Le 12 février 1989, le président de la République F. Mitterand est l’invité de l’émission « sept sur sept » sur TF1. A un moment où la politique française accorde une grande importance à l’éducation nationale, monsieur le président prononce alors ces quelques mots : « Etre enseignant, ce n’est pas un choix de carrière, c’est un choix de vie ». Aujourd’hui cette phrase raisonne particulièrement en moi. A fortiori, je suis en passe de devenir enseignant d’EPS et je ne suis pas réellement satisfait par les explications que je donne à ce « devenir ». Il est évident que je suis passionné par le sport en général, que j’aime avoir des interactions. En revanche je reste persuadé que si je n’avais pas choisi de devenir enseignant d’EPS, j’aurais été enseignant d’autre chose. En somme, j’ai besoin de devenir enseignant, mais quels sont les déterminants de ce « choix » professionnel ? J’ai le sentiment que des raisons plus profondes me poussent à le devenir, c’est pourquoi la psychanalyse m’intéresse particulièrement pour tenter de trouver des réponses là où d’autres sciences se refusent d’aller chercher. Mon étude tente alors d’éclaircir un peu de ce qui nous fait devenir enseignant veut contre balancer l’affirmation de Rochex (1995) qui dit qu’on sait « fort peu de choses sur l’entrée dans le métier d’enseignants du second degré ». Blanchard Laville (2001) pose d’ailleurs cette question : « qu’est ce qui décide du choix vocationnel ? ». Cette formulation m’intéresse évidement de par sa contradiction. Une vocation au sens commun suppose que le sujet ne se l’explique pas, qu’il est « voué à », comme si quelque chose d’étranger l’avait choisi à sa place, comme si il était spectateur du chemin qu’il prend. Or, peut on encore utiliser le mot « choix » dans ce cas ? Là est la contradiction. Il l’a bien choisi oui, mais la partie de lui, responsable de ce « choix » n’est peut être pas accessible, je peux alors me demander si son inconscient ne serait pas à l’origine de ce « choix ». En ce sens, Freud (1926a) affirme que l’inconscient est inaccessible, associé à des événements trop douloureux. Je peux alors faire interagir ces idées en me demandant si il n’existerait pas un lien entre l’histoire de vie et le « choix » professoral dans une perspective où cette histoire, qui parfois fait subir au sujet d’importants traumatismes, donnerait des raisons inconscientes au sujet de devenir enseignant et plus particulièrement enseignant d’EPS ce qui rapprocherait ce «devenir enseignant » de la notion de symptôme. « Le sujet se découvre produit de son histoire, notamment de son histoire familiale, en tant que cette histoire lui a fourni à la fois des déterminants symboliques et des expériences traumatiques singulières (Brousse, 1997). En poursuivant ce raisonnement, le fait de devenir enseignant et plus particulièrement enseignant d’EPS relèverait du symptôme, le sujet serait voué, conduit à devenir enseignant en fonction de traumatismes antérieurs et de fait, confirmerait la formule de Freud (1933) selon laquelle « le moi n’est pas maître dans sa maison » et celle de Blanchard Laville (2001) selon laquelle « les sujets ont leurs raisons ».
Devenir enseignant et plus particulièrement enseignant d’EPS relève-t-il du symptôme ?
Voici la question que je me pose lorsqu’un jour je cherche à faire le listing des bonnes raisons pour moi de devenir enseignant et enseignant d’EPS en cette année de concours. Il y a pléthore d’arguments sur ma feuille mais aucun d’entre eux ne me satisfont pleinement. Je les trouve superficiels et trop évidents, trop universels. On peut à titre d’exemple y lire « j’aime le sport en général », « j’aime le contact avec les jeunes », « j’aime transmettre ». Je serais prêt à parier que nombre d’enseignants inscriraient ces mêmes raisons spontanément si la question leur était posée. Or, ce que je cherche est une réponse personnelle, ma raison, celle qui est évidente pour moi mais dans laquelle les autres ne se retrouvent pas spontanément. A ce propos, Krieshok (2009) écrit que « le choix d’une carrière professionnelle est aujourd’hui reconnu comme le produit de processus tant rationnels qu’inconscients » ce qui légitime la place de la psychanalyse dans ma question. Labridy (1997) écrit que « la psychanalyse part du postulat que l’activité motrice a une cause inconsciente qui ne se confond pas avec le sens que le sujet lui donne consciemment », j’écrirai pour mon travail que « la psychanalyse part du postulat que le « devenir enseignant » a une cause inconsciente qui ne se confond pas avec le sens que le sujet lui donne consciemment. » Jaurès (1964) écrit qu’« on enseigne pas ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est ». Et bien au filtre de ma recherche, je peux comprendre qu’on ne devient pas enseignant pour ce que l’on sait ou ce que l’ont croit savoir : on devient enseignant et on ne peut le devenir que pour ce que l’on est. Et encore, pour revenir au traumatisme et à cette belle formule en l’écoutant différemment, on n’en saigne pas de ce que l’on sait ou de ce que l’on croit savoir : on n’en saigne et on ne peut en saigner que de ce que l’on est. Dan Millman dans son roman en 2009 tient cette formule « incarne ce que tu enseignes, et n’enseignes que ce que tu incarnes ». Dans mon étude, le sujet devient enseignant, comme incarnation de ses traumatismes intimes. Je peux penser qu’il incarne ce qu’il enseigne, ou bien plus, il incarne « ce qu’il en saigne », «ce de là où il saigne » en devenant enseignant en tant que symptôme d’un traumatisme. Il s’agit, en reprenant une belle formule de Michel FIZE (2006), de « mieux connaître pour mieux comprendre et mieux comprendre pour mieux aimer » mon devenir enseignant.
Compte tenu de la subjectivité de la réponse que je cherche et de mon renoncement à me contenter de réponses universelles, j’ai pour toutes ces raisons été attiré par la psychanalyse qui s’intéresse à la subjectivité du désir, à l’inconscient, à l’enfoui, au sujet lui-même sans tirer vers la généralisation. Par ailleurs, je me rends compte que cette discipline m’apporte un nouveau regard sur mon parcours et me permet de formuler des réponses possibles à toutes mes questions auxquelles je n’aurais sans doute jamais pensé avant.
Mon enfance, entre traumatismes et symptômes, quid du « devenir enseignant» ?
Je vais tenter de faire le lien entre des événements qui peuvent être jugés comme potentiellement traumatisants, des symptômes qui ont pu se remarquer à ce moment et l’impact sur mon parcours que je jugerai comme atypique et sur éventuellement mon « devenir enseignant ». Il s’agira donc de mettre en pratique un certain « après coup » selon Blanchard Laville (2002), en d’autres termes, « regarder dans mon trajet passé à la lumière d’aujourd’hui en essayant de lui conférer un sens, de l’élaborer à la lumière du présent ». En premier lieu, je suis le dernier des trois garçons de mes parents. Peut être que cette simple naissance peut déjà constituer un traumatisme, celui d’être le dernier. D’ailleurs, n’estil pas dérangeant ce terme de « dernier de la famille » ou « du petit », éternellement dernier de la fratrie au moins, éternellement plus petit que ses grands frères. Le dernier est celui qui fait tout après les autres et qui doit marcher dans leurs pas. Il ne créé rien, il ne découvre pas, il suit, il doit « faire comme » ou faire aussi bien. Il est en retard chronologiquement, sur les autres qui ont grandi et qui ont déjà tellement construit avant lui. Alors en tant que « petit dernier », si je veux exister individuellement, je ne dois pas me conformer et faire différemment, comme par exemple faire du sport, ne pas fumer, ne pas boire, passer le bac S et faire de longues études pour devenir enseignant d’EPS. Etre le dernier pour moi a donc été une force et fait mon originalité à laquelle je tiens particulièrement. Chacun de ces éléments spontanément écrits – et il y en aurait beaucoup d’autres – sont propres à moi et n’ont aucun point commun avec les autres membres de ma famille. Par ailleurs, sur le même sujet, Wolff (2012) montre que plus la famille est nombreuse, moins elle a de capital et moins elle a d’argent pour chaque membre, moins elle est riche et plus elle s’appauvrie. Etre le dernier de la famille c’est aussi, dans une famille modeste, agrandir par soi même la famille et peser négativement sur elle en l’appauvrissant. Wolff (2012) montre qu’il y a de vrais avantages à avoir une famille nombreuse ; les grands développent des compétences particulières, ils s’occupent des plus petits. Du reste, de qui est ce que je peux m’occuper, moi le dernier ? En suis-je donc capable ? Ma responsabilité, mon importance en termes de rôle à jouer n’est-elle pas amoindrie ? Je peux nuancer ces questionnements puisqu’il n’y a selon moi pas de déterminisme, je ne suis pas voué à être triste simplement de par ce rang dans la famille et je ne suis pas dans cette publication exhaustif à propos de mes traumatismes. D’ailleurs, Rohrer et ses collaborateurs (2015) montrent qu’il n’y a pas de lien entre le caractère et le rang de naissance. Le caractère, comme l’état moral évolue, au fil de la construction du sujet. Cette étude va dans le sens inverse de nombreuses autres publications qui tentaient de généraliser ce qu’est un aîné ou un cadet.
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Table des matières
I. INTRODUCTION
II. MON IMPLICATION
II.1. Devenir enseignant et plus particulièrement enseignant d’EPS relève-t-il du symptôme ?
II.2. Mon enfance, entre traumatismes et symptômes, quid du « devenir enseignant»?
II.3. Mon adolescence et le collège, entre traumatismes et symptômes, quid du « devenir enseignant » ?
II.4. Mon adolescence au lycée, entre traumatismes et symptômes, quid du « devenir enseignant » ?
II.5. Ma vie aujourd’hui, entre traumatismes et symptômes, quid du « devenir enseignant » ?
II.6. Quid du « devenir enseignant », symptôme d’une vie traumatisée ? Le « désir d’en saigner », de la plaie béante ; ou bien « devenir « un » n’en saignant plus », pensement sur cette plaie.
III. QUELQUES PRESUPPOSES
III.1. Devenir enseignant, un « méta-symptôme »
III.2. Les traumatismes, faisant du « devenir enseignant » un « d’eux venir en saignant » et du « je suis enseignant » (verbe être), un « Je suis en saignant » (verbe suivre).
III.3. On est enseignant. Est-ce qu’on naît en saignant ?
III.4. Devenir enseignant, symptôme d’un traumatisme refoulé
III.5. Devenir enseignant, symptôme en tant que demande
III.6. Devenir enseignant, symptôme entre jouissance et narcissisme impliquant le corps
III.7. Devenir enseignant, symptôme de traumatismes vécus avec le monde adulte
III.8. Devenir enseignant, symptôme du manque
III.9. Devenir enseignant, la pensée rigoureuse comme symptôme d’une vie traumatisée
III.10. Devenir enseignant, symptôme en tant que fruit de l’identification à l’enseignant, à l’agresseur, au sauveur, à l’élève
III.11. Devenir enseignant, symptôme d’un « soi élève » traumatisant
III.12. Devenir enseignant en tant que sublimation, symptôme d’un traumatisme dans la sphère amoureuse
III.13. Devenir enseignant en tant que sublimation en se réorientant professionnellement, symptôme d’un traumatisme dans un métier précédent.
III.14. Devenir enseignant, symptôme d’un traumatisme lié au genre
III.15. Devenir enseignant, un non choix pour « faire comme » les parents et « d’eux venir en saignant »
III.16. Devenir enseignant, un symptôme en tant que « lieu de fuite »
III.17. Devenir enseignant, un symptôme de l’accroche du sujet à un objet « bouée de secours » lors de son traumatisme
III. 18 Devenir enseignant, un symptôme du traumatisme d’être divisé par le langage
III.19. A quoi servent ces présupposés
IV. QUESTION DE RECHERCHE
V. LES CONCEPTS CLES
V.1. La psychanalyse
V.1.1. Le sujet divisé entre l’inconscient et le conscient
V.1.2. L’inconscient, le préconscient, le conscient
V.1.3. Le Ça, le Moi et le Surmoi
V.1.4. Le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire
V.2. Le symptôme
V.3. Le traumatisme
V.4. La jouissance. « Etre enseignant », « Etre en saignant », du côté de la jouissance
V.5. Pulsion et désir. « Devenir enseignant », « d’eux venir en saignant », du côté du désir
V.6. La demande
V.7. Enseigner, devenir enseignant. L’enseignement, l’enseigne ment.
VI. DEUX AUTEURS FAISANT ECHO A CETTE RECHERCHE
VI.1. Jacques Natanson
VI.2. Claudine Blanchard-Laville
VII. METHODE CLINIQUE
VII.1. La clinique
VII.2. Méthode clinique d’orientation psychanalytique
VII.2.1 Précision d’une conviction
VII.3. Recueil de données
VII.4. L’interprétation de discours
VIII. L’ETUDE DE CAS
IX. LE CAS MARIE
IX.1. Présentation de Marie
IX.2. Construction du cas
IX.2.1. Ce que Marie dit d’elle
IX.2.2. Ce que Marie dit de sa famille
IX.2.3. Ce que Marie dit de ses collègues
IX.2.4. Ce que Marie dit de ses élèves
IX.2.5. Ce que Marie dit de l’EPS
IX.2.6. Ce que Marie dit du traumatisme de la mort de sa mère
IX.2.7. Ce que Marie dit du traumatisme de l’agression sexuelle
IX.3. Marie parle de l’influence de ses traumatismes sur son devenir enseignant et sur la façon d’exercer son métier
X. DISCUSSION
X.1. Devenir enseignant en tant que symptôme de ses traumatismes pour éviter que les élèves ne les vivent à leur tour.
X.2. Devenir enseignant en tant que symptôme du traumatisme du décès de la mère et de son « désir fantôme »
X.3 Devenir enseignant via une multitude de groupes utilisés comme des objets transitionnels, en tant que symptôme de ses traumatismes.
X.4 Devenir enseignant en tant que symptôme de ses traumatismes, un « lieu de fuite » idéal pour « voir, se faire voir, être vu »
X.5 Devenir enseignant en tant que symptôme de ses traumatismes pour cacher sa féminité
X.6. Devenir enseignant, un « lieu de fuite » idéal pour une « jouissance du blabla. », symptôme de ses traumatismes.
X.7. Devenir enseignant, un « lieu de fuite » idéal pour parvenir à se faire aimer, symptôme de ses traumatismes.
X.8. Des traumatismes qui impactent aussi la structure de Marie et sa manière de mobiliser le langage.
X.9. L’« AS », un signifiant maître
XI. MON IMPLICATION EN COURS DE RECHERCHE
XI.1. Marie, son Réel, son transfert et moi.
XI.2. Des difficultés
XI.3. Je connais mieux la question du viol
XI.4. Un parallèle surprenant ente moi et Marie
XI.5. Un lien entre mon « devenir enseignant » et mes traumatismes
XI.6. « Devenir enseignant », un « lieu de fuite » face à l’abandon
XI.7. « Devenir enseignant », un « lieu de fuite » propice à la parole
XII. PERSPECTIVES PROFESSIONNELLES
XII.1. Retrouver le désir d’enseigner, d’en saigner
XII.2. Retrouver le sens
XII.3. Relativiser au jour le jour
XII.4. Mieux guider et accompagner l’élève dans son orientation
XII.5. Garder une âme d’élève
XIII. CONCLUSION
XIV. BIBLIOGRAPHIE
XV. ANNEXES
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