Développement des cancers
Oncogenèse
La cellule eucaryote est régie par une multitude de gènes ayant pour fonction de maintenir l’intégrité du génome, de contrôler la prolifération cellulaire et de réguler son métabolisme. Certaines instabilités génétiques et épigénétiques peuvent amener à des mutations de ces gènes, entraînant une dysfonction de la cellule et sa transformation en cellule tumorale. Les sources d’instabilité génétique amenant de telles transformations sont nombreuses et regroupent, entre autres, les rayonnements ionisants, les protéines virales oncogènes, mais aussi un état métabolique altéré, résultant de l’accumulation de facteurs oxydants (Alexandrov et al., 2013).
Les altérations génétiques ainsi présentées par les cellules tumorales leur permettent d’acquérir de nouvelles capacités, et ses capacités ont été décrites par R. Weinberg comme des caractéristiques intrinsèques des cellules tumorales (Hanahan and Weinberg, 2011). Parmi ces caractéristiques, on retrouve un potentiel prolifératif illimité, une insensibilité aux signaux inhibant la croissance, une capacité d’invasion tissulaire et un potentiel métastatique, une insensibilité aux signaux pro apoptotiques, une autosuffisance en signaux de croissance, une dérégulation du métabolisme énergétique, un échappement immunitaire et une induction de la néo angiogenèse.
Ces caractéristiques sont plus ou moins importantes en fonction des tumeurs et de leurs histoires naturelles, et aboutissent à des degrés variés d’agressivité ainsi qu’à des capacités variables d’invasion métastatique, de néo-angiogenèse et de résistance au système immunitaire.
Antigènes tumoraux
Du fait de leur altération génétique, les cellules tumorales expriment donc des protéines qui diffèrent des protéines du soi, normalement exprimées par les cellules saines. Ces protéines mutées peuvent être qualitativement différentes des protéines non mutées, mais peuvent aussi résulter d’une surexpression d’une protéine normale. Dans ces deux cas, elles peuvent être considérées comme des antigènes tumoraux. Les antigènes tumoraux sont classés en plusieurs catégories, selon leur spécificité vis-à-vis de la tumeur, leur immunogénicité et leur origine.
P. van der Bruggen et al. ont élaboré une base de données ayant pour objectif de rassembler les nombreux antigènes ainsi mis en évidence. Cette base de donnée est disponible sur internet (Bruggen et al., Peptide Database, Cancer Immunity, http://cancerimmunity.org.gate2.inist.fr/peptide/), et est régulièrement mise à jour (dernière mise à jour : octobre 2015). On y distingue plusieurs classes d’antigènes : les antigènes associés aux tumeurs (TAA), qui sont les protéines du soi surexprimées par les cellules tumorales mais dont l’expression n’est pas restreinte à la tumeur ; et les antigènes spécifiques des tumeurs (TSA) qui sont, pour leur part, absents des cellules non malignes.
Les TSA, ensuite, peuvent être de plusieurs origines différentes :
– Les antigènes de la famille cancer testis, souvent assimilés aux TSA, sont normalement exprimés par les cellules d’origine testiculaire et les cellules placentaires. Cependant, ces tissus sont des sites immunoprivilégiés et n’expriment pas de molécules de classe I du CMH à la surface de leurs cellules. NY-ESO-1, PRAME, CT83, SSX2 et la famille MAGE, sont les principaux représentants de cette famille et sont partagés par de nombreux types de tumeurs (Chen et al., 1997; Ikeda et al., 1997; Smith and McNeel, 2010). Le premier antigène tumoral décrit chez l’homme dans le mélanome (MAGE-1) appartient à cette catégorie (Bruggen et al., 1991).
– Les antigènes viraux : plusieurs virus, tels que le papillomavirus (HPV) de 16 ou 18 pour le cancer du col de l’utérus ou le virus de l’hépatite B pour les carcinomes hépatocellulaires, sont impliqués dans la transformation maligne des cellules infectées, via les onco-protéines virales. Ces protéines peuvent être apprêtées et présentées par les cellules néoplasiques, constituant ainsi des antigènes spécifiquement associés aux tumeurs (Boon et al., 1997). Les protéines E6 et E7 d’HPV 16, par exemple, sont exprimées par les cancers HPV-induits.
