Papier ou numérique ? Au printemps 2019, les chefs d’établissement des lycées d’Ile-de-France choisissent le format des nouveaux manuels scolaires pour la rentrée. Le Conseil régional profite de la réforme du lycée et de l’actualisation des manuels pour promouvoir les outils numériques dans le secondaire. Le choix de l’option numérique permet d’équiper les élèves en tablettes et ordinateurs personnels. Professeurs stagiaires pour l’année scolaire 2019–2020, nous découvrons cette « révolution pédagogique » à laquelle nous devons contribuer dans nos établissements. Le numérique n’est pas réduit à une seule discipline mais requiert une approche transversale et s’inscrit dans une politique ministérielle globale nommée : Le numérique au service de l’École de la confiance. Le ministre de l’Éducation nationale, Monsieur Jean-Michel Blanquer, indique que « le numérique constitue un des leviers majeurs de la politique éducative que nous menons pour accompagner la politique ministérielle dans toutes les dimensions, de la transformation pédagogique au service des apprentissages et de leur évaluation à la formation aux enjeux et aux métiers de demain. » Notre rôle ne peut donc pas se limiter à une formation pratique de ce nouvel équipement et des nouveaux outils qu’il offre.
Ce changement de paradigme s’accompagne d’une autre priorité majeure : améliorer la prise en compte des enjeux de durabilité au sein des établissements scolaires. Courant 2019, les programmes et les référentiels sont mis à jour et une circulaire annonce une « nouvelle phase de généralisation de l’éducation au développement durable ». Cette dernière prolonge l’ «instruction relative au déploiement de l’éducation au développement durable dans l’ensemble des écoles et établissements scolaires publiée en 2015. Le ministère de l’Education nationale demande aux écoles et aux établissements de devenir, de manière systématique, des lieux exemplaires en matière de protection de l’environnement, de lutte contre le réchauffement climatique et de protection de la biodiversité. Les élèves sont appelés à participer et l’élection d’éco-délégués devient obligatoire.
Nous avons focalisé nos premières réflexions à l’intersection de ces deux orientations fortes de la politique éducative en nous questionnant sur la pollution numérique. Considéré comme une industrie immatérielle, le numérique pollue dans une indifférence certaine. Pourtant, les mots et plus encore, les images ou vidéos partagées, tout près de nous comme à l’autre bout du monde, exigent pour se déplacer ou être consultés, de considérables quantités de matière et d’énergie. Des tonnes de métaux, parfois rares, sont nécessaires à la fabrication de ces nouveaux appareils connectés, épuisant sols et hommes. Des gigawatts d’énergie sont nécessaires pour faire fonctionner d’interminables réseaux et de gigantesques serveurs qui émettent d’énormes quantités de chaleur et de CO2, contribuant, tout comme les voitures et les avions, au dérèglement du climat planétaire.
Enseignants stagiaires en formation initiale à l’INSPE, nous avons souhaité engager un travail de réflexion sur nos pratiques professionnelles à partir de la question suivante : Comment faire prendre conscience à nos élèves de l’impact environnemental de leurs pratiques numériques ?
Pour cela, nous avons mis en place une action éducative dans un lycée professionnel de Paris. Même si les élèves de cet établissement sont peu mobilisés sur la question environnementale, nous avons considéré important de les sensibiliser à la pollution numérique afin qu’ils deviennent des écocitoyens responsables. Le principe de la responsabilité nous paraissant fondamental, nous avons fait le choix de mobiliser les pédagogies coopératives.
Soucieux de nous engager dans une réflexion approfondie qui prend en compte dans un même mouvement les transformations sociétales, les évolutions de la politique éducative et les interrogations sur les pratiques professionnelles, nous avons choisi de fonder notre action éducative sur deux concepts : l’éco-citoyenneté et la coopération.
Face aux enjeux environnementaux, l’école n’est pas restée inactive. Dès 1977, une éducation à l’environnement a été rendue obligatoire puis a intégré, à partir de 2004, la notion de développement durable. La loi de 2013 a introduit dans le code de l’éducation une éducation à l’environnement et au développement durable. En dépit de ce cadre législatif très précis, les travaux de recherche montrent les difficultés de l’éducation au développement durable (EDD) à se mettre en place au sein des établissements scolaires. Ils montrent également la nécessité de mieux relier l’éducation au développement durable à la formation du citoyen.
Les économistes qui s’interrogent sur la mise en œuvre des politiques de développement durable distinguent durabilité faible et forte. Sur cette base, Jean-Marc Lange (2020) propose de distinguer éducabilité faible et éducabilité forte pour caractériser les différents types d’actions d’éducation au développement durable possibles. Daniel Curnier (2017) montre que, dans la perspective d’une transition écologique répondant aux principes de la durabilité forte, le système scolaire doit se réinventer. En effet, l’EDD ne doit plus être un prétexte pour donner du sens au apprentissages mais un moyen pour apprendre autrement et s’approprier de nouveaux enjeux plus ambitieux.
Angela Barthes (2017), quant à elle, constate l’écueil des éducations A qui deviennent souvent trop normatives, se transforment parfois en un simple cours de morale ou qui mobilisent uniquement un discours « politiquement correct ». Ainsi, selon elle, l’éducation au développement durable se réduit à « comment trier ses déchets, économiser l’eau, etc ». Or, il faudrait au contraire, favoriser l’apprentissage au cœur de projets collectifs tout en préservant un apprentissage individuel et l’interaction. Elle propose de repolitiser la notion de développement durable et d’apprendre aux élèves à se construire individuellement et collectivement en traitant des réalités socio-écologiques.
Le travail d’Angela Barthes (2017) traite de l’absolue nécessité de mettre en place des outils permettant de développer l’esprit critique des apprenants et engage les enseignants à aborder les questions socialement vives avec leurs élèves L’auteure soutient que le développement durable est ontologiquement politique et que c’est en créant du débat que les apprenants pourront mieux se saisir des enjeux et ainsi deviendront des citoyens plus éclairés.
Cette nécessité de réintroduire une dimension politique dans l’éducation est également défendue par Lucie Sauvé qui définit l’éco-citoyenneté comme « une citoyenneté critique, compétente, créative et engagée, capable et désireuse de participer aux débats publics, à la recherche de solutions et à l’innovation écosociale» (Sauvé, 2013, p.21). Selon elle, l’environnement est une affaire commune et un bien commun, donc collectif : il en devient alors politique. C’est un sujet de la cité au-delà de considérations de pouvoir. Deux niveaux d’engagement sont identifiés. Le premier, qualifié d’engagement de proximité, se traduit par les « petits gestes » écologiques individuels au quotidien. Le second, l’engagement collectif, donc plus large, est celui qui permettrait de cimenter ces « petits gestes » par des actions et des engagements plus ambitieux qui fédèrent.
L’environnement étant un lieu de vie partagée, c’est en pensant collectivement que l’apprentissage de l’éco-citoyenneté doit se faire. Aussi, la dynamique collective favorise la mise en commun de savoirs pour l’émergence de nouveaux savoirs. Il se développe alors une intelligence citoyenne.
De nombreux travaux sur l’école décrivent son caractère inégalitaire et dénoncent un système fondé sur la réussite individuelle. Pour exemple, Dubet affirme que «l’égalité des chances est moins un appel à l’égalité sociale qu’elle n’est une tentative de construire des inégalités justes, car si la compétition méritocratique a été équitable, les inégalités qui en résultent seraient justes elles aussi. L’ouverture et la massification des systèmes scolaires depuis cinquante ans ont été conduites au nom de l’égalité des chances. En France, plus que partout ailleurs, la compétition méritocratique a été principalement confiée à l’école capable (en principe) de traiter tous les élèves de manière égale et de hiérarchiser leur mérite de façon incontestable » (Dubet, 2009, §12). Toutefois, une rupture s’opère en 2013 puisque la notion de coopération apparaît dans la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’Ecole de la République qui annonce que « par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, le service public de l’éducation favorise la coopération entre les élèves. ». Faire coopérer les élèves devient une compétence attendue des enseignants.
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Table des matières
1 Eco-citoyenneté et coopération
1.1 Vers une éducabilité forte
1.1.1 Le renouvellement des pratiques pédagogiques s’impose
1.1.2 La compétence critique pour développer l’éco-citoyenneté
1.2 Une pédagogie coopérative essentielle au développement de l’éco-citoyenneté
1.2.1 La coopération dans le système scolaire
1.2.2 Les principes de la pédagogie coopérative
2 Sensibiliser les élèves à la pollution numérique au sein d’ateliers coopératifs
2.1 Impliquer les élèves
2.1.1 Sensibiliser les élèves à la pollution numérique : une nécessité
2.1.2 Trois ateliers pour comprendre et agir
2.2 Des ateliers coopératifs créatifs
2.2.1 La coopération au sein des groupes de travail
2.2.2 La coopération entre les groupes
2.2.3 Une création collective
3 L’analyse de l’action éducative à travers la coopération
3.1 Observer les pratiques coopératives
3.1.1 Les éthogrammes
3.1.2 Le carré
3.1.3 La toile d’araignée
3.2 La démonstration d’une coopération grandissante
3.2.1 Des élèves qui majoritairement coopèrent
3.2.2 Des élèves satisfaits
3.2.3 Le cadre coopératif du point de vue des professeurs
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