI)
3.3 Outils d’analyse
3.3.1 Grandeurs caractéristiques du système
3.3.2 Définition des moyennes
4 Régime d’écoulement laminaire
4.1 Présentation des écoulements
4.1.1 Évolution du champ de concentration et de vitesse avec θ
4.1.2 Évolution des profils transverses de vitesse longitudinale et de densité avec θ
4.2 Calcul des profils de vitesse
4.3 Influence de la couche de mélange
4.3.1 Relation entre la vitesse moyenne des fluides, la vitesse de front et l’épaisseur de la couche de mélange
4.3.2 Influence de la couche de mélange sur la vitesse de l’écoulement
4.4 Conclusion
5 Conclusion
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