– Les néoantigènes, qui sont des protéines mutées hautement spécifique de la tumeur. Ils incluent les protéines mutées CDK4, p53, β-caténine, p53 ou caspase 8 (Ito et al., 2007; Mandruzzato et al., 1997; Robbins et al., 1996; Wölfel et al., 1995) dont les fonctions physiologiques permettent la régulation du cycle cellulaire, la prévention de l’apparition de tumeurs, de la survie cellulaire ou de l’apoptose. Lorsque ces protéines sont mutées, le risque de cancer est fortement accru, faisant d’elles des antigènes largement répandus dans plusieurs types de cancers. Par exemple, plus de 50% des cancers présentent une mutation de p53 (Surget et al., 2013). Dans certains cancers bronchiques, le gène codant l’ALK, par ailleurs fréquemment muté dans les lymphomes (Passoni and GambacortiPasserini, 2003), subit une fusion avec le gène EML4, aboutissant à la synthèse d’un récepteur tyrosine kinase modifié ALK-EML4, dont l’expression est spécifique des cellules tumorales (Soda et al., 2007), ce qui confère à la tumeur une plus grande sensibilité aux inhibiteurs de tyrosine kinases (Shaw et al., 2013). De même, on observe dans les leucémies myéloïdes chroniques une translocation entre la tyrosine kinase ABL et le gène BCR, aboutissant à la formation d’une protéine chimérique BCR-ABL, constituant un néoantiène spécifique des cellules tumorales présentant à la fois un intérêt diagnostique et thérapeutique.
Parallèlement, le séquençage comparatif d’ADN tumoral versus ADN sain du même patient a permis l’identification de nouveaux néoantigènes. Après identification génomique, ces épitopes sont synthétisés sous forme de peptides puis utilisés pour générer des tétramères permettant l’identification de lymphocytes T spécifiques dans le sang du patient, malgré des fréquences très faibles (Cohen et al., 2015a). L’identification de lymphocytes T spécifiques de ces antigènes montre qu’ils sont bien immunogènes. Ces nouveaux néoantigènes sont hautement variables entre les individus, et doivent être caractérisés pour chaque patient. Ils ouvrent la possibilité d’obtenir pour chaque patient un spectre d’antigènes spécifique de leur propre tumeur, permettant la mise en place d’immunothérapies personnalisées. De plus, la quantification de ces néoantigènes peut être associée pour chaque patient à un pronostic de survie (Schumacher and Schreiber, 2015). En effet, les tumeurs présentant un nombre important de mutation uniques, sont associées à un meilleur pronostic, et à une meilleure réponse aux chimiothérapies (McGranahan et al., 2016). On voit ici que la variété des antigènes tumoraux est très importante, et que chacun de ces antigènes a des propriétés immunogéniques et une distribution inter- et intra-individuelle qui lui est propre. Il est donc essentiel dans le cadre d’immunothérapies ciblées de choisir l’antigène en fonction de toutes ces propriétés (immunogénicité et spécificité), afin d’obtenir la meilleure réponse thérapeutique possible, tout en induisant le moins possible d’effets indésirables. Dans ce contexte, les TSA sont particulièrement intéressants, de par leur haute spécificité vis à vis de la tumeur et leur immunogénicité (Wang and Wang, 2017).
Concept d’immunosurveillance
Malgré l’existence d’antigènes tumoraux, le rôle du système immunitaire dans le développement et le contrôle des cellules tumorales n’a pas toujours été consensuel. C’est P. Ehrlich le premier qui a proposé l’idée d’un contrôle exercé par le système immunitaire sur les tumeurs cancéreuses (Ehrlich, 1909). Cette idée était alors supportée par les travaux de W. Coley qui montraient que l’inoculation d’une toxine, composée de Streptococcus pyogenes et de Serratia marcescens, induisait un taux de réponse de 10% chez les patients atteints de sarcome des tissus mous (Coley, 1906). Parallèlement, D.M. Scott montra qu’il était impossible de transplanter une tumeur dans des souris immunocompétentes. Cependant, les travaux de W.H. Wolgom démontrèrent que le rejet observé était dû à la reconnaissance d’un tissu allogénique plutôt qu’à un rejet spécifique de la tumeur (Wolgom, 1929).
Le concept d’immunosurveillance est réapparu dans les années 1950 avec le développement de souches consanguines de souris, permettant de s’abstraire de la réaction allogénique. Les souris, préalablement immunisées contre les virus oncogènes tel que SV40, développaient une résistance à la greffe syngénique de tumeurs induites par ce virus, mais restaient sensibles à l’apparition de tumeurs induites par un autre virus (Prehn and Main, 1957), montrant ainsi que l’induction préalable d’une réponse immunitaire spécifique d’antigènes associés à la tumeur, permettait de prévenir l’apparition des tumeurs exprimant ces antigènes. Intégrant ces nouvelles connaissances, M. F. Burnet a reformulé le principe proposé par P. Ehrlich de la façon suivante : « Le système immunitaire peut éliminer des néoplasies émergentes si elles expriment un néoantigène, protégeant ainsi l’organisme de l’apparition de cancers » (Burnet, 1957) .
