Rendue possible par les découvertes scientifiques majeures du vingtième siècle, l’exploitation de la matière fissile a édifié un marché mondial de l’énergie nucléaire. Très vite, le souci de restreindre les applications de cette énergie au domaine civil et la nécessité d’en maîtriser les conséquences quant à la santé des populations ont encouragé les Etats-Unis, puis la communauté internationale, à réglementer et contrôler l’accès à ce marché. C’est ainsi qu’est créée l’agence internationale de l’énergie atomique (A.I.E.A.) en 1957, dont l’objectif est de promouvoir les usages pacifiques de l’énergie nucléaire et dont une des missions est d’établir des normes de sûreté nucléaire. Dans un document récent, l’A.I.E.A. érige dix principes fondamentaux de la sûreté nucléaire, auparavant définie de la manière suivante :
« Sûreté désigne la protection des personnes et de l’environnement contre les risques radiologiques et inclut la sûreté des équipements et des activités à l’origine de ces risques. (…) La sûreté concerne les risques radiologiques en situation normale ainsi que ceux engendrés par des incidents, ou encore ceux pouvant résulter de la perte de contrôle du cœur d’un réacteur nucléaire, d’une réaction en chaîne, d’une source radioactive ou de toute source de rayonnements. Les mesures de sûreté incluent les actions de prévention des incidents et les dispositions mises en place pour limiter leurs conséquences quand ils ont lieu. » (AIEA 2006) .
Le premier principe indique que la responsabilité de la sûreté d’une installation ou d’une activité à risque de radiation incombe à la personne responsable de l’exploitation de ces installations ou de la réalisation de ces activités (l’exploitant). Le deuxième souligne le rôle des gouvernements nationaux ; « un cadre juridique et gouvernemental efficace pour la sûreté, incluant une autorité de réglementation indépendante, doit être établi et maintenu. » (AIEA 2006)(7) « Les gouvernements et les autorités ont donc l’importante responsabilité d’établir les normes et le cadre réglementaire pour protéger les populations et l’environnement contre les risques radiologiques. Toutefois, la responsabilité première de la sûreté incombe à l’exploitant. » (AIEA 2006)(8). Ces principes, qui promeuvent la présence d’un système de contrôle externe de la sûreté nucléaire dans chaque pays exploitant, sont respectés en France depuis plusieurs dizaines d’années .
En outre, le système de contrôle externe de la sûreté nucléaire français fait apparaître un acteur absent des énoncés de l’A.I.E.A. En effet, l’autorité de réglementation française sollicite régulièrement des experts, regroupés au sein d’un organisme. C’est cette activité d’expertise, absente des grands principes internationaux et peu décrite dans les présentations institutionnelles, qui fait l’objet de cette thèse. Les apports de celle-ci devraient contribuer à éclaircir des interrogations exprimées par les protagonistes d’un secteur en pleine «renaissance» , mais aussi par des représentants de la société civile et des médias et des enseignants-chercheurs en sciences de gestion, en sciences sociales [1.] Les données originales sur lesquelles s’appuient nos analyses sont issues d’une recherche-intervention [2.] Elles seront confrontées à des théories consacrées à l’expertise et au contrôle issues de la littérature scientifique [3.] Le caractère spécificique de l’activité étudiée constitue un des arguments qui seront développés dans la thèse .
Modèles d’activité d’expertise, formes de contrôle et théorie de la capture
Les modèles d’activité d’expertise
Au sein de la communauté de chercheurs qui s’est particulièrement intéressée aux processus d’expertise scientifique à partir des années 1980, il est courant de distinguer deux types d’expertise, en fonction du type d’institution qui la mobilise : l’expertise juridictionnelle et l’expertise scientifique à finalité politique. Les institutions de la justice ont rapidement fait intervenir des experts ; ainsi, « le droit romain admet le recours à des experts lorsqu’est requis un savoir-faire : l’expert est sollicité pour pratiquer des mesures, des évaluations. » (Leclerc 2005)(27) Cette longue histoire contribue à expliquer la prégnance du modèle juridictionnel dans les mentalités. Pour expliciter une représentation « spontanée » de l’activité d’expertise, un modèle canonique, nous nous inspirerons donc en partie des principes de l’expertise juridictionnelle [3.1.1.] Au sein même des sciences juridiques, cette représentation traditionnelle a toutefois été vivement critiquée ; Olivier Leclerc en a remarquablement dévoilé les mythes [3.1.2.] Un autre registre de critiques a été formulé par des chercheurs, souvent sociologues ou politologues, adeptes de démarches empiriques, et dont les recherches ont plutôt porté sur les expertises scientifiques à finalité politique. Pierre-Benoît Joly expose deux modèles, constituant une alternative au modèle canonique, auxquels nous ferons référence .
Le modèle canonique
Avant d’en critiquer la véracité, Olivier Leclerc (2005) énonce quelques-uns des principes sur lesquels repose l’expertise juridictionnelle, principes que l’on peut associer à une représentation traditionnelle de l’expertise. « L’expertise se singularise comme une mesure mettant un savoir spécifique à la disposition d’un juge chargé de trancher un litige. Ainsi, l’expertise remplit une fonction d’assistance à la décision : l’expert fournit au juge des éléments de fait qu’il intègre dans le processus de décision. Cette répartition des fonctions s’est mise en place sous l’ancien droit ; elle structure aujourd’hui le droit français de l’expertise juridictionnelle. L’expert possède une compétence propre qui échappe au juge : il doit la mettre à disposition de ce dernier et il ne peut, en aucun cas, s’ingérer dans la fonction de jugement proprement dite. Là est l’essence de sa mission, mais aussi sa limite. Le juge tranche les litiges, quand l’expert ne donne qu’un avis. Telle est la répartition des rôles qui émerge – combien progressivement – de l’histoire du droit de l’expertise juridictionnelle. » (67) Cette répartition des rôles est justifiée par les fondements logiques du raisonnement juridique : « Le jugement peut être décrit comme obéissant à la structure logique du syllogisme. La majeure est constituée par la règle de droit applicable, la mineure recouvre les faits qui doivent être tenus pour constants et qui constituent une ou plusieurs conditions nécessaires à l’application de la règle de droit. La conclusion du syllogisme en découle : les effets de la règle de droit s’appliquent – ou non – aux faits déterminés. » (80) La structure syllogistique garantit dès lors l’indépendance du juge et de l’expert, le théorique cantonnement de l’expert dans le domaine de la factualité ; « le juge maîtrise l’ensemble de l’opération syllogistique alors que l’expert n’intervient qu’au niveau de la mineure. » (81) Par ailleurs, « le droit français prohibe la délégation par le juge de son pouvoir juridictionnel : seul le juge accomplit des actes juridictionnels. En contrepoint, l’expert ne saurait effectuer de tels actes : il ne peut empiéter sur l’office propre du juge. » (125) On peut résumer ces premiers éléments déterminant les fonctions du juge et de l’expert et leur relation par les trois premières propositions inscrites dans l’Encadré 1.
Une partie de la thèse d’Olivier Leclerc est consacrée aux dispositifs institutionnels de l’expertise juridictionnelle. Le système juridique français se caractérise notamment par une présélection des experts qui seront nommés par le juge ; les listes d’experts agréés auprès des juridictions constituent « l’outil central de sélection des experts en droit français. » (200) « La compétence de l’expert est garantie par l’inscription sur les listes d’experts et par la certification de ses connaissances avant même le déroulement du procès. Lorsqu’il intervient au cours de ce dernier, la question de sa compétence est déjà traitée. » (253) « L’inscription sur une liste joue donc comme un effet de signal : sont identifiés des professionnels qui peuvent être occasionnellement désignés par les tribunaux. » (243) Deux conséquences de ces énoncés nous intéressent particulièrement :
1. Le droit français considère que le savoir détenu par l’expert est indépendant de l’expert lui-même ; toute personne identifiée sur une liste d’experts étant substituable par une autre personne inscrite sur la même liste ;
2. Le droit français considère que l’acquisition de la compétence légitimant le titre d’expert se fait en dehors du processus d’expertise.
Elles constituent les deux propositions E4 et E5 qui peuvent également être associées à une représentation traditionnelle et spontanée de l’expertise .
D’autres propriétés complètent notre modèle canonique. Il est admis, en lien avec les propositions E4 et E5, que l’expert dispose d’une bibliothèque de savoirs préétablis et extérieurs au processus d’expertise. Pour répondre à la question qui lui est posée, l’expert doit recueillir des données. On conçoit qu’il dispose d’une grande liberté d’action pour réaliser cette collecte. Par un raisonnement déductif classique, il exploite ensuite les données rassemblées et répond à la question posée. Ceci marque la fin de l’expertise, qui apparaît comme un processus d’expertise relativement solitaire ; si plusieurs experts sont saisis, ils ne sont pas censés collaborer ; chacun remet ses recommandations, qui sont le résultat d’une succession d’actions individuelles. Cette représentation traditionnelle du processus d’expertise, qui s’appuie sur une conception positiviste de la science, nous permet d’énoncer les propositions E6, E7, E8 et E9 de l’Encadré 1.
Les neuf propositions citées constituent le modèle canonique de l’expertise sur lequel nous nous appuierons par la suite. Il présente de nombreuses similitudes avec le modèle standard, positiviste de l’expertise scientifique considéré par PierreBenoît Joly (2005). Certaines des caractéristiques de ce modèle résistent mal à l’épreuve de réalité ; c’est notamment ce que montre le travail d’Olivier Leclerc.
Les critiques du modèle canonique en sciences juridiques
Ce sont principalement les propositions E2 et E3 qui sont remises en cause par les analyses d’Olivier Leclerc. S’inspirant des réflexions issues de la philosophie du droit et de la connaissance, il affirme que l’expert effectue nécessairement une lecture juridique des faits ; « le fait n’est pas ce « déjà-là » qu’il suffirait de mettre en regard de la règle de droit. Le jugement de fait repose sur une double opération intellectuelle : d’une part, l’appréhension du fait est une « œuvre délibérée » reposant sur une sélection des éléments « pertinents » (au regard de la règle de droit recevant application) parmi les faits donnés, et, d’autre part, les « faits matériels bruts » sont eux-mêmes appréhendés au moyen de catégories intermédiaires, puisées dans le droit et, plus généralement, dans le langage courant. » (96) L’expert ne peut donc plus être cantonné dans le domaine de la factualité. Ceci est particulièrement le cas dans certains domaines, dans lesquels l’expertise permettrait « d’accéder à la vérité des choses, le juge n’ayant plus qu’à prononcer le jugement qui se déduit automatiquement de cette constatation. Dès lors, priver une partie du bénéfice d’une expertise équivaut à la priver du recours au juge, ce que défend expressément la loi. » (117) Leclerc évoque l’exemple de l’A.D.N. : « le savoir scientifique sur l’empreinte ADN permet de connaître le lien de filiation avec tant de précision qu’il s’impose au juge : le juge doit ordonner une expertise puisque celle ci permet de connaître avec un degré de certitude – presque – parfait le lien de filiation. » .
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Table des matières
Introduction générale
1. Enjeux et problématiques de la thèse
2. Le dispositif de recherche
3. Modèles d’activité d’expertise, formes de contrôle et théorie de la capture
4. Arguments et plan de la thèse
Première partie. Dialogue technique & Facteurs humains : une présentation historique
Chapitre 1. L’émergence des facteurs humains dans les institutions du dialogue technique
1. La naissance de la sûreté nucléaire en France au Commissariat à l’énergie atomique
2. Le développement du programme électronucléaire français
3. L’accident de Three Mile Island
Chapitre 2. L’inscription des facteurs humains dans des processus d’expertise
1. Généalogie des produits des spécialistes « facteurs humains » de l’institut
2. Les institutions de la sûreté nucléaire restructurées
3. Les modalités d’organisation de l’expertise « facteurs humains »
Conclusion de la première partie : des déterminants historiques et institutionnels de l’expertise « facteurs humains » ?
Deuxième partie. La fabrique de l’expertise
1. Sélectionner
2. Suivre
3. Restituer
Chapitre 3. La contribution au réexamen de la sûreté de Minotaure
1. La phase amont de l’expertise
2. La phase de cadrage (décembre 2004 – mars 2005)
3. La phase d’instruction (mars – juillet 2005)
4. La phase de rédaction (juillet – décembre 2005)
5. La phase de transmission (décembre 2005 – mars 2006)
6. Synthèse
Chapitre 4. L’analyse des incidents d’Artémis
1. La phase amont de l’expertise
2. La phase de cadrage (octobre – novembre 2005)
3. La phase d’instruction (novembre 2005 – janvier 2006)
4. La phase de rédaction (février – mars 2006)
5. La phase de transmission (mars – août 2006)
6. Synthèse
Chapitre 5. La gestion des compétences des personnels d’exploitation des centrales nucléaires
1. La phase de cadrage (septembre 2004 – janvier 2005)
2. La phase d’instruction (février – août 2005)
3. La phase de rédaction (septembre 2005 – février 2006)
4. La phase de transmission (février – mars 2006)
5. Synthèse
Conclusion de la deuxième partie : les singularités de la fabrique de l’expertise
Troisième partie. L’efficacité de l’expertise
Chapitre 6. Persuader ou convaincre : efficacité rhétorique et cognitive de l’expertise
1. Les savoirs lacunaires de l’expertise « facteurs humains »
2. La littérature à l’épreuve de la prescription
3. Rationalité institutionnelle et cognitive des spécialistes « facteurs humains »
Chapitre 7. L’efficacité opératoire de l’expertise : maîtriser les forces du dialogue technique
1. De la prescription à l’action : les effets potentiels de l’expertise
2. La régulation par le dialogue technique
3. Pour une maîtrise du dialogue technique
Conclusion de la troisième partie : rééquilibrer les dimensions de l’efficacité
Conclusion générale
1. Enrichir les modèles de l’expertise
2. Appréhender les systèmes de contrôle externe des risques
Bibliographie