Dialectique de l’américanité et de l’ethnicité dans les représentations littéraires des personnages féminins

Dans son ouvrage A Different Mirror: A History of Multicultural America (1993), Ronald Takaki a qualifié les femmes chinoises qui ont immigré aux États-Unis au XIXème siècle de « Twice a minority » (209). Double sanction pour celles qui souffrent d’un statut précaire et surtout d’une quasi « invisibilité » à la fois économique, sociale et politique, entérinée historiquement par le Page Act de 1875 et le Chinese Exclusion Act de 1882. Et pourtant, c’est à travers le prisme de cette « minorité dans la minorité » que nous avons choisi d’explorer la façon dont fonctionne le processus d’assimilation à la société américaine et, par voie de conséquence, les enjeux qui se jouent derrière le concept d’américanité.

Les minorités ethniques aux États-Unis sont bien marginales. Exclues, comme l’ont été les Chinois par le Chinese Exclusion Act, esclaves, jusqu’en 1865 comme les Noirs venus d’Afrique et leurs descendants, délocalisées et massacrées, comme ce fut le cas des Amérindiens… Elles ne connaissent de l’américanité que sa périphérie, la marge qu’il leur est nécessaire à la fois de combattre et de revendiquer comme espace de survie, d’existence et d’expression. Nous avons pris le parti d’étudier les dynamiques sous-jacentes à la définition de l’américanité non pas à travers le prisme de ce qui constitue la société dominante, mais de ce qui constitue ses marges. La société dominante, comme son nom l’indique, est omniprésente. Que ce soit dans les livres d’histoire que l’on étudie à l’école, dans les films à grand budget que l’on regarde, dans le port de nos vêtements ou dans le vocabulaire que l’on emploie, elle façonne l’individu tout autant que le regard que l’on porte sur le monde qui nous entoure. Qualifiée d’hégémonique, elle est perçue de façon négative lorsque l’on parle d’une société dominante par rapport à des individus marginalisés. Elle peut être entendue de façon positive lorsqu’elle renvoie à la notion d’unité sociale et culturelle. Tout est question de perspective. Elle nous indique surtout ce que devrait signifier être américain, citoyen, en fonction de normes et de codes.

ASSIMILATION, ORIENTALISME ET AMÉRICANITÉ : DU CHINOIS INASSIMILABLE À LA MINORITÉ MODÈLE

La crise identitaire des secondes générations est considérée comme le principal thème romanesque chez les auteures asiatico-américaines de la seconde moitié du XXème siècle. Ce thème n’est néanmoins pas propre aux minorités ethniques de la période. Au contraire, il est symptomatique du processus d’américanisation et d’assimilation aux États-Unis. La construction d’une nation américaine, il faut le rappeler, s’est établie à l’origine sur la base d’une rupture, celle des colons anglais avec l’Angleterre et le continent européen. Les Pères Pèlerins ont pleinement embrassé un système contractuel en signant, le 11 novembre 1620, le Mayflower Compact, un pacte considéré comme la source de la constitution américaine (acceptée le 17 septembre 1787, en vigueur depuis le 4 mars 1789). Les colons se sont détournés d’un fonctionnement sociétal et institutionnel ancré dans la hiérarchie, les privilèges, la noblesse, comme le défend J. Hector St John de Crèvecoeur dans Letters from an American Farmer (1782) : « Here are no aristocratical families, no courts, no kings, no bishops, no ecclesiastical dominion, no invisible power giving to a few a very visible one; no great manufacturers imploying thousands, no great refinements of luxury » (23-24). L’Amérique se construit, dans les termes de l’auteur, de manière fondamentalement noneuropéenne, idée appuyée par la répétition du négateur « no ». De Crèvecoeur suggère en effet que l’immigration va générer un nouvel homme, l’Américain :

Ubi panis ibi patria, is the motto of all emigrants. What then is the America, this new man? He is either an European, or the descendant of an European, hence that strange mixture of blood, which you will find in no other country. I could point out to you a family whose grandfather was an Englishman, whose wife was Dutch, whose son married a French woman, and whose present four sons have now four wives of different nations. He is an American, who, leaving behind him all his ancient prejudice and manners, receives new ones from the new mode of life he has embraces, the new government he obeys, and the new rank he holds. He becomes an American by being received in the broad lap of our great Alma Mater. Here individuals of all nations are melted into a new race of men, whose labors and posterity will one day cause great changes in the world. Americans are the western pilgrims, who are carrying along with them that great mass of arts, sciences, vigour, and industry which began long since in the east; they will finish the great circle (Id., 26). 

L’IMMIGRANT CHINOIS ET LA DÉFINITION DE L’AMÉRICANITÉ : DIALECTIQUE DE L’INCLUSION ET DE L’EXCLUSION 

Au XIXème siècle, la population chinoise ne représente qu’un concept dans l’imaginaire américain. Le peuple américain ne connaît de la Chine que les récits, factuels ou romancés, des premiers missionnaires, des marchands, ainsi que des politiques qui considèrent déjà l’Orient comme une source de possibles richesses et un alter ego inférieur . La représentation des Asiatiques comme des « barbares» et la menace potentielle d’une invasion chinoise sont alimentées par les références à l’invasion mongole en Europe au XIIIème siècle (Tong, 36). Karen Leong, dans The China Mystique (2005), revient sur les ambitions expansionnistes qui se cachent derrière cette vision de l’Orient :

Europeans imagined civilizations to their east as more decadent, exotic, and immoral than their own. These attitudes were institutionalized into European empires during the eighteenth century and onward, as Britain, France, and other nations justified their global domination and quest for resources and labor as civilizing missions. This orientalist discourse took root and thrived in the “virgin soil” of North America. The developing United States began incorporating distorted notions of “the Orient” and “Asiatics” within its social and political formations well before the arrival of Chinese immigrants in the nineteenth century. During that century an orientalist aesthetic helped justify American nation-building beyond the borders of the United States, an ideology that crystallized in 1845 as Manifest Destiny. It claimed a divine mandate for the United States to dominate culturally, economically, and politically and captured the ambitions of many Euro-Americans (7). 

L’imaginaire européen – et par la suite américain – se fonde dans une représentation de l’Occident comme supérieure et salvatrice, ce qui coïncide avec une vision chrétienne au cœur des entreprises missionnaires du XVIIIème et XIXème siècle. L’influence du champ politique est rappelée par la référence à l’idéologie du Manifest Destiny, qui traduit les ambitions expansionnistes des États Unis au XIXème siècle, en particulier en Chine : « La défaite de la Chine face à l’Angleterre en 1840 la fait déchoir d’une situation de grande puissance admirée et redoutée à la condition de pays décadent, vaincu, destiné à s’effacter devant les Européens et les Américains » (Foucrier dans Prum : 2001, 29) .

Fondements institutionnels et culturels de la discrimination antichinoise 

« L’experience » sino-américaine 

Au XIXème siècle, la Chine souffre de mesures économiques et politiques imposées par l’Empire britannique . Le commerce extérieur était, avant l’intervention étrangère, peu encouragé par les dirigeants de l’Empire du Milieu. Les empires européens, friands des profits que leur permettaient leurs avancées économiques, coloniales et industrielles, tentent d’accroitre leur commerce sur les côtes chinoises. Bien que les Européens soient déjà à cette époque dans une démarche de libre-échange et d’importation et exportation, ces pratiques politiques et économiques ne sont guère appliquées en Chine, qui est en partie fermée sur ses frontières. Les commerçants britanniques doivent se limiter à une zone précise, la province de Canton (Gangzhou). À l’issue de la Guerre de l’Opium (1840-1842), les colons occidentaux réussissent à imposer leurs tarifs ainsi que l’ouverture d’autres zones commerciales. Par la suite, durant les années 1850, la Chine est en proie à de violentes famines et inondations qui font de lourds ravages, ainsi qu’à une corruption présente à tous les niveaux de pouvoir. Le pays connaît alors une longue période d’instabilité sociale dont le temps fort est la Révolte des Taiping, guerre civile menée contre la dynastie des Qing (1851-1864). C’est donc à cette époque précise que les travailleurs chinois prennent la décision de quitter le pays pour tenter leur chance dans une contrée où les promesses d’argent facile abondent.

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Table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE
PARTIE 1. ASSIMILATION, ORIENTALISME ET AMÉRICANITÉ : DU CHINOIS INASSIMILABLE À LA MINORITÉ MODÈLE
CHAPITRE 1. L’IMMIGRANT CHINOIS ET LA DÉFINITION DE L’AMÉRICANITÉ : DIALECTIQUE DE L’INCLUSION ET DE L’EXCLUSION
1.1. Fondements institutionnels et culturels de la discrimination anti-chinoise
1.1.1. « L’experience » sino-américaine
1.1.2. 1870-1875 : Nationalisation de la question chinoise et mise en place de politiques fédérales discrminatoires
1.1.3. 1875 : Le Page Act ou la réification des Chinoises par le discours politique
1.2. Institutionnalisation du statut d’unassimilable alien
1.2.1. 1877-1880. Premiers pas vers l’exclusion : le Fifteen Passenger Bill de 1879
1.2.2. 1880-1882. Premières mesures d’exclusion : l’Angell Treaty de 1880
1.2.3. 1882 : Débats législatifs et passage du Chinese Exclusion Act
1.3. Conflits internationaux et paroxysme nativiste
1.3.1. Peur de l’Autre et lois nativistes
1.3.2. Nationalisme et orientalisme : représentations culturelles des Chinois
CHAPITRE 2. TENSIONS CULTURELLES ET REVENDICATIONS D’UNE AMÉRICANITÉ PLURIELLE
2.1. 1924-1960 : D’unassimilable alien à goodwill ambassador
2.1.1. Seconde Guerre mondiale et discours de Madame Tchang (1943)
2.1.2. Impacts sur la « question chinoise »
2.1.3. Stéréotypes pérennes dans la culture populaire
2.2. 1950-1990 : Mouvement pour les Droits Civiques et revendications des minorités raciales
2.2.1. Les années 1960 et le tournant social
2.2.2. Asian Americans et la réappropriation culturelle de l’américanité
2.3. Américanités conflictuelles : tensions inter- et intra-communautaires
2.3.1. Féminismes et limites mainstream
2.3.2. « The American tangle of race and gender hierarchies »
2.3.3. Multiculturalisme et envergure diasporique des communautés ethniques
CHAPITRE 3. LA DIALECTIQUE DE L’ETHNICITÉ ET DE L’AMÉRICANITÉ AU CŒUR DE L’ÉCRITURE SINOAMÉRICAINE
3.1. Genre littéraire et genre social : les femmes au cœur du processus d’écriture
3.1.1. Écriture et identité
3.1.2. Naissance d’une écriture littéraire sino-américaine féminine
3.1.3. Enjeux de l’écriture
3.1.4. Réappropriations des normes littéraires occidentales
3.1.5. La représentation comme processus dialectique
3.2. Tensions et constructions littéraires d’un sujet sino-américain
3.2.1. Let the pen war begin ou la crise de la représentation
3.2.2. Canon, canon ethnique, sous-genre littéraire ? Américanité et littérature ethnique
3.2.2.1. Le canon littéraire occidental
3.2.2.2. « Professions de foi » des anthologies
3.2.2.3. Construction et limites d’un canon ethnique
3.3. Typologie et macroanalyse du corpus
3.3.1. Sélection du corpus : critères et exceptions
3.3.2. Entre diachronie et synchronie : macroanalyse du corpus
3.3.3. Typologie des personnages féminins
3.3.3.1. La Sino-américaine comme entre-deux culturel
3.3.3.2. La minorité modèle
3.3.3.3. Warrior Women : dénonciation du trauma de l’assimilation
3.3.3.4. The Woman Warrior Redux
PARTIE 2. ASSIMILATION D’UNE AMÉRICANITÉ : MODÈLES ET CONTRE-MODÈLES
CHAPITRE 4. FROM DESCENT TO CONSENT : CONSTRUCTION D’UNE AMÉRICANITÉ
4.1. We are family : topos de la crise intergénérationnelle
4.2. La métaphore générationnelle et les codes de l’américanité
4.2.1. Parole et langage : être ou ne pas être
4.2.2. Le thème de la nourriture : l’assimilation par la fusion
4.2.3. Communautés imaginées et assimilation du discours américain
4.2.4. Mouvements géographiques et symbolique assimilationniste
4.3. Regard extérieur, regard assimilateur
CHAPITRE 5. FROM CONSENT TO DISSENT : DE LA MARGINALITÉ NORMATIVE À LA NORMATIVITÉ MARGINALISÉE
5.1. Model minority : les ressorts d’un mythe assimilationniste
5.2. L’illusion d’une réconciliation
5.3. Disclaiming America ?
PARTIE 3 : INTROSPECTIONS ET ASSIMILATION : EXPÉRIENCES TRAUMATIQUES ET REDÉFINITIONS DE L’AMÉRICANITÉ
CHAPITRE 6. TRAUMA : THÉATRE PSYCHIQUE D’UNE MARGINALITÉ IRRÉCONCILIÉE
6.1. Effets d’annonce et d’anticipation : mises en scène du trauma
6.1.1. Décors et personnages
6.1.2. Effets d’anticipation et d’annonce
6.1.3. Le trauma comme ressort romanesque
6.2. Acting out trauma
6.2.1. Entre fragmentations et dislocations
6.2.2. Onirisme et figures imaginaires
6.2.3. Fin de vie, faim de vie : hunger ou la métaphore intersectionnelle
6.3. L’expérience collective mise en scène dans l’expérience individuelle
6.3.1. La condamnation explicite du trauma de l’assimilation
6.3.2. Impact transgénérationnel du trauma
6.3.3. Le trauma de la seconde génération
CHAPITRE 7 : WORKING THROUGH TRAUMA : VERS DE NOUVELLES DÉFINITIONS DE L’AMÉRICANITÉ
7.1. Working through trauma
7.1.1. Le travail de mémoire
7.1.2. Empowerment artistique
7.1.3. Épiphanies post-traumatiques
7.2. Communities of consent et les nouvelles formes d’américanité
7.3. Transgression du genre et sexualités plurielles
PARTIE 4. THE WOMAN WARRIOR REDUX : SUBVERSION ET TRANSGRESSION AU CŒUR DE LA CONSTRUCTION DE L’AMÉRICANITÉ
CHAPITRE 8. VERS UNE ETHNICITÉ SYMBOLIQUE ? LES LIMITES DE L’ARGUMENT POSTETHNIQUE
8.1. Fifty Shades of Chinese Americans : ruptures et nouveaux réseaux d’appartenance
8.1.1. Personnages et intrigues
8.1.2. Let’s talk about sex
8.1.3. Références intertextuelles
8.2. Critique caustique des rapports inter-ethniques : vers un nouveau paradigme
8.2.1. Regards d’autrui
8.2.2. Regards sur autrui
8.2.3. Regards sur soi
8.3. Déplacements thématiques et sous-texte ethnique
8.3.1. La symbolique corporelle
8.3.2. La cause féministe
CONCLUSION GÉNÉRALE

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