À la même époque, L. Thomas suggéra que l’immunité à médiation cellulaire avait pour rôle de protéger de néoplasies émergentes, afin de maintenir l’homéostasie tissulaire dans les organismes pluricellulaires complexes (Thomas, 1959). Ces notions ont finalement abouti à l’élaboration du concept d’immunosurveillance, proposé par M. F. Burnet selon laquelle le système immunitaire permettait l’élimination ou l’inactivation des cellules mutantes potentiellement dangereuses, et que les lymphocytes y jouaient le rôle de sentinelles (Burnet, 1971). Avec le développement des souris nude athymiques, comme premiers modèles de souris immunodéficientes, apparurent les premières controverses quant au rôle du système immunitaire sur le contrôle des tumeurs. En effet, si les souris nude – dépourvues de lymphocytes T – présentaient une susceptibilité accrue aux cancers viro-induits et aux lymphomes, l’incidence des autres tumeurs, spontanées ou induites par un carcinogène, était la même que chez les souris de phénotype sauvage (Burstein and Law, 1971; Grant and Miller, 1965). Il apparut rapidement que la fréquence élevée des tumeurs viro-induites reflétait en fait une plus grande sensibilité des souris nude aux agents infectieux. Il fut aussi proposé que l’augmentation de l’incidence de lymphomes était en réalité due à la stimulation anormale des lymphocytes, dans un contexte d’infections chroniques (Stutman, 1975). Par ailleurs, R.T. Prehn montra qu’il existait une corrélation entre la dose de carcinogène administré et l’immunogénicité de la tumeur (Prehn, 1975). Puisque les cancers humains résultent le plus souvent d’une longue exposition à de faibles doses d’agents carcinogènes, l’idée selon laquelle les tumeurs émergentes n’étaient pas ou peu immunogènes fut alors proposée. Le concept d’immunosurveillance fut abandonné, et L. Thomas reconnut que les modèles animaux disponibles à l’époque ne permettaient pas de montrer formellement l’existence d’une immunosurveillance du cancer (Thomas, 1982) .
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Table des matières
Introduction
Préambule
Première partie : Développement des cancers
1. Oncogenèse
2. Antigènes tumoraux
3. Concept d’immunosurveillance
4. De l’immunosurveillance à l’immunoédition
5. Controverse de l’immunosurveillance
Deuxième partie : Immunité antitumorale
1. Mécanismes non spécifiques d’antigènes
1.1 Cellules NK
1.2 Cellules NKT
2. Mécanismes spécifiques d’antigènes
2.1 Immunité à médiation cellulaire
2.2 Immunité humorale
2.3 Rôle central des cellules dendritiques
2.3.1 Ontogénie et sous-populations de DCs
2.3.2 Biologie des DCs
2.3.3 Récepteurs exprimés par les DCs
2.3.4 Les DCs dans le contexte tumoral
3. Mécanismes d’échappement tumoral
3.1 Diminution de l’expression des molécules de CMH par les cellules tumorales
3.2 Résistance aux mécanismes cytotoxiques
3.3 Immunosuppression
3.3.1 Synthèse d’indoleamine 2,3 dioxygénase (IDO)
3.3.2 Dérégulation des « immune checkpoints »
3.3.3 Sécrétion de cytokines immunosuppressives
3.3.4 Recrutement de cellules immunorégulatrices
3.3.4.1 Tregs
3.3.4.2 Macrophages
3.3.4.3 Cellules myéloïdes suppressives (MDSCs)
Troisième partie : Immunothérapies antitumorales
1. Immunothérapies non spécifiques
1.1 Cytokines
1.2 Agonistes de TLR & Adjuvants
1.3 Anticorps monoclonaux
1.3.1 Principes de conception des anticorps monoclonaux
1.3.2 Anticorps monoclonaux ciblant des cellules tumorales
1.3.3 Anticorps monoclonaux immunomodulateurs ou « inhibiteurs de checkpoints »
1.4 Thérapies cellulaires
1.5 CAR-T-cells
2. Vaccination thérapeutique
2.1 Choix de l’antigène
2.2 Vaccination cellulaire
2.3 Vaccins non cellulaires
2.3.1 Vaccins peptidiques
2.3.2 Vaccins nucléiques
2.3.3 Inconvénients des formulations peptidiques et nucléiques
2.3.4 Vecteurs dérivés de microorganismes
2.3.5 Vecteurs non viraux
2.3.5.1 Ciblage des DCs via des constructions protéiques
2.3.5.1.1 Constructions basées sur des anticorps
2.3.5.1.2 Constructions basées sur des dérivés de microorganismes
2.3.5.2 Ciblage des DCs via des liposomes
2.3.5.3 Stratégie de lipopolyplexes à ARNm (LPR) mannosylés
Conclusion